LES RICHESSES DU FLEUVE


 

Pierre Lachat

Moi j'ai jamais acheté un bateau.

- Il les empruntait...

- Non! Non! Les crues me les amenaient sous forme d'épaves.

- Vous attendiez qu'ils soient échoués?

- Non. J'allais les chercher à la nage.

Un coup j'ai attrapé un ballot de tabliers. J'en ai donné à tout le bas­sin. Cent cinquante tabliers! J'ai été au commissariat de police, ils m'ont dit "Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse de cela? Débrouillez-vous..."


 

Francis Palandre

Tiens, demandez à ma femme combien elle en a nettoyé de poissons.

- Des seaux et des seaux!...

- Pensez, on tenait un café, alors il fallait préparer la friture pour les
clients.

A cette époque il y avait du poisson. Et il se reproduisait; il n'y avait pas besoin d'aleviner.


 

Paul Vallon

En période de crue, il y avait une foule de gens, bien souvent d'enfants, de jeunes et d'adultes aussi, au bord du Rhône avec une corde et un grappin pour amarrer les épaves, amarrer les arbres et les branches qui passaient. C'était utilisé pour se chauffer.

Quand il y avait des crues elles inondaient des chantiers au bord du Rhône et il y avait là du bois, parfois du beau bois de service. Tout cela était emporté. Il passait des bois de valeur: des chevrons, des plateaux.

Ils devenaient propriété de celui qui les attrapait. Le Rhône satisfaisait ainsi un besoin...

Et puis, un fait tout bête: quand les gosses voulaient des ballons, ils attendaient un orage. Alors, ils descendaient au bord du Rhône et ramas­saient des tas de ballons. Pourquoi? Dans toute la vallée, il y avait des ballons qui tombaient dans les bouches d'égouts et qui restaient là; l'ora­ge faisait une chasse et on voyait défiler des ballons sur le Rhône... J'ai toujours attrapé des ballons sur le Rhône les jours d'orage.

Les mères de famille emmenaient les gamins au bord du Rhône pour faire leur toilette et tout enfant, on les accompagnait faire leur lessive au bord de l'eau. Il y avait des bancs de laveuse tout le long des berges. Chaque femme avait son banc.

Maintenant ça n'existe plus tout cela, et ce lien avec le Rhône non plus!... C'est pourquoi je ne suis pas sûr que les générations à venir soient aussi imprégnées de cet esprit rhodanien et aient autant de contact avec le Rhône... Car on naissait pêcheurs au bord du fleuve... On était très fré­quemment au Rhône pour pêcher parce que prendre une friture, d'abord c'était agréable et ensuite ça faisait un plat à la maison. Dans mon enfan­ce, il y avait des femmes de pêcheurs qui passaient dans les rues au porte à porte pour vendre le poisson du Rhône que péchait leur mari. Le Rhône était très poissonneux. Elles avaient des paniers plats à chaque bras, com­me des paniers à fromage. Avec un sacré assortiment: de la friture, des brèmes, quelque fois un brochet, des barbeaux (il y avait beaucoup de barbeaux).

Mon arrière-grand-père vivait dans une ferme et possédait en quelque sorte une résidence secondaire sur l'île, il disait: "Moi, je n'ai pas de for­tune. Toute ma richesse est dans le Rhône. Quand j'ai besoin de sous, je vais pêcher et je prends du poisson..." Le Rhône apportait effectivement les moyens de vivre à pas mal de gens. D'ailleurs un pêcheur profession­nel avait un banc de poissons sur le marché. La friture du Rhône était renommée! On méprisait la friture de la Saône et la friture des lacs à l'époque... La friture de la Saône "tournait", disait-on, parce que c'est de l'eau morte etc...


 

Janine Rolin

Le matin, avant de partir, les mariniers avaient l'habitude d'aller voir ce qui était coincé dans les palettes des remorqueurs. On y trouvait tou-jours des ballons accrochés. Je n'ai jamais manqué de ballons. Quand les enfants jouaient au ballon au bord du Rhône, il finissait toujours par tom­ber à l'eau, pour se retrouver coincé dans la roue à aube du navire! On transportait du Vermouth pour les Allemands dans des gros tonneaux de cinq cent litres. En route, on enlevait le bouchon, plongeait le tuyau et aspirait le Vermouth dans un arrosoir. Et on remplaçait par un arrosoir d'eau! Quand on arrivait dans les campagnes, on échangeait le Vermouth avec les paysans contre de la nourriture.


 

Jojo Millon

Les Américains bombardaient de si haut que la plupart des bombes tombaient à côté de l'objectif (un triage ferroviaire). Alors il y en avait plein dans les lônes. Et pas explosées. Je me souviens, c'étaient les taulards qui venaient les désamorcer après la guerre...


 

Antoine Reale

On ramassait même parfois des bombes dans le Rhône. Elles étaient tombées pendant les bombardements et n'avaient pas explosé. <On en "ramasse" encore de nos jours>


 

Laurent Raymond

En 1943, une bombe avait explosé en tombant dans le Rhône. Il était blanc de poissons. Les Givordins les ont récupéré...

A la gare d'eau, j'en ai trouvé une de bombe... Elle y est toujours par­ce que les scaphandriers, un an après, ne sont pas venus me chercher pour savoir où je l'avais reposée. Ils l'ont pas trouvée parce qu'elle est enterrée dans la vase. Je l'avais sortie en dragant avec le "godet" <espèce de pelle accrochée au bout du câble d'une grue>.

Quand j'ai vu que c'était une bombe, j'ai attendu un moment et com­me ça tenait pas sur les freins je l'ai reposée délicatement!


 

Gérard Bosc

On en a bien trouvé encore récemment quand on a fait la restitution du canal de Pierre Bénite à Ternay.


 

Antoine Reale

A l'entreprise Tournaud on a démoli les piles du pont de la Méditerra­née qui avait été détruit par les bombardements. Une autre entreprise tra­vaillait au-dessus de nos têtes pour reconstruire le nouveau pont. A chaque fois qu'on faisait exploser une mine ça tuait les poissons dans un rayon de deux à trois cents mètres. Un scaphandrier descendait (Merlan-chon de Condrieu), minait les grosses pierres du fond et on les faisait sau­ter à la magnéto après... C'est là que le Rhône était blanc de poissons. Les gens en ramassaient jusqu'à Vienne . On voyait des poissons qu'on n'aurait jamais péché dans le Rhône, des lamproies par exemple; on les appelait des "fifres à grelot"... Des carpes énormes aussi... On ne se serait jamais douté qu'il y avait de si gros poissons dans le Rhône.

Des poissons chats? Non, pas dans le Rhône, mais dans le Bassin et dans l'écluse, là, oui, il y en avait... L'écluse qui permettait d'entrer dans le Bassin.

Quand le Rhône montait, qu'il chassait les poissons dans les eaux calmes, dans l'embouchure du Gier c'était la lutte pour avoir une place. A ce moment là il s'en prenait des kilos par jour.

Quand Merlanchon descendait c'est moi qui tournait la roue pour lui envoyer de l'air. Un jour je me suis dit "tiens je pourrais essayer de des­cendre en scaphandre..." Je suis pas resté longtemps parce que c'est vachement impressionnant. T'es enfermé... L'eau était claire et on voyait bien le fond tout caillouteux (des galets), les poissons en banc qui se pro­tégeaient du courant derrière la pile du pont. Des carpes énormes... D'ailleurs les pêcheurs savent qu'il faut toujours pêcher dans une rize...

A midi je rentrais manger en barque et je remontais le courant à l'arpi. Je passais d'un épi à l'autre, d'une zone de calme à une autre.


 

Laurent Raymond

Un samedi matin, Merlanchon descend après avoir fait "p'ter", et puis il remonte: "Donnez-moi un fil de fer de trois mètres de long!.." On se demandait "Qu'est-ce qu'il va faire là au fond?" Et puis il ne remontait plus! Une heure, deux heures: il restait toujours au fond!...

Il enfilait les ablettes au fil de fer! Et pendant tout ce temps le préposé pompait, pompait à la manivelle!

Des lamproies, on en a vu beaucoup à Fourques, vers Arles, quand on a nettoyé la prise d'eau du barreau de Languedoc; on les utilisait pour attraper les sandres (le montage: comme flotteur, une bouteille de limona­de bouchée, cinquante centimètres de fil, un émerillon, un mètre de fil et un hameçon auquel on accroche la lamproie); quand le sandre était pris, il venait au bord; quand il touchait le fond il ne bougeait plus.


 

Antoine Reale

La grue retirait des matériaux du fond, les chargeait dans des "saussacs" (des espèces de bateaux plats) que le remorqueur "Henri Girardon" emmenait pour les décharger à la pelle dans les endroits plus profonds. On cassait les gros morceaux à la masse. C'est là qu'on doublait notre paie, parce que le pont de la Méditerranée avait été construit tout en fonte aciérée et le patron nous avait autorisé à vendre toute la fonte qu'on récu­pérait. Le patron ne s'était pas rendu compte du tonnage. Et cela a duré un an...

Un jour (c'était la guerre froide et certains d'entre nous militaient au parti communiste), le commissaire accompagné de cinq agents est venu nous attendre au quai de déchargement de la fonte. On lui a fait télépho­ner à notre patron pour qu'il ait la confirmation qu'on avait l'autorisation. Déjà à ce moment là ils voulaient me coincer... <Antoine a été expulsé de France quelques temps plus tard pour militantisme politique... >

On jaugeait le fond à la main à partir d'une barque des Ponts-et-Chaussées. On partait de Vernaison jusqu'à Condrieu. Pour dresser le profil du fond. Et on s'arrêtait aussi car il y avait des guinguettes tout le long des berges. On mangeait la friture et le fromage blanc. On peut dire qu'une génération a pris naissance entre les deux berges là... René mesu­rait la profondeur avec la grande perche graduée et moi je ramais.


 

Gérard Bosc

Quand on a démoli le barrage de l'île Barbe à Lyon <sur la Saône>. C'est pas Raymond qui avait touché la "citrouille"? C'était un barrage mobile, ils le couchaient ou le relevaient; c'était des "aiguilles " en bois pour régler le niveau; on en enlevait ou en remettait; et au milieu il y avait la "citrouille", une espèce de pile en maçonnerie pour assurer la sta­bilité du tout. Elle ne dépassait que d'un mètre cinquante de la surface.

Pendant les crues il fallait coucher les éléments; c'était dangereux. On a démoli le radier (une dalle au fond qui soutenait tout le système). Les hommes grenouille venaient.

Le père Tournaud avait fait faire un ponton en béton! Et il flottait. Il a fini par couler, abimé par les chocs contre les piles du barrage qu'on démolissait <à Collonges>


 

Jeannot Vinson

C'est René qui m'a fait entrer à la boîte. J'ai commencé un soir de crue. Il fallait donc monter la garde. Je me rappelle, c'est lui qui ramait, il me montra la bitte d'amarrage et me dit: "Tu vois ça? Tu prends la corde, t'écartes les jambes et tu la manques pas et tu fais vite deux tours." Fallait

pas se louper car sinon on passait sous le flotteur.

Un jour le barquot (la barque) avait coulé avec moi dessus. Mais j'avais réussi à sauter sur le ponton. Les autres croyaient que j'étais noyé et ils se demandaient "Comment on va faire pour avertir sa femme?" Les uns après les autres disaient "Moi j'y vais pas ..."

Et quand ils m'ont vu ils ont dit "Oh! Ce petit con! Il est là!" Ah ils étaient soulagés. Ils ont respiré.

On travaillait sur la tôle. En été c'était brûlant. On arrosait régulière­ment avec la "tinette" (un seau avec une corde pour tirer l'eau). On s'en servait pour s'alimenter en eau pour le pastis. On regardait pas les microbes à l'époque. En hiver, par moins 22°C, les embruns gelaient.


 

Antoine Reale

Je péchais à "la tirette" de l'autre côté du Rhône, sur le gravier en amont du pont de Chasse. Avec une "canelle" ordinaire, un fil au bout et "tu mettais dix, douze, quinze crochets, des asticots, tu laissais courir et puis... tac, tu ferrais. Tu ramassais trois ou quatre poissons à la fois. Tu sais, les grosses "sardines" ..."

Quand les anguilles remontaient le Rhône elles sortaient du fleuve pour traverser sur la terre ferme en direction des lônes. Alors on en profi­tait. La nuit, on les attendait avec une fourchette et la lampe électrique...

C'était une île où il y avait beaucoup de lapins.

Julot, qui connaissait le Rhône comme sa poche, me dit ce jour là: "Aller You, on prend le bateau, aujourd'hui on va pas aux poissons, on va faire un tour sur l'île...

- Entre les arbres? On va se faire coincer!..

- Tu verras!"

Faut le voir pour y croire. Les lapins avaient du se sauver devant l'inondation. Une seule issue possible pour eux: les arbres. On avait plus qu'à les cueillir! Ils s'étaient réfugié dans les branches...


 

Robert Defour

Pourquoi ma tante appelle-t-elle la roue à aube du moulin "roue de pêche"? ("Cela faisait du bruit cette roue" dit Juliette Costet. "Je me rap­pelle qu'on disait: "tiens ils ont mis la roue de pêche en marche" rien qu'en l'entendant") La "roue de pêche" entraînait un courant, il y avait toujours une rizée pour les truites et les carnassiers. Les déchets de blé du moulin qui tom­baient, ça "engrainait"... Il y avait toujours énormément de poissons là...


 

Juliette Costet

Mon père a beaucoup péché! Et puis il y avait toutes sortes de pois­sons. D'abord ils avaient plusieurs systèmes de pêche. Ils avaient les nasses, ils avaient... les filets.

Bien souvent ma mère était pas contente, elle disait: "Ça y est! On prépare les filets! Hon! C'est pas croyable! Qu'est ce qu'on va faire de tous ces poissons? Il faut courir de partout pour les vendre pour pas que ça se gaspille..."

Mais mon père, quand il avait cette idée, il fallait qu'il y aille... Une passion quoi... Et l'hiver, je les voyais racommoder les filets... Mon père faisait beaucoup de réparations de filets à provisions, d'épuisettes pour attraper le poisson dans le bachot.

On mangeait beaucoup d'anguilles pêchées à la nasse.


 

Robert Defour

On coulait la nasse au passage d'eau des barrages des lônes. L'anguille était obligée de passer là... <Même technique de pêche que les pêcheurs de saumon dans la Loire>

On prenait aussi d'autres poissons.


 

Juliette Costet

Si on avait voulu, on aurait pu vivre exclusivement des poissons du fleuve.


 

Robert Defour

Le contrat d'embauche du grand-père stipulait que le meunier ne devait pas leur fournir du saumon plus de trois ou quatre fois par semai­ne. C'était sur l'Allier..

Dans le Rhône il y avait des black-bass que maintenant on ne trouve plus.

Les poissons chats? La grand-mère râlait parce qu'il fallait les peler, ça piquait...

Il y avait la friture d'ablette et la friture d'alose.

- La friture d'alose? Ah oui! Les aloses remontaient...

- Dès qu'il y a eu les barrages elles n'ont plus remonté le Rhône... Après le barrage de Donzère-Mondragon c'était fini... Les anguilles aussi ont moins remonté. Tu te rappelles les anguilles qu'ont prenait à la nasse?


 

Juliette Costet

On choisissait son poisson! On rejetait les autres.

On aimait bien ces grosses plates. On les fendait comme ça, elles étaient frites de chaque face. On avait pas peur de salir le fourneau à l'époque, c'était chouette finalement. C'était chouette!

-Pourtant, aujourd'hui, les gens ne mangent pas les brèmes car elles ont trop d'arêtes; Il faut les manger grosses. Les petites, ce sont de vrais peignes. Je me rappelle c'était bon. Et c'est tout juste si la queue ne remuait pas dans la poêle... C'était frais!

On mangeait des fritures de perches soleil...

- De perches soleil? C'est pas immangeable ça?

- Un poisson pour le régal des yeux, bien sûr, mais c'est pareil que la perche. Un poisson d'ornement si vous voulez, c'est pour cela qu'on n'ose pas le manger peut-être.