LES PIRATES Paul Vallon Les pirates
du Rhône, c'est tout un monde assez fermé et assez particulier qui n'a rien
à voir avec la piraterie en mer. Le piratage dans le Rhône consistait simplement à prendre du poisson en fraude. La plupart des Rhodaniens ont piraté. C'est dans le sang aussi. Francis Palandre Lorsque
j'étais enfant, le soir on aidait les pêcheurs à partir dans la nuit. Des
pêcheurs... Enfin... Des pirates quoi!... Dans la
barque, le "patron" ramait, l'autre poussait avec la
"trique" entre la barque et le bord; deux autres, sur la berge,
tiraient le bateau avec une corde. Fallait
connaître le Rhône, en pleine nuit! Les vieux étaient forts pour s'orienter,
il faut le reconnaître! Parfois, dans le noir, je ne savais pas où j'étais.
Et quand il y avait du brouillard!... Le pire, c'était les moustiques! On
remuait les vorgines et il s'envolait des nuages de moustiques! Chaque
"coup" de filet avait un nom. Il y avait le "coup du
bec", le "coup de la pancarte" etc .. Ils n'avaient
pas de tolets pour les rames. C'étaient des lanières de cuir. Quand ils
heurtaient les digues, les rames coulissaient. Et ils mouillaient le cuir
pour que ça ne fasse pas de bruit... Ils enlevaient aussi le bout métallique
de l'arpi ("la trique") pour ne pas faire de bruit. Parfois ils
se faisaient attraper. Alors, c'était le tribunal. Je me rappelle que mon
père, une fois, a dit au juge:"Vous jugerez toute votre vie, moi, je
pécherai toute ma vie..." Alors, on a
payé l'amende! Et pour la payer, il fallait pêcher encore plus. Quand on
péchait avec de vieux pirates, tant que les caisses
étaient pas pleines, tu rentrais pas ! Les filets
étaient à la maille pour la petite friture. Les gros, on les reje-tait.(!) On en gardait un peu pour les pêcheurs à la ligne
qui attendaient de bonne heure sur la berge. On leur en jetait alors deux ou
trois: bro-chets,anguilles... Dans le vieux
temps les gardes-pêche étaient moins méchants. Après, c'est devenu dur. Ils
nous tiraient dessus! Ils se sont arrêtés de pirater pour ça. C'était trop
dangereux et quand on se faisait prendre c'était trop cher... Si ça
permettait de vivre? Oui... On vivait dur, mais on vivait. Malgré tout, les
pirates avaient un autre travail à côté. Quand on avait péché toute la nuit,
il fallait aller au boulot le lendemain, c'était dur! Quand on
avait jeté le filet vingt ou trente fois dans la nuit, au retour, il fallait
l'étendre, le faire sécher, le replier et... repartir le soir. L'été, parfois,
on péchait tous les soirs. Pas de repos! Les filets,
on les achetait. Vendus par des spécialistes... Avec une maille de six
millimètres! Cinquante mètres de long, cinq mètres de large. C'était cher à
acheter! Alors quand les vieux se faisaient choper, on leur confisquait leur
filet. C'était le drame! On mettait des bouchons en haut et des pierres en
bas. Des pierres, pas des plombs qui roulaient le filet comme une corde. Selon que les
eaux étaient basses ou pas, les coups étaient faisables ou pas. Des fois,
les pêcheurs à la ligne balançaient des troncs d'arbre dans les lônes pour
nous gêner. N'importe comment, c'étaient pas les
pêcheurs à la ligne qui pouvaient fournir les cafés... On aimait
cela... Une nuit de quatorze juillet, on a descendu le fleuve dans Givors en
plein feu d'artifice. En passant sous le pont de Chasse on a mis nos caisses
à poissons sur la tête car les flics, sur le pont, nous lançaient des
pierres. Tandis que maintenant, je ne sais pas s'il ne
sortiraient pas le fusil! On prenait
cent à cent vingt kilos par nuit! Il fallait satisfaire les commandes. Tout
le monde était complice: les restaurateurs que l'on fournissait et ceux qui
mangeaient le poisson. Il y avait même des gardes-pêche de mèche avec les
pirates! Un jour de pâques, on faisait un concours de boules pas loin d'une
guinguette de Loire-sur-Rhône. La patronne nous a envoyé chercher: son café
était plein et elle n'avait plus de poisson! Alors, sous la protection de la
patronne du bistrot, on a été faire les lônes de Loire. En plein jour! Là
elle a tout pris! Les gros, les petits, les perches soleil, elle a pris tout
ce qu'il y avait et elle nous a payé le casse-croûte. On fournissait beaucoup de cafés le long du Rhône. L'hiver, où on péchait surtout dans les lônes, on vendait aux halles et aux friteurs de la Quille. Paul Vallon Rue de la
Guillotière à Lyon, il y avait des friteries, des petits commerces dans
lesquels on ne faisait que de la friture. Ils vendaient LA friture du
Rhône, bien sûr, et aussi tout ce qui pouvait se frire: de la morue frite,
de la tripe frite, des beignets, tout ce qui passait dans l'huile de friture.
En ce qui concerne les petits poissons, ces friteries étaient ravitaillées
par les pirates du Rhône... A la
Mulatière, au bord du Rhône, il y avait plein de petits restaurants à
fritures. Il y en avait tout le long du Rhône... Approvisionnés par les
pirates. C'était assez
piquant de "pirater" le jeudi parce qu'on pouvait se faire
attraper par le garde-pêche et ça pouvait barder à la maison... Pendant la
guerre j'ai piraté pour manger... J'ai posé des "fils" et j'ai
pris des anguilles. Ce qu'on appelle des "fils", ce sont des lignes dormantes qu'on lance du bord et qui restent la nuit et qu'on revient relever soit dans la nuit soit le matin. Comme cela je prenais des anguilles qui amélioraient l'ordinaire. Janine Rolin Mon père le soir, quand la péniche était arrêtée, il mettait des fils. Il attrapait surtout des anguilles. Laurent Raymond II y en a qui
péchaient au carré et d'autres à la "couble". - A la
"couble"? C'est quoi ça? - Un grand
filet. Sur les
graviers, on péchait les "anchois" <par ailleurs on dit les
"sardines"...> Il y avait toujours un patron de la couble (un filet apte à la pêche industrielle!). Lui quand il péchait, il avait une part de poissons en plus. Pierre Lachat <dit
"Pétrus"> Je péchais au
"carré" avec L.G. à la petite maille pour prendre de la petite
friture (maille de quatre!...). C'était pas
autorisé. Pendant la guerre ça permettait de manger... Maintenant c'est tout pollué. Laurent Raymond Je connaissais un gars qui péchait toujours tout seul... Pierre Lachat Parfois je suis allé pêcher tout seul, mais c'est pénible. Jeannot Vinson Oui c'est
emmerdant, quand tu pêches à deux t'es obligé de partager le bénéfice... <RIRES> Un jour, on travaillait au pont de Serrières, avec Machin (je ne me rappelle plus de son nom). Il me demande d'aller lui donner la main pour pirater. Alors j'y vais. Il disait "Pas de bruit hein?" et c'est lui qui m'engueulait quand j'étais maladroit... Tu parles du bruit qu'il faisait. Je suis rentré fatigué. Il avait fallu tirer le "tramai!" (un filet plus petit que la "couble"), on avait de l'eau jusqu'à la taille; j'avais des cuissardes et l'eau était passée par dessus. Epuisé quoi. Je suis arrivé tout mouillé. J'arrive à l'hôtel: fermé! J'avais oublié de prévenir. Je me suis couché dans la barque de plongée... J'étais gelé!... Je me suis dit:"La prochaine fois, j'éviterai..." Antoine Reale Juste après
la guerre, on avait ramené des grenades allemandes de permission. On est
allés dans la lône, entre l'île du Grand Gravier et Coignet. On avait une
barque et on s'est dit "on va voir ce que produit l'explosion d'une
grenade allemande sur le poisson". On a tiré la goupille et on l'a
lancée. Une grenade allemande c'est en métal avec un grand manche en bois.
Elle a donc flotté un moment avant de couler... Elle était en surface et
flottait en direction de la barque. Il fallait se sauver mais on la voyait
venir vers nous... Finalement elle a coulé et a explosé entre deux eaux. On
a tellement eu peur qu'on n'a même pas ramassé le poisson. Toute la lône
était blanche de poissons!.. Les gars qui
travaillaient chez Prénat ont tout récupéré. On est revenu une demi-heure
après: il n'y avait plus rien!... Là vraiment, c'était de la destruction... Nous on avait
fait cela par expérience, mais il y en avait beaucoup qui pratiquaient cela
couramment avec la pêche au carbure... <Le carbure de calcium, solide
blanc; réagit avec l'eau pour produire de l'acétylène. Il était utilisé par
les mineurs pour leurs "lampes à carbure" bien souvent à l'origine
des coups de grisou (enflammation de la poussière de charbon en suspension
dans l'air qui produit une explosion). La méthode est simple: on met du
carbure dans une bouteille, on rajoute l'eau, on ferme hermétiquement (vous
savez ces fermetures métalliques des bouteilles de limonade...) et on lance
dans la lône...> II faut faire
vite car la réaction du carbure est rapide. Il est parfois arrivé des
accidents... Fin des années quarante, avec René, on avait une combine. On faisait de la friture pour la fête de section. On partait en bateau avec le filet (certainement fourni par C..., de Grigny, un autre "pirate"...) et on revenait avec la friture. A l'époque, on avait toujours fait cela: on allait pirater le poisson pour la fête du parti. On était une dizaine. Une camionnette descendait pour, ensuite, remonter le poisson qu'on avait péché. Toujours la nuit... Un samedi soir, à la fête fédérale <du PCF>, on avait passé toute la friture qu'on avait péché. Il n'en restait plus pour le lendemain... Tu parles d'un succès: la friture et le fromage blanc... Juliette Costet Quand le
Rhône était gros, qu'il passait sur l'herbe, ils péchaient à la
"braconnière". Elle y est toujours au magasin. C'est un immense
filet, une immense poche au bout d'un long manche qu'on poussait devant soi;
alors il y avait de la friture. C'était bon. C'était
pas autorisé comme pêche... C'était pas permis de pêcher la nuit... Mais toujours ils y allaient la nuit... Mon père a eu plusieurs fois des amendes et ma mère disait:"C'est bien fait! T'avais qu'à pêcher quand c'est le moment..." Antoine Reale Mon voisin de
dessus, Pétrus, (Pierre L.) était un nageur champion. J'allais avec lui, il
m'a un peu formé dans le piratage. Je l'ai vu plonger dans les lônes et
remonter avec un poisson dans la bouche, un poisson dans les mains et un
dans le slip... Il savait bien caresser le ventre des poissons. Je
travaillais à la SLE au chantier du barrage de Pierre Bénite. J'avais appris
la pêche électrique par hasard; à la fête du parti, on avait un stand de pêche à la
truite. En montant le stand, il y avait un fil électrique dénudé. On voit
d'un coup les poissons tourner le blanc sans être morts. Un ami plonge la
main dans l'eau et prend un coup de jus. On a donc compris pourquoi les
poissons étaient étourdis. Sur le
chantier, le contremaître avait repéré une lône bien poissonneuse. Une
année où le Rhône était monté d'un coup, et redescendu aussi vite, le froid
était venu. Vers l'usine Ugine Kuhlmann à Pierre Bénite, au bord du fleuve,
il y avait pas mal de petites lônes et le poisson était resté prisonnier à
la descente des eaux, notamment de nombreux petits broche-tons. - Vous avez
vu les poissons là-bas, ces petits brochets? Vous avez
pas une combine, vous qui êtes de Givors? - Ah oui!
Mais il faut de la préparation... - Ecoute. Je
te donne deux gars, tu te démerdes et il faut que ce soir on ait du
poisson... Sur les
chantiers c'est pas le courant qui manquait, on avait le 380; on avait tiré
une ligne, une phase qu'on avait plantée dans l'eau avec un grand piquet et
puis la deuxième phase, tenue avec des gants ... Cela ne tue pas le poisson,
ça l'ankylose... T'enlevais une phase, le poisson repartait. On a du faire
au moins trente kilos de brochets... - Qu'est-ce
que vous avez fait du poisson? Vous l'avez vendu? - Penses-tu! On en faisait profiter tout le monde... Même le bois qu'on ramassait, on le donnait aux petits vieux qui n'avaient rien... Je peux dire que jamais on a vendu un kilo de poissons. Robert Defour On posait des
"cordeaux"... - Des
cordeaux? C'est quoi ça? - Et bien, tu
prends un bout de ficelle d'un mètre de long, tu mets un nylon de trente
centimètres, un hameçon, un gros ver, tu balances ça dans le Rhône, tu
l'attaches à une racine le soir et le lendemain matin tu reviens chercher
les anguilles. - C'est
interdit non ? - Oui... <Son grand-père était un vrai braconnier. Il possédait 600 mètres de filet qu'il posait en travers d'une lône, parfois deux fois, pour attraper tous les poissons qui passaient> |
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