Marcellin Berthelot  (1827-1907)  fut un grand chimiste de la IIIème république.

Vous pourrez lire ci-dessous son texte sur les origine de l’alchimie et je vous invite à télécharger son ouvrage : « Introduction à  l’étude de la chimie des Anciens et du Moyen Âge » (1889 - En PDF : 15 Mo - pour le télécharger : clic droit et "enregistrer la cible du lien sous...")

 

Origines de l'alchimie

par M. Berthelot

 

La chimie est née d’hier : il y a cent ans à peine qu’elle a pris

la forme d’une science moderne. Cependant les progrès rapides qu’elle

a faits depuis ont concouru, plus peut-être que

ceux d’aucune autre science, à transformer l’industrie et la

civilisation matérielle, et à donner à la race humaine sa

puissance chaque jour croissante sur la nature. C’est assez dire

quel intérêt présente l’histoire des commencements de la chimie.

Or ceux-ci ont un caractère tout spécial : la chimie n’est pas

une science primitive, comme la géométrie ou l’astronomie ; elle

s’est constituée sur les débris d’une formation scientifique antérieure ;

formation demi-chimérique et demi-positive, fondée elle-même sur le trésor

lentement amassé des découvertes pratiques de la métallurgie, de

la médecine, de l’industrie et de l’économie domestique. Il s'

agit de l’alchimie, qui prétendait à la fois enrichir ses

adeptes en leur apprenant à fabriquer l’or et l’argent, les

mettre à l’abri des maladies par la préparation de la panacée,

enfin leur procurer le bonheur parfait en les identifiant avec l'

âme du monde et l’esprit universel. L’histoire de l’alchimie

est fort obscure. C’est une science sans racine apparente, qui

se manifeste tout à coup au moment de la chute de l’empire

romain et qui se développe pendant tout le moyen âge, au milieu

des mystères et des symboles, sans sortir de l’état de doctrine

occulte et persécutée : les savants et les philosophes s’y

mêlent et s’y confondent avec les hallucinés, les charlatans et

parfois même avec les scélérats. Cette histoire mériterait d'

être abordée dans toute son étendue par les méthodes de la

critique moderne. Sans entreprendre une aussi vaste recherche qui

exigerait toute une vie de savant, je voudrais essayer de percer

le mystère des origines de l’alchimie et montrer par quels liens

elle se rattache à la fois aux procédés industriels des anciens

égyptiens, aux théories spéculatives des philosophes grecs et aux

rêveries mystiques des alexandrins et des gnostiques.

Les origines mystiques. Les saintes écritures rapportent qu’il y

a un certain genre de démons ayant commerce avec les femmes.

Hermès en a parlé dans ses livres sur la nature. Les anciennes

et saintes écritures disent que certains anges, épris d’amour

pour les femmes, descendirent sur la terre, leur enseignèrent les

oeuvres de la nature ; et à cause de cela ils furent chassés du

ciel et condamnés à un exil perpétuel. De ce commerce naquit la

race des géants. Le livre dans lequel ils enseignaient les arts

est appelé chêma : de là le nom de chêma appliqué à l'

art par excellence. Ainsi parlait Zosime le panopolitain, le

plus vieux des chimistes authentiques, exposant les origines de

la chimie, dans son livre imouth (c’est-à-dire dédié à

Imhotep , dieu égyptien), livre adressé à sa soeur Théosébie.

Ce passage est cité par Georges Le Syncelle, polygraphe grec

du Viiie siècle.

D’autres nous disent que ces oeuvres de la nature, maudites et

inutiles, enseignées par les anges tombés à leurs épouses,

étaient l’art des poisons, des secrets des métaux et des

incantations magiques (Tertullien). Le nom du livre chêma se

retrouve en égypte sous la forme chemi , titre d’un traité

cité dans un papyrus de la Xiie dynastie et recommandé par un

scribe à son fils. Il est probable que le sujet en était tout

différent. C’était un vieux titre, repris plus tard pour s’en

autoriser, comme il est arrivé souvent dans l’antiquité. Quoiqu'

il en soit, le passage de Zosime est des plus caractéristiques.

Sans en conclure, avec les adeptes du Xviie siècle, que l'

alchimie était déjà connue avant le déluge, il est certain qu’il

nous reporte aux imaginations qui avaient cours en Orient dans

les premiers siècles de l’ère chrétienne. Isis, dans son

discours à son fils Horus, autre ouvrage alchimique des plus

anciens, raconte également que la révélation lui fut faite par

Amnael, le premier des anges et des prophètes, comme récompense

de son commerce avec lui. Quelques lignes étranges du chapitre V

de la genèse, probablement d’origine babylonienne, ont servi de

point d’attache à ces imaginations. " les enfants de Dieu,

voyant que les filles des hommes étaient belles,

choisirent des femmes parmi elles " . De là naquit une race de

géants, dont l’impiété fut la cause du déluge. Leur origine est

rattachée à Enoch. Enoch lui-même est fils de Caïn et

fondateur de la ville qui porte son nom, d’après l’une des

généalogies relatées dans la genèse (chapitre Iv) ; il

descendait au contraire de Seth et il disparut mystérieusement

du monde, d’après la seconde généalogie (chapitre V). à ce

personnage équivoque on attribua un ouvrage apocryphe composé un

peu avant l’ère chrétienne, le livre d’Enoch, qui joue un rôle

important dans les premiers siècles du christianisme. Georges

Le Syncelle nous a conservé des fragments considérables de ce

livre, retrouvé depuis dans une version éthiopienne. Il en existe

une traduction française imprimée dans le dictionnaire des

apocryphes de Migne, Ti, P 395- 514. Dans ce livre, ce sont

également les anges pécheurs qui révèlent aux mortelles les arts

et les sciences occultes. " ils habitèrent avec elles et ils leur

enseignèrent la sorcellerie, les enchantements, les propriétés

des racines et des arbres..., les signes magiques..., l’art d'

observer les étoiles... il leur apprit aussi, dit encore le livre

d’Enoch en parlant de l’un de ces anges, l’usage des

bracelets et ornements, l’usage de la peinture, l’art de se

peindre les sourcils, l’art d’employer les pierres précieuses

et toutes sortes de teintures, de sorte que le monde fut corrompu

" . Les auteurs du Iie et du Iiie siècle de notre ère

reviennent souvent sur cette légende. Clément D’Alexandrie la

cite (vers 200 de notre ère) dans ses

stromates , 1 v Tertullien en parle longuement. " ils

trahirent le secret des plaisirs mondains ; ils livrèrent l’or,

l’argent et leurs oeuvres ; ils enseignèrent l’art de teindre

les toisons " . De même : " ils découvrirent les charmes mondains

, ceux de l’or, des pierres brillantes et de leurs oeuvres " .

Ailleurs Tertullien dit encore : " ils mirent à nu les secrets

des métaux ; ils firent connaître la vertu des plantes et la

force des incantations magiques, et ils décrivirent ces doctrines

singulières qui s’étendent jusqu’à la science des astres " . On

voit combien l’auteur est préoccupé des mystères des métaux, c'

est-à-dire de l’alchimie, et comment il l’associe avec l’art

de la teinture et avec la fabrication des pierres précieuses,

association qui forme la base même des vieux traités alchimiques

contemporains, retrouvés dans les papyrus et dans les manuscrits.

La magie et l’astrologie, ainsi que la connaissance des vertus

des plantes, remèdes et poisons, sont confondues par Tertullien

avec l’art des métaux dans une même malédiction, et cette

malédiction a duré pendant tout le moyen âge. Ailleurs

Tertullien assimile ces anges qui ont abandonné Dieu par amour

pour les femmes et révélé les arts interdits

au monde inexpérimenté ; il les assimile, dis-je, à leurs

disciples, les mages, les astrologues et les mathématiciens, et

il établit un parallèle entre l’expulsion de ceux-ci de Rome,

et celle des anges du ciel. Il m’a paru nécessaire de développer

ces citations, afin de préciser l’époque à laquelle Zosime

écrivait : c’est l’époque à laquelle les imaginations relatives

aux anges pécheurs et à la révélation des sciences occultes,

astrologie, magie et alchimie, avaient cours dans le monde. On

voit qu’il s’agit du Iiie siècle de notre ère. Les papyrus de

Leide présentent également les recettes magiques associées aux

recettes alchimiques. La proscription de ceux qui cultivaient ces

sciences n’est pas seulement un voeu de Tertullien, elle était

effective et cela nous explique le soin avec lequel ils se

cachaient eux-mêmes et dissimulaient leurs ouvrages sous le

couvert des noms les plus autorisés. Elle nous reporte à des

faits et à des analogies historiques non douteuses. La

condamnation des mathématiciens, c’est-à-dire des astrologues,

magiciens et autres sectateurs des sciences occultes, était de

droit commun à Rome. Tacite nous apprend que sous le règne de

Tibère on rendit un édit pour chasser d’Italie les magiciens

et les mathématiciens ; l’un d’eux, Pituanius, fut mis à mort et

précipité du haut d’un rocher. Sous Claude, sous Vitellius,

nouveaux sénatus-consultes, atroces et inutiles, ajoute Tacite.

En effet, dit-il ailleurs, ce genre d’hommes qui excite des

espérances trompeuses est toujours proscrit et toujours recherché

. L’exercice de la magie et même la connaissance de cet art

étaient réputés criminels et prohibés à Rome, ainsi que nous l'

apprend formellement Paul, jurisconsulte du temps des antonins.

Paul nous fait savoir qu’il était interdit de posséder des

livres magiques. Lorsqu’on les découvrait, on les brûlait

publiquement et on en déportait le possesseur ; si ce dernier

était de basse condition, on le mettait à mort. Telle était la

pratique constante du droit romain. Or l’association de la magie

, de l’astrologie et de l’alchimie, est évidente dans les

passages de Tertullien cités plus haut. Cette association avait

lieu particulièrement en égypte. Les papyrus de Leide, trouvés

à Thèbes, complètent et précisent ces rapprochements entre l'

alchimie, l’astrologie et la magie ; car ils nous montrent que

les alchimistes ajoutaient à leur art, suivant l’usage des

peuples primitifs, des formules magiques propres à se concilier

et même à forcer la volonté des dieux (ou des démons), êtres

supérieurs que l’on supposait intervenir perpétuellement dans le

cours des choses. La loi naturelle agissant par elle-même était

une notion trop simple et trop forte pour la plupart des hommes

d’alors : il fallait y suppléer par des recettes mystérieuses.

L’alchimie, l’astrologie et la magie sont ainsi associées et

entremêlées dans les mêmes papyrus. Nous observons le même

mélange dans certains manuscrits du moyen âge, tels que le

manuscrit grec 2419 de la bibliothèque nationale. Cependant les

formules magiques et astrologiques ne se retrouvent plus en

général dans la plupart des traités alchimiques proprement dits.

Il n’en est que plus intéressant de signaler les traces qui y

subsistent encore. Tels sont le dessin mystérieux, désigné sous

le nom de Chrysopée ou art de faire de l’or de Cléopâtre

et les alphabets magiques du manuscrit 2249, analogues à ceux

d’un papyrus cité par Reuvens et dont M Leemans a reproduit

le fac simile. La théorie de l’oeuf philosophique, le grand

secret de l’oeuvre, symbole de l’univers et de l’alchimie,

donnait surtout prise à ces imaginations. Les signes bizarres du

scorpion et les caractères magiques

transcrits dans nos manuscrits ; la sphère ou instrument d'

Hermès pour prédire l’issue des maladies, dont les analogues se

retrouvent à la fois dans le manuscrit 2419 et dans les papyrus

de Leide ; la table d’émeraude, citée pendant tout le moyen âge

, et les formules mystiques : " en haut les choses célestes, en

bas les choses terrestres " qui se lisent dans les traités grecs,

à côté des figures des appareils, attestent la même association.

Si elle n’est pas plus fréquente dans les ouvrages parvenus

jusqu’à nous, c’est probablement parce que ces manuscrits ont

été épurés au moyen âge par leurs copistes chrétiens. C’est ce

que l’on voit clairement dans le manuscrit grec de la

bibliothèque de saint Marc, le plus ancien de tous, car il

paraît remonter au Xie siècle. On y trouve non seulement la

chrysopée de Cléopâtre (Fol 188) et la formule du scorpion (

Fol 193), mais aussi le labyrinthe de Salomon (Fol 102, V),

dessin cabalistique, et, sous forme d’additions initiales (Fol

4), une sphère astrologique, l’art d’interpréter les songes de

Nicéphore, ainsi que des pronostics pour les quatre saisons. Les

alphabets magiques s’y lisent encore ; mais on a essayé de les

effacer (Fol 193), et l’on a gratté la plupart des mots

rappelant l’oeuf philosophique. Il paraît s’être fait à cette

époque, c’est-à-dire dès le Xe ou Xie siècle, un corps d'

ouvrages, une sorte d’encyclopédie purement chimique, séparée

avec soin de la magie, de l’astrologie et de la matière médicale.

Mais ces diverses sciences étaient réunies à l’origine et

cultivées par les mêmes adeptes. On s’explique dès lors pourquoi

Dioclétien fit brûler en Égypte les livres d’alchimie, ainsi

que les chroniqueurs nous l’apprennent. Dès la plus haute

antiquité d’ailleurs, ceux qui s’occupent de l’extraction et

du travail des métaux ont été réputés des enchanteurs et des

magiciens. Sans doute ces transformations de la matière, qui

atteignent au delà de la forme et font disparaître jusqu’à l'

existence spécifique des corps, semblaient surpasser la mesure de

la puissance humaine : c’était un empiètement sur la puissance

divine. Voilà pourquoi l’invention des sciences occultes et même

l’invention de toute science naturelle ont été attribuées par

Zosime et par Tertullien aux anges maudits. Cette opinion n’a

rien de surprenant dans leur bouche ; elle concorde avec le vieux

mythe biblique de l’arbre du savoir, placé dans le paradis

terrestre et dont le fruit a perdu l’humanité. En effet la loi

scientifique est fatale et indifférente ; la connaissance de la

nature et la puissance qui en résulte peuvent être tournées au

mal comme au bien : la science des sucs des plantes est aussi

bien celle des poisons qui tuent et des philtres qui troublent l'

esprit, que celle des remèdes qui guérissent ; la science des

métaux et de leurs alliages conduit à les falsifier, aussi bien

qu’à les imiter et à mettre en oeuvre pour une fin industrielle.

Leur possession, même légitime,

corrompt l’homme. Aussi les esprits mystiques ont-ils toujours

eu une certaine tendance à regarder la science, et surtout la

science de la nature, comme sacrilége, parce qu’elle induit l'

homme à rivaliser avec les dieux. La conception de la science

détruit, en effet, celle du dieu antique, agissant sur le monde

par miracle et par volonté personnelle : " c’est ainsi que la

religion, par un juste retour, est foulée aux pieds ; la victoire

nous égale aux dieux ! " s’écrie Lucrèce avec une exaltation

philosophique singulière. " ne crois pas cependant, ajoute-t-il,

que je veuille t’initier aux principes de l’impiété et t'

introduire dans la route du crime " . Par suite de je ne sais

quelle affinités secrètes entre les époques profondément

troublées, notre siècle a vu reparaître la vieille légende,

oubliée depuis seize cents ans. Nos poètes, A De Vigny,

Lamartine, Leconte De Lisle, l’ont reprise tour à tour. Dans

eloha , A De Vigny ne dit qu’un mot : les peuples... etc.

Mais Lamartine, dans la chute d’un ange , a serré de plus

près le mythe. Il nous décrit la civilisation grandiose et

cruelle des dieux géants, leur corruption, leur science, leur art

des métaux : dès mon enfance... etc.

Dans la douzième vision, au milieu des ministres de leurs crimes,

apparaissent, par une assimilation par suite de je ne sais

quelles affinités secrètes entre les époques profondément

troublées, notre siècle a vu reparaître la vieille légende,

oubliée depuis seize cents ans. Nos poètes, A De Vigny,

Lamartine, Leconte De Lisle, l’ont reprise tour à tour. Dans

eloha , A De Vigny ne dit qu’un mot : les peuples... etc.

Mais Lamartine, dans la chute d’un ange , a serré de plus

près le mythe. Il nous décrit la civilisation grandiose et

cruelle des dieux géants, leur corruption, leur science, leur art

des métaux : dès mon enfance... etc. Dans la douzième vision, au

milieu des ministres de leurs crimes, apparaissent, par une

assimilation presque spontanée, les agents des sciences maudites

et les " alchimistes " . Leconte De Lisle a repris le mythe

des enfants d’énoch et de Caïn, à un point de vue plus profond

et plus philosophique. Après avoir parlé d’Hénokia : la ville

... etc. Le poète oppose, comme Lucrèce, au dieu jaloux qui a

prédestiné l’homme au crime, la revanche de la science,

supérieure à l’arbitraire divin et à la conception étroite de l'

univers théologique : j’effondrerai... etc. Il y avait déjà

quelque chose de cette antinomie, dans la haine contre la science

que laissent éclater le livre d’énoch et Tertullien. La

science est envisagée comme impie, aussi bien dans la formule

magique qui force les dieux à obéir à l’homme, que dans la loi

scientifique qui réalise, également malgré eux, la volonté de l'

homme, en faisant évanouir jusqu’à la possibilité de leur

pouvoir divin. Or, chose étrange, l’alchimie, dès ses origines,

reconnaît et accepte cette filiation maudite. Elle est d'

ailleurs, même aujourd’hui, classée dans le recueil

ecclésiastique de Migne parmi les sciences occultes, à côté de

la magie et de la sorcellerie. Les livres où ces sciences sont

traitées doivent être brûlés sous les yeux des évêques, disait déjà le code

théodosien. Les auteurs étaient pareillement brûlés. Pendant tout

le moyen âge, les accusations de magie et d’alchimie sont

associées et dirigées à la fois contre les savants que leurs

ennemis veulent perdre. Au Xve siècle même, l’archevêque de

Prague fut poursuivi pour nécromancie et alchimie, dans ce

concile de constance qui condamna Jean Huss. Jusqu’au Xvie

siècle ces lois subsistèrent. Hermolaus Barbarus, patriarche d'

Aquilée, nous apprend, dans les notes de son commentaire sur

dioscoride , qu’à Venise, en 1530, un décret interdisait l'

art des chimistes sous la peine capitale ; afin de leur éviter

toute tentation criminelle, ajoute-t-il. Telle est, je le répète,

la traduction constante du moyen âge. C’est ainsi que l'

alchimie nous apparaît vers le Iiie siècle de notre ère,

rattachant elle-même sa source aux mythes orientaux, engendrés ou

plutôt dévoilés au milieu de l’effervescence provoquée par la

dissolution des vieilles religions.

 

4-sources gnostiques. L’étude des papyrus et des manuscrits

conduit à préciser davantage l’époque et le point de contact

entre l’alchimie et les vieilles croyances de l’égypte et de

la Chaldée. En effet, ce contact coïncide avec le contact même

de ces croyances et de celles des chrétiens au Iie et au Iiie

siècle. Les premiers alchimistes étaient gnostiques. D’après

Reuvens, le papyrus N 75 de Leide renferme un mélange de

recettes magiques, alchimiques, et d’idées gnostiques ; ces

dernières empruntées aux doctrines de Marcus.

Les auteurs de nos traités, Zosime, Synésius, Olympiodore,

sont aussi tout remplis de noms et d’idées gnostiques. " livre

de vérité de Sophé l’égyptien : c’est ici l’oeuvre divine du

seigneur des hébreux et des puissances Sabaoth " . Ce titre déjà

cité reparaît deux fois : une fois seul, une autre fois suivi des

mots : " livre mystique de Zosime Le Thébain " . On reconnaît

l’analogue de l’évangile de la vérité et de la pistis Sophia

de Valentin, ainsi que la parenté de l’auteur avec les juifs

et avec les gnostiques. En effet les mots " seigneur des hébreux

et Sabaoth " sont caractéristiques. Quant au nom de Sophé l'

égyptien, c’est une forme équivalente à celui de Souphis, c'

est-à-dire du Chéops des grecs. Le livre qui lui est ici

attribué rappelle un passage d’Africanus, auteur du Iiie

siècle de notre ère, qui a fait un abrégé de l’historien

Manéthon, abrégé compilé plus tard par Eusèbe. " le roi

Souphis, dit Africanus, a écrit un livre sacré, que j’ai

acheté en égypte, comme une chose très précieuse " . On vendait

donc alors sous le nom du vieux roi des livres apocryphes, dont

les auteurs réels étaient parfois nommés à la suite, comme dans

le titre de notre ouvrage de Zosime. Le serpent ou dragon qui se

mord la queue ouroboros est plus significatif encore : c’est

le symbole de l’oeuvre, qui n’a ni commencement ni fin. Dans les

papyrus de Leide, il est question d’un anneau magique, sur

lequel ce serpent est tracé. Il est aussi figuré deux fois dans

le manuscrit 2327, en tête d’articles sans nom d’auteur,

dessiné et colorié avec le plus grand soin, en deux et trois

cercles concentriques, de couleurs différentes, et associé aux

formules consacrées : " la nature se plaît dans la nature, etc. "

il est pourvu de trois oreilles, qui figurent les trois vapeurs,

et de quatre pieds, qui représentent les quatre corps ou métaux

fondamentaux : plomb, cuivre, étain, fer. Les derniers détails

rappellent singulièrement la salamandre, animal mystérieux qui

vit dans le feu, lequel apparaît déjà à Babylone et en égypte,

et dont Aristote, Pline, Sénèque et les auteurs du siècle

suivant rappellent souvent les propriétés mystérieuses. Il en est

aussi question dans les papyrus de Leide et parmi les pierres gravées gnostiques de la collection de la bibliothèque nationale : elle jouait un certain rôle dans les

formules magiques et médicales de ce temps. à la suite de la

figure du serpent, on lit dans le manuscrit 2327 un exposé

allégorique de l’oeuvre : " le dragon est le gardien du temple.

Sacrifie-le, écorche-le, sépare la chair des os et tu trouveras

ce que tu cherches " . Puis, viennent successivement l’homme d'

airain, qui change de couleur et se transforme dans l’homme d'

argent ; ce dernier devient à son tour l’homme d’or. Zosime a

reproduit tout cet exposé avec plus de développement. Les mêmes

allégories se retrouvent ailleurs dans un texte anonyme, sous une

forme qui semble plus ancienne : l’homme d’airain est plongé

dans la source sacrée, il change non seulement de couleur, mais

de corps, c’est-à-dire de nature métallique, et il devient l'

homme d’asemon , puis l’homme d’or. L’argent est ici

remplacé par l’asemon, c’est-à-dire par l’électrum, alliage d'

or et d’argent, qui figurait au nombre des vieux métaux

égyptiens (P 49). Remarquons encore ces allégories, où les

métaux sont représentés comme des personnes, des hommes : c’est

là probablement l’origine de l’homunculus du moyen âge ; la

notion de la puissance créatrice des métaux et de celle de la vie

s’étant confondues dans un même symbole. Un autre traité de

Zosime renferme une figure énigmatique, formée de trois cercles

concentriques, qui semblent les mêmes que ceux du serpent, et entre lesquels on

lit ces paroles cabalistiques : " un est le tout, par lui le tout

, et pour lui le tout, et dans lui le tout. Le serpent est un ;

il a les deux symboles (le bien et le mal) et son poison (ou bien

sa flèche), etc. " un peu plus loin vient la figure du scorpion

et une suite de signes magiques et astrologiques. Ces axiomes

reparaissent, mais sans la figure, écrits à l’encre rouge au

folio 88 du N 2327 : probablement la figure existait ici dans

le texte primitif ; mais le copiste ne l’aura pas reproduite.

Dans le manuscrit de saint Marc, Fol 188, V, et dans le

manuscrit 2249, Fol 96, sous le nom de chrysopée de

Cléopâtre , le même dessin se voit, plus compliqué et plus

expressif. En effet, non seulement les trois cercles sont tracés,

avec les mêmes axiomes mystiques ; mais le centre est rempli par

les trois signes de l’or, de l’argent et du mercure. Sur le

côté droit s’étend un prolongement en forme de queue,

aboutissant à une suite de signes magiques, qui se développent

tout autour. Le système des trois cercles répond ici aux trois

couleurs concentriques du serpent citées plus haut. Au dessous,

on voit l’image même du serpent ouroboros, avec l’axiome

central : " un le tout " . Le serpent, aussi bien que le système

des cercles concentriques, est au fond l’emblême des mêmes idées

que de l’oeuf philosophique, symbole de l’univers et symbole de

l’alchimie.

Ce sont là des signes et des imaginations gnostiques, ainsi que

le montre l’anneau magique décrit dans le papyrus de Leide et

comme on peut le voir dans l’histoire des origines du

christianisme de M Renan. Le serpent qui se mord la queue se

présente continuellement associé à des images d’astres et à des

formules magiques sur les pierres gravées de l’époque gnostique.

On peut s’en assurer dans le catalogue imprimé des camées et

pierres gravées de la bibliothèque nationale de Paris, par

Chabouillet. Les numéros 2176, 2177, 2180, 2194, 2196,

2201, 2202, 2203, 2204, 2205, 2206, etc., portent la

figure de l’ouroboros, avec toutes sortes de signes

cabalistiques. De même la salamandre, N 2193. Au N 2203 on voit

Hermès, Sérapis, les sept voyelles figurant les sept planètes,

le tout entouré par le serpent qui se mord la queue. Au N 2240,

le signe des planètes avec celui de Mercure, qui est le même qu'

aujourd’hui. C’étaient là des amulettes et des talismans, que

l’on suspendait au cou des malades, d’après Sextus Empiricus

médecin du Ive siècle, et que l’on faisait servir à toutes

sortes d’usages. Ces symboles sont à la fois congénères et

contemporains de ceux des alchimistes. Le serpent qui se mord la

queue était adoré à Hiérapolis en Phrygie, par les naasséniens,

secte gnostique à peine chrétienne. Les ophites, branche

importante du gnosticisme, comprenaient plusieurs sectes qui se

rencontraient en un point, l’adoration du serpent, envisagé comme le symbole d’une puissance supérieure ; comme le signe de la matière humide, sans laquelle rien ne peut

exister ; comme l’âme du monde qui enveloppe tout et donne

naissance à tout ce qui est, le ciel étoilé qui entoure les

astres ; le symbole de la beauté et de l’harmonie de l’univers.

Le serpent ouroboros symbolisait donc les mêmes choses que l'

oeuf philosophique des alchimistes. Le serpent était à la fois

bon et mauvais. Ce dernier répond au serpent égyptien apophis,

symbole des ténèbres et de leur lutte contre le soleil. l'

ophiouchos, qui est à la fois un homme et une constellation,

joue un rôle essentiel dans la mythologie des pérates, autres

ophites ; il prend la défense de l’homme contre le méchant

serpent. Nous le retrouvons dans olympiodore. Ailleurs nous

rencontrons la langue spéciale des gnostiques : " la terre est

vierge et sanglante, ignée et charnelle " nous disent les mêmes

auteurs. Les gnostiques, ainsi que les premiers alchimistes et

les néoplatoniciens d’Alexandrie, unissaient la magie à leurs

pratiques religieuses. On s’explique par là la présence de l'

étoile à huit rayons, signe du soleil en Assyrie, parmi les

symboles qui entourent la chrysopée de Cléopâtre, aussi bien que

dans les écrits valentiniens. Elle semble rappeler l’ogdoade

mystique des gnostiques et les huit dieux élémentaires égyptiens, assemblés par couples mâles et femelles, dont parle Sénèque. J’ai montré ailleurs (P 34) que le nombre

quatre joue un rôle fondamental dans Zosime, aussi bien que chez

les égyptiens et chez le gnostique Marcus. Le rôle de l’élément

mâle, assimilé au levant, et de l’élément femelle, comparé au

couchant ; l’oeuvre accomplie par leur union ; l’importance de

l’élément hermaphrodite (la déesse Neith des égyptiens) cité

par Zosime, et qui reparaît jusque dans les écrits du moyen âge

; l’intervention des femmes alchimistes, Théosébie, Marie la

juive, Cléopâtre la savante, qui rappellent les prophétesses

gnostiques, sont aussi des traits communs aux gnostiques et aux

alchimistes. Les traditions juives jouaient un rôle important

chez les gnostiques marcosiens. Ceci est encore conforme à l'

intervention des juifs dans les écrits alchimiques et dans les

papyrus de Leide. Zosime, et Olympiodore reproduisent les

spéculations des gnostiques sur l’Adam, l’homme universel

identifié avec le Toth égyptien : les quatre lettres de son nom

représentent les quatre éléments. ève s’y trouve assimilée à

Pandore. Prométhée et êpiméthée sont cités et regardés comme exprimant en langage

allégorique l’âme et le corps. Nous trouvons pareillement dans

les geoponica une recette attribuée à Démocrite et où figure

le nom d’Adam, destiné à écarter les serpents d’un pigeonnier.

Sous une forme plus grossière, c’est toujours le même ordre de

superstitions. Un tel mélange des mythes grecs, juifs et

chrétiens est caractéristique. Les séthiens, secte gnostique,

associaient de même les mystères orphiques et les notions

bibliques. Nos auteurs alchimiques ne manquent pas davantage de

s’appuyer de l’autorité des livres hébraïques ; et cela à la

façon des premiers apologistes chrétiens, c’est-à-dire en les

joignant à Hermès, à Orphée, à Hésiode, à Aratus, aux

philosophes, aux maîtres de la sagesse antique. Ce langage, ces

signes, ces symboles nous replacent au milieu du syncrétisme

compréhensif, bien connu dans l’histoire, où les croyances et

les cosmogonies de l’Orient se confondaient à la fois entre

elles et avec l’hellénisme et le christianisme. Les hymnes

gnostiques de Synésius, qui est à la fois un philosophe et un

évêque, un savant et un alchimiste, montrent le même assemblage.

Or, le gnosticisme a joué un grand rôle dans tout l’Orient et

spécialement à Alexandrie, au Iie siècle de notre ère ; mais

son influence générale n’a guère duré au-delà du IVe siècle. C’est donc vers cet intervalle de

temps que nous sommes ramenés d’une façon de plus en plus

pressante par les textes alchimiques. Ceux-ci montrent qu’il

existait dès l’origine une affinité secrète entre la gnose, qui

enseigne le sens véritable des théories philosophiques et

religieuses, dissimulées sous le voile des symboles et des

allégories, et la chimie, qui poursuit la connaissance des

propriétés cachées de la nature, et qui les représente, même de

nos jours, par des signes à double et triple sens.

Les témoignages historiques. Jusqu’ici nous avons exposé l'

histoire des origines de l’alchimie, telle qu’elle résulte de

l’étude des plus vieux monuments de cette science, papyrus et

manuscrits des bibliothèques. Nous avons montré la concordance

des renseignements tirés de ces deux sources, entre eux et avec

les doctrines et les préjugés des premiers siècles de l’ère

chrétienne. Cette concordance atteste que les traités manuscrits

ont été composés à la même époque que les papyrus trouvés dans

les tombeaux de Thèbes : vérification d’autant plus utile que

les copies les plus anciennes que nous possédions de ces traités

manuscrits ne remontent pas au delà du Xie siècle. Non seulement

les papyrus et les manuscrits des bibliothèques concordent ; mais

les noms des dieux des hommes, des mois, des lieux, les allusions

de tout genre, les idées et les théories exposées dans les

manuscrits et dans les papyrus correspondent, avec une singulière précision dans les détails, à ce que nous savons de l’Égypte grécisée des premiers siècles de l’ère chrétienne

et du mélange étrange de doctrines philosophiques, religieuses,

mystiques et magiques, qui caractérise les néoplatoniciens et les

gnostiques. Nous établirons dans une autre partie de cet ouvrage

une comparaison pareille entre les notions pratiques, consignées

dans les papyrus et les manuscrits, et les faits connus aujourd'

hui sur les industries égyptiennes relatives à la métallurgie, à

la fabrication des verres et à la teinture des étoffes. Nos

musées fournissent, à ces égards les témoignages les plus divers

et les plus authentiques. Tels sont les résultats obtenus par l'

étude intrinséque des textes et des monuments anciens. Il

convient de contrôler les résultats de cette étude, en les

rapprochant des faits et des indications positives que l’on

trouve dans les auteurs et les historiens ordinaires. Aucun de

ceux-ci n’a parlé de l’alchimie avant l’ère chrétienne. La

plus ancienne allusion que l’on puisse signaler à cet égard

serait une phrase singulière de Dioscoride, médecin et botaniste

grec : " quelques-uns rapportent que le mercure est une partie

constituante des métaux " . Dioscoride paraît contemporain de l'

ère chrétienne ; les manuscrits de cet auteur que nous possédons

sont fort beaux, et datés d’une façon précise : les deux principaux ont été

transcrits au milieu du Ve siècle. On cite encore un passage de

Pline l’ancien, d’après lequel il existe un procédé pour

fabriquer l’or au moyen de l’orpiment : Caligula, dit-il, fit

calciner une quantité considérable d’orpiment pour en tirer de

l’or : il réussit ; mais le rendement fut si minime que la

quantité d’or obtenue ne paya pas les frais de l’opération. "

invitaverat spes (...) " . C’est évidemment la première

tentative de transmutation, ou plutôt de préparation artificielle

de l’or, que l’histoire nous ait transmise. Le fait en soi, tel

que Pline le rapporte, n’a d’ailleurs rien que de

vraisemblable : car il semble qu’il se soit agi ici d’une

opération analogue à la coupellation, ayant pour but et pour

résultat d’extraire l’or contenu dans certains sulfures

métalliques, signalés par leur couleur comme pouvant en recéler.

Extraction de l’or préexistant, ou fabrication de ce métal de

toutes pièces, ce sont là deux idées tout à fait distinctes pour

nous ; mais elles se confondaient dans l’esprit des anciens

opérateurs. On rencontre, vers la même époque, un énoncé

plus net dans Manilius, auteur d’un poème astrologique d’une

langue excellente, et que les critiques s’accordent à regarder

comme contemporain de Tibère. Au livre Ive, il développe en

beaux vers les effets du feu : " la recherche des métaux cachés

et des richesses enfouies, la calcination des veines de minerais,

l’art de doubler la matière par un procédé certain, ainsi que

les objets d’or et d’argent " . (...). Scaliger a cru ce

passage interpolé, mais surtout à cause de sa signification : ce

qui est un cercle vicieux. Il est conforme aux analogies

historiques qu’un astrologue, tel que Manilius, ait eu une

connaissance plus particulière de l’alchimie. D’ailleurs, l'

idée de doubler l’or et l’argent diplosis était courante

dès le IIe et le IIIe siècles de notre ère, comme le montrent

les papyrus de Leide, d’accord avec les manuscrits des

bibliothèques. Venons aux personnes et aux industries chimiques.

Les plus vieux auteurs cités par les manuscrits alchimiques,

Démocrite, Ostanès, figurent aussi comme magiciens et

astrologues dans columelle, dans Pline et dans les écrivains de

l’antiquité. Le nom de l’alchimiste Pamménès se retrouve dans

Tacite, comme celui d’un magicien (P 46). L’astrologue

égyptien Pétosiris, dont les traités sont associés à des

ouvrages alchimiques dans le manuscrit 2419 de la bibliothèque nationale,

est cité par Pline, par Juvénal et déjà par Aristophane.

Sénèque rappelle également les connaissances pratiques de

Démocrite sur l’art de colorer les verres, art congénère de l'

art de colorer les métaux : " il avait trouvé le moyen d’amollir

l’ivoire, de changer le sable en émeraude par la cuisson et son

procédé est encore suivi de nos jours " . " excidit porro vobis (...).

Sont-ce là des inventions authentiques du vieux philosophe ?

Ou n’avons-nous pas affaire à des pseudonymes égyptiens, peut-

être même à ceux dont nous possédons les traités ? Je reviendrai

sur ce problème. Pline parle pareillement des ouvrages où l’on

enseignait l’art de teindre les émeraudes artificielles et

autres pierres brillantes. C’étaient là des arts égyptiens par

excellence et les recettes de nos manuscrits concordent avec

cette indication ; à supposer, je le répète, qu’elles ne

reproduisent pas exactement les procédés auxquels Pline faisait

allusion. Nous avons donné plus haut (P 12) les passages où

Tertullien parle, au Iiie siècle, des mystères des métaux et

des pierres précieuses, révélés par les anges rebelles, des secrets

de l’or et de l’argent, rapprochés de ceux de la magie et de l’astrologie :

il s’agit évidemment ici de l’alchimie.

On trouve aussi dans le néoplatonicien Jamblique,

un passage où la magie semble associée à l’art de composer les

pierres précieuses, et de mélanger les produits des plantes. Les

manuscrits alchimiques attribuent même à Jamblique deux procédés

de transmutation. Un texte plus explicite est celui des

chroniqueurs byzantins, d’après lesquels Dioclétien détruisit

en Égypte les livres d’alchimie. Le fait est tout à fait

conforme à la pratique du droit romain (P 14) ; il est attesté

par Jean D’Antioche, auteur qui a écrit au temps d'

Héraclius (VIIe siècle) et qui semble avoir copié sur ce point

le chronographe égyptien Panodorus, contemporain d’Arcadius.

Ce texte a été reproduit ensuite par Suidas et par plusieurs

autres auteurs. Ces auteurs disent expressément que " Dioclétien

fit brûler vers l’an 290, les anciens livres de chimie des

égyptiens relatifs à l’or et à l’argent, afin qu’ils ne

pussent s’enrichir par cet art et en tirer la source de

richesses qui leur permissent de se révolter contre les romains ".

M A Dumont, de l’académie des inscriptions, savant dont nous

regrettons la perte récente, m’a signalé un texte tout pareil

quant au fond, quoique distinct par les mots, qu’il a rencontré

dans les actes de saint Procope. La rédaction actuelle de ces

actes semble du Xe siècle ; mais ils sont déjà cités au deuxième

concile de Nicée (au commencement du Viiie siècle) et leur

première rédaction remonterait, d’après Baronius, au temps de

l’empereur Julien. En tout cas, le passage précédent est

étranger à l’histoire du saint lui-même ; il a été tiré de

vieilles chroniques, que les amplificateurs successifs des actes

de saint Procope n’avaient pas intérêt à modifier. Ces textes

sont tout à fait conformes au passage de Zosime déjà cité (P 22)

d’après lequel le royaume d’égypte était enrichi par l'

alchimie. Il semble répondre à la destruction de certains traités,

où la métallurgie positive, très cultivée dans la vieille

Égypte, était associée à des recettes chimériques de

transmutation : traités pareils à ceux qui figurent dans les

papyrus de Leide et dans nos manuscrits. La concordance de tous

ces faits, tirés de sources diverses, est frappante. L’alchimie

était désignée à l’origine sous le nom de science sacrée, art

divin et sacré, désignations qui lui étaient communes avec la magie.

Le nom même de l’alchimie

figure pour la première fois dans un traité astrologique de

Julius Firmicus, écrivain du Ive siècle de notre ère, dont la

conformité générale avec Manilius est bien connue : " si c’est

la maison de Mercure, elle donne l’astronomie ; celle de Vénus

annonce les chants et la joie ; celle de Mars, les armes...

celle de Jupiter, le culte divin et la science des lois ; celle

de Saturne, la science de l’alchimie " . L’adjonction de la

préfixe Al est suspecte et dûe sans doute à un copiste ; mais l'

existence du nom même de la chimie dans Firmicus n’a pas été

révoquée en doute. Le patronage de Saturne rappelle à la fois le

plomb, qui lui est dédié, et Osiris, synonyme du plomb, et dont

le tombeau était l’emblème de la chimie, d’après Olympiodore (

P 32). Julius Firmicus reproduit ailleurs l’un des axiomes

favoris du pseudo-démocrite et de ses commentateurs : " la nature

est vaincue par la nature " . Julius Firmicus nous reporte au

temps de Zosime, ou plutôt de ses premiers successeurs. Un texte

très explicite se lit dans le théophraste d’Enée De Gaza,

dialogue relatif à la résurrection des morts, et qui constitue

avec Pline et Manilius, en dehors des papyrus et des manuscrits

alchimiques bien entendu, le plus ancien document précis, de date

certaine, où il soit question de la transmutation des métaux.

 Énée De Gaza était un philosophe néoplatonicien du Ve siècle,

élève d’Hiéroclès, et qui se convertit plus tard au christianisme.

Après avoir exposé que le corps

humain, formé par l’assemblage des quatre éléments (terre, eau,

air, feu), les reproduit par sa décomposition, il reprend la

thèse platonicienne des idées, d’après laquelle : " la forme

subsiste, tandis que la matière éprouve les changements, parce

que celle-ci est faite pour prendre toutes les qualités. Soit une

statue d’Achille en airain ; supposons-la détruite, et ses

débris réduits en petits morceaux ; si maintenant un artisan

recueille cet airain, le purifie, et, par une science singulière,

le change en or et lui donne la figure d’Achille, celui-ci sera

en or au lieu d’être en airain ; mais ce sera pourtant Achille.

Ainsi se comporte la matière du corps dépérissable et corruptible

, qui par l’art du créateur devient pure et immortelle " . Ce

passage pourrait être interprété comme une simple hypothèse

philosophique ; mais énée De Gaza le précise, en disant un peu

plus loin : " le changement de la matière en mieux n’a rien d'

incroyable ; c’est ainsi que les savants en l’art de la matière

prennent de l’argent et de l’étain, en font disparaître l'

apparence, colorent et changent la matière en or excellent. Avec

le sable divisé et le natron dissoluble, on fabrique le verre, c'

est-à-dire une chose nouvelle et brillante " . C’est toujours la

même association entre les diverses pratiques de la chimie du feu, relatives

aux verres et aux métaux. Le mélange mystique des idées de

transmutation et de résurrection se retrouve dans les traités des

alchimistes grecs, aussi bien que dans énée De Gaza. " il faut

dépouiller la matière de ses qualités pour arriver à la

perfection, dit Stephanus ; car le but de la philosophie, c’est

la dissolution des corps (matériels) et la séparation de l’âme

du corps " . à la même époque, les chimistes apparaissent

individuellement et sous leur dénomination véritable dans les

chroniques. Le premier qui soit appelé de ce nom est un charlatan

, Johannes Isthmeos, qui escroquait les orfèvres au temps de l'

empereur Anastase et qui présenta à cet empereur un mors de

cheval en or massif : " tu ne me tromperas pas comme les autres,

" repartit Anastase, et il le relégua, en l’an 504, dans la

forteresse de Petra, où il mourut. Tous les chroniqueurs

byzantins, Cedrenus, Jean Malala, auteurs du Xe siècle,

Théophane et d’autres encore, qui ont raconté l’histoire de

cette époque, parlent du personnage à peu près dans les mêmes

termes ; sans doute en reproduisant un même texte original. Ce

récit rappelle les proscriptions des chaldéens sous les premiers

empereurs. Johannes Isthmeos était l’ancêtre des alchimistes

du moyen âge et de la renaissance, qui ont fait tant de dupes en

opérant devant les crédules la transmutation des métaux : entre

les sectateurs des

sciences occultes, les charlatans et les escrocs, il a toujours

existé une étroite parenté. L’alchimie, envisagée comme formant

un corps de doctrines scientifiques, n’est pas citée dans les

historiens anciens parvenus jusqu’à nous, du moins avant Jean

D’Antioche, qui paraît avoir vécu au Viie siècle. Nous avons

reproduit son passage relatif à la destruction des ouvrages

chimiques en égypte par Dioclétien. Mais ce passage est tiré

certainement de chroniqueurs plus anciens, probablement de

Panodorus. On pourrait rappeler aussi Ostanès et Démocrite,

nommés dans Pline et dans Columelle, à la vérité comme

magiciens, plutôt que comme alchimistes explicitement désignés :

les traites du dernier relatifs à la coloration du verre

appartiennent bien à notre science. Au Viiie siècle, le

polygraphe Georges Le Syncelle connaît nos principaux auteurs

et il raconte la prétendue initiation de Démocrite par Ostanès,

Marie la juive et Pamménès ; il cite ses quatre livres sur l'

or, l’argent, les pierres et la pourpre, à peu près dans les

mêmes termes que Synésius. Ce texte est extrait aussi de

chroniqueurs antérieurs. D’après Scaliger, il aurait été écrit

par le chronographe égyptien Panodorus, moine contemporain d'

Arcadius et que Le Syncelle cite avec les plus grands éloges ;

ceci nous ramène encore au temps de Synésius. Georges Le

Syncelle reproduit aussi des extraits

étendus de Zosime et de Synésius : or certains de ces mêmes

extraits se lisent textuellement dans les manuscrits de nos

bibliothèques. Le Syncelle et les auteurs qu’il a copiés

avaient donc entre les mains les ouvrages mêmes qui sont arrivés

jusqu’à nous. Photius, compilateur du Ixe siècle, cite

également Zosime, ainsi qu’Olympiodore, dont il nous raconte

la biographie. Suidas, au Xe siècle, tient le même langage. à

la même époque nous pouvons invoquer une autorité d’un ordre

tout différent, celle des arabes. Dans le Khitab-Al-Fihrist,

encyclopédie écrite vers l’an 235 de l’Hégire, c’est-à-dire

vers l’an 850 de notre ère, on trouve plusieurs pages

consacrées à la liste des auteurs alchimiques (P 253 de l'

édition de 1871). M Leclerc a cité ce texte et M Derenbourg

a eu l’obligeance de me le traduire verbalement. On y lit les

noms d’un grand nombre d’auteurs : les uns perdus, les autres

inscrits dans les manuscrits grecs que nous possédons, tels que

Hermès, Agothodémon, Ostanès, Chymès, Cléopâtre, Marie,

Stephanus, Sergius, Dioscorus, etc. à partir de ce temps, nous

trouvons chez les byzantins, puis chez les arabes et chez les

occidentaux, une chaîne non interrompue de témoignages

historiques, relatifs à l’alchimie et aux gens qui l’ont

cultivée. Nous touchons d’ailleurs à la date où ont été faites

les copies des manuscrits que nous possédons et dont les plus

anciens, celui de saint-Marc

à Venise, par exemple, remontent au Xie siècle ; c’est-à-dire

qu’ils sont presque contemporains de Suidas. Il résulte de cet

ensemble de faits et de documents une filiation non interrompue

de témoignages relatifs à l’alchimie et aux écrivains

alchimiques, au moins depuis le Iiie siècle de notre ère ;

filiation qui ne le cède en valeur et en certitude à aucune de

celles sur lesquelles repose l’autorité des ouvrages les plus

authentiques de l’antiquité.

3-Démocrite.

Démocrite et les traditions qui s’y rattachent

jouent un rôle capital dans l’histoire des origines de l'

alchimie. En effet, par les livres venus jusqu’à nous

et qui contiennent des recettes et des formules pratiques, l'

ouvrage le plus ancien de tous, celui que les auteurs ayant

quelque autorité historique citent, et qui n’en cite aucun, c'

est celui de Démocrite, intitulé Physica et Mystica . Cet

ouvrage est pseudonyme, je n’ai pas besoin de le répéter ; mais

il se rattache à l’oeuvre authentique de Démocrite par des

liens faciles à entrevoir. Assurément, les historiens de la

philosophie antique ont le droit et le devoir de n’admettre que

des livres incontestables, lorsqu’il s’agit d’établir ce que

Démocrite a réellement écrit. Mais ce n’est pas là une raison

suffisante pour écarter le reste du domaine de l’histoire et

pour refuser d’en établir l’époque et la filiation. En effet

les ouvrages des imitateurs, même pseudonymes, de Démocrite ont

leur date et leur caractère propre. Ces ouvrages sont anciens,

eux aussi, et ils répondent à un certain degré de l’évolution

incessante des croyances humaines, des doctrines philosophiques

et des connaissances positives. Les livres magiques et

naturalistes que l’on attribuait à Démocrite, au temps de

Pline et de Columelle, feraient tache dans la vie du grand

philosophe rationaliste ; mais ils avaient pourtant la prétention

de relever de son inspiration. Ils ont concouru à l’éducation

mystique et pratique de plusieurs générations d’hommes ; ils se

rattachent en outre de la façon la plus directe à l’histoire des

origines de l’une des sciences fondamentales de notre temps, la

chimie. Avant de parler de cet ordre d’ouvrages et de tâcher de

retrouver les noms véritables de quelques-uns

des auteurs de ces traités pseudo démocritains, cherchons d'

abord quel lien ils peuvent offrir avec les événements véritables

de la vie du philosophe et les oeuvres qu’il a réellement

composées. Démocrite, d’Abdère, mort vers l’an 357 avant l'

ère chrétienne, est un des philosophes grecs les plus célèbres et

les moins connus, du moins par ses oeuvres authentiques. C’était

un rationaliste et un esprit puissant. Il avait écrit avant

Aristote, qui le cite fréquemment, sur toutes les branches des

connaissances humaines et il avait composé divers ouvrages

relatifs aux sciences naturelles, comme Diogène Laerce, son

biographe, nous l’apprend. C’est le fondateur de l’école

atomistique, reprise ensuite par épicure, école qui a eu tant d'

adeptes dans l’antiquité et qui a fait de nouveau fortune parmi

les chimistes modernes. Démocrite avait voyagé en égypte, en

Chaldée et dans diverses régions de l’Orient et il avait été

initié aux connaissances théoriques et peut-être aussi aux arts

pratiques de ces contrées. Ces voyages étaient de tradition parmi

les premiers philosophes grecs, qui avaient coutume de compléter

ainsi leur éducation. Les voyages d’Hérodote sont certains et

racontés par lui-même. La tradition nous a transmis le souvenir

de ceux de Platon, de Pythagore et de Démocrite. Les derniers

en particulier sont attestés par toute l’antiquité. Diogène

Laerce les signale, et cela, paraît-il, d’après Antisthènes,

auteur presque contemporain de Démocrite ; lequel rapportait que

Démocrite apprit des prêtres la géométrie et visita l’Égypte,

la Perse et la mer rouge. Cicéron et Strabon, parlent de ces

voyages. D’après Diodore, Démocrite séjourna cinq ans en

Égypte. Clément D’Alexandrie, dans un passage dont une

partie, d’après Mullach, aurait été empruntée à Démocrite lui-

même, dit également qu’il alla en Babylone, en Perse, en

égypte et qu’il étudia sous les mages et les prêtres. Aussi lui

attribuait-on certains ouvrages sur les écritures sacrées des

chaldéens et sur celles de Méroé. Si j’insiste sur les voyages

et sur l’éducation de Démocrite, c’est que ces récits, qui

semblent authentiques, changent de physionomie dans Pline l'

ancien. Pline est le premier auteur qui ait transformé le

caractère du philosophe rationaliste, et qui lui ait attribué

cette qualité de magicien, demeurée dès lors attachée à son nom

pendant tout le moyen âge. Ainsi Pline fait de Démocrite, le

père de la magie, et il prélude aux histoires de Synésius et de

Georges Le Syncelle, d’après lesquelles Démocrite aurait été

initié à l’alchimie par les prêtres égyptiens et par Ostanès le

mage. On rencontre le même mélange de traditions, les unes

authentiques, les autres apocryphes, dans l’étude des ouvrages

de Démocrite. Les oeuvres de Démocrite et de son école

formaient dans l’antiquité une sorte d’encyclopédie

philosophique et scientifique, analogue à l’ensemble des traités

qui portent le nom d’Aristote. Elle fut réunie et classée en

tétralogies par le grammairien Thrasylle, du temps de Tibère.

Malheureusement ces livres

sont aujourd’hui perdus, à l’exception de divers fragments

récoltés ça et là et réunis d’abord par M Franck, en 1836,

puis par Mullach. Mullach, avec une critique sévère, a fait la

part des oeuvres authentiques dans sa collection, et il a

soigneusement écarté tout ce qui lui a paru pseudonyme ou

apocryphe. Toutefois une séparation absolue entre les deux ordres

d’écrits mis sous le nom de Démocrite est peut-être impossible,

à cause des imitations et des interpolations successives ;

surtout en ce qui touche les ouvrages d’histoire naturelle et d'

agriculture, si souvent cités par Pline et ses contemporains et

dont les geoponica nous ont conservé des débris fort étendus.

Diogène Laerce attribue à Démocrite des traités sur le suc des

plantes (cités aussi par Pétrone), sur les pierres, les minéraux

, les couleurs, les métaux, la teinture du verre, etc. Sénèque

dit encore que Démocrite avait découvert les procédés suivis de

son temps pour amollir l’ivoire, préparer l’émeraude

artificielle, colorer les matières vitrifiées : ... etc. Ceci

rappelle les quatre livres sur la teinture de l’or, de l’argent

, des pierres et de la pourpre, assignés plus tard par Synésius

et par Georges Le Syncelle à Démocrite. Olympiodore, auteur

alchimiste du Ive siècle, parle encore des quatre livres de

Démocrite sur les éléments : le feu et ce qui

en vient ; l’air, les animaux et ce qui en vient ; l’eau, les

poissons et ce qui en vient ; la terre, les sels, les métaux, les

plantes et ce qui en vient, etc. Tout cela semble se rapporter à

des traités antiques. Le départ rigoureux entre les oeuvres

authentiques et les ouvrages des disciples et des imitateurs de

Démocrite, qui se sont succédé pendant cinq ou six siècles, est

aujourd’hui, je le répète, difficile ; surtout en l’absence d'

ouvrages complets et absolument certains. Cependant, ces ouvrages

, même pseudonymes, semblent renfermer parfois des fragments de

livres plus anciens. Leur ensemble est d’ailleurs intéressant,

comme portant le cachet du temps où ils ont été écrits, au double

point de vue des doctrines mystiques ou philosophiques et des

connaissances positives. J’ai retrouvé récemment dans les

manuscrits alchimiques et publié un fragment sur la teinture en

pourpre par voie végétale, fragment qui semble avoir appartenu à

la collection des oeuvres de Démocrite ; je veux dire aux

ouvrages cités par Diogène Laerce, Pétrone et Senèque. Les

sujets que ceux-ci traitaient, notamment l’étude de la teinture

des verres et émaux, nous expliquent comment les premiers

alchimistes, empressés à se cacher sous l’égide d’un précurseur

autorisé, ont donné le nom de Démocrite à leur traité

fondamental, physica et mystica . Celui-ci est un assemblage

incohérent de plusieurs morceaux d’origine différente. Il débute

, sans préambule,

par un procédé technique pour teindre en pourpre ; c’est celui

que j’ai traduit : ce fragment, dont le caractère est purement

technique, n’a aucun lien avec le reste. Les manuscrits

renferment à la suite une évocation des enfers du maître de

Démocrite (Ostanès), puis des recettes alchimiques. Donnons

quelques détails sur ces diverses parties. Le second fragment

évocation magique rapporte que le maître étant mort, sans avoir

eu le temps d’initier Démocrite aux mystères de la science, ce

dernier l’évoqua du sein des enfers : " voilà donc la récompense

de ce que j’ai fait pour toi " , s’écrie l’apparition. Aux

questions de Démocrite, elle répond : " les livres sont dans le

temple " . Néanmoins, on ne réussit pas à les trouver. Quelque

temps après, pendant un festin, on vit une des colonnes du temple

s’entr’ouvrir ; on y aperçut les livres du maître, lesquels

renfermaient seulement les trois axiomes mystiques : " la nature

se plaît dans la nature ; la nature triomphe de la nature ; la

nature domine la nature ; " axiomes qui reparaissent ensuite

comme un refrain, à la fin de chacun des paragraphes de l'

opuscule alchimique proprement dit. Ce récit fantastique a été

reproduit plus d’une fois au moyen âge, sous des noms différents

, et attribué à divers maîtres célèbres. L’évocation elle-même

tranche par son caractère avec la première et la dernière parties

, où rien d’analogue ne se retrouve. Cependant, elle rappelle le

titre d’un

ouvrage sur les enfers , attribué à Démocrite et dont le vrai

caractère est incertain. Peut-être aussi faut-il y chercher

quelque ressouvenir des idées du vrai Démocrite sur les fantômes

et sur les songes, auxquels il supposait une existence réelle.

Nous trouvons des idées toutes pareilles dans épicure et dans

Lucrèce, qui attribuaient aux images sorties des corps une

certaine réalité substantielle, analogue à celle de la mue des

serpents. On conçoit que de telles théories conduisaient aisément

à des imaginations pareilles à celles des spirites de nos jours.

Quoi qu’il en soit, le récit de l’évocation que je viens de

rappeler nous ramène aux ouvrages magiques apocryphes, que l’on

attribuait déjà à Démocrite du temps de Pline ; je ne serais

pas surpris qu’elle en fût même tirée. Nous aurions alors ici

trois ordres de morceaux de date différente : la partie

alchimique, apocryphe et la plus récente, mais antérieure au Ive

siècle de notre ère ; la partie magique, également apocryphe,

mais précédant Pline ; et la partie technique, peut-être la plus

ancienne, se rattachant seule à Démocrite, ou plutôt à son école

. Cette association, par les copistes, de fragments d’époques

différentes n’est pas rare dans les manuscrits. En tous cas,

elle a lieu dans quatre manuscrits de la bibliothèque nationale,

lesquels semblent provenir d’une source commune. Elle existe

aussi dans le manuscrit de saint Marc, qui remonte au Xie

siècle.

Certes, il est étrange de voir ainsi un homme tel que Démocrite,

doué d’une incrédulité inflexible vis-à-vis des miracles, d'

après Lucien, un philosophe naturaliste et libre penseur par

excellence, métamorphosé en magicien et en alchimiste ! Pline

raconte, en effet, que Démocrite fut instruit dans la magie par

Ostanès ; il revient à plusieurs reprises sur ses relations avec

les mages. Solin parle au contraire de ses discussions contre

eux. D’après Pline, Démocrite viola le tombeau de Dardanus,

pour retirer les livres magiques qui y étaient ensevelis, et il

composa lui-même des ouvrages magiques. Cependant Pline ajoute

que plusieurs tiennent ces derniers pour apocryphes. L’usage d'

enfermer des manuscrits dans les tombeaux rappelle les papyrus

que nous trouvons aujourd’hui avec les momies et qui nous ont

conservé tant de précieux renseignements sur l’antiquité. On a

fait souvent des récits analogues de tombeaux violés pour en

tirer les livres des maîtres, dans les légendes du moyen âge, et

déjà dans celles de la vieille égypte. Elles n’étaient pas sans

quelque fondement. C’est précisément un tombeau de Thèbes, sans

doute celui d’un magicien, qui nous a restitué les papyrus de la

collection Anastasi, aujourd’hui à Leide (P 83). Or ces

derniers papyrus montrent que la transformation de Démocrite en

magicien n’est pas attestée seulement par Pline et par les

manuscrits alchimiques

de nos bibliothèques. Le nom de Démocrite se trouve à deux

reprises dans le rituel magique des papyrus de Leide, papyrus

qui renferment à la fois des recettes magiques et des recettes

alchimiques. On rencontre aussi dans ces papyrus, sous le titre

de sphère de Démocrite , une table en chiffres destinée à

pronostiquer la vie ou la mort d’un malade ; table toute

pareille aux tables d’Hermès et de Petosiris qui existent dans

les manuscrits des bibliothèques (P 35). Tout cela, je le répète

, montre que les traditions attachées au nom de Démocrite en

égypte, à l’époque des premiers siècles de l’ère chrétienne,

avaient le même caractère que dans nos manuscrits. Ajoutons,

comme dernier trait commun, que dans le papyrus N 66 de Leide,

les procédés de teinture en pourpre, les recettes métallurgiques,

les recettes de transmutation et les recettes magiques se

trouvent pareillement associées. Or ces divers ordres de procédés

se lisent ensemble dans l’opuscule du pseudo-Démocrite,

opuscule traduit ou plutôt paraphrasé en latin, d’après un

manuscrit analogue aux nôtres, et publié à Padoue, par

Pizzimenti, en 1573, sous le titre de Démocriti Abderitae

De Arte Magnâ , avec les commentaires de Synésius, de

Pélage et de Stephanus D’Alexandrie. Je l’ai analysé plus

haut. Mullach regarde à tort cet opuscule comme distinct des

Physica et Mystica ; je me suis assuré qu’il

n’existe entre eux d’autre différence que l’absence des deux

morceaux relatifs à la teinture en pourpre et à l’évocation

magique. Ceux-ci semblent avoir été ajoutés en tête par quelque

copiste, d’après la seule analogie du nom de l’auteur, réel ou

prétendu, et peut-être aussi d’après l’analogie des sujets

teinture en pourpre et teinture des métaux . Le manuscrit de

saint Marc (Fol 2) distingue, en effet, les deux sujets, dans

une table des matières plus vieille que ce manuscrit. Il existe

un autre traité du pseudo-Démocrite, traité dédié à Leucippe,

philosophe qui fut en effet le maître et l’ami de Démocrite. "

je me servirai d’énigmes, mais elles ne t’arrêteront pas, toi

médecin qui sais tout " . C’est le style des apocryphes. La

lettre de Démocrite à Philarète , autre ouvrage du même

écrivain, commence par une liste de corps. " voici le catalogue

des espèces : le mercure tiré de l’oeuf, la magnésie, l'

antimoine, la litharge de Calcédoine et d’Italie, le plomb, l'

étain, le fer, le cuivre, la soudure d’or, etc. " puis vient l'

art mystérieux des teintures métalliques. L’exposé ci-dessus

concorde avec les autres auteurs. En effet, d’après Synésius,

reproduit par George Le Syncelle, Démocrite avait écrit

quatre livres de teintures sur l’or, l’argent, les pierres et

la pourpre : ce qui rappelle à la fois la lettre précédente et le

passage de Sénèque. Synésius dit encore que Démocrite avait

dressé

un catalogue du blanc et du jaune. " il y enregistra d’abord les

solides, puis les liquides. Il appela le catalogue de l’or, c'

est-à-dire du jaune : Chrysopée, ou l’art de faire de l’or ;

et le catalogue de l’argent, c’est-à-dire celui du blanc :

Argyropée, ou l’art de faire de l’argent " . Tous ces

commentaires montrent quel intérêt on attachait aux recettes du

pseudo-Démocrite et permettent de les faire remonter en deçà de

la fin du Ive siècle de notre ère, peut-être même beaucoup plus

haut. Attachons-nous d’abord à l’autorité de Synésius : il

adresse son commentaire sur Démocrite à Dioscorus, prêtre de

Sérapis à Alexandrie ; dédicace conforme à l’opinion qui

identifie l’alchimiste et l’évêque de Ptolémaïs, lequel a vécu

à la fin du Ive siècle. Son ouvrage doit avoir été écrit avant

l’an 389, date de la destruction du temple de Sérapis à

Alexandrie. En outre, il cite Zosime le panopolitain comme un

auteur très ancien ; ce qui reporterait celui-ci au moins au

temps de Constantin ou de Dioclétien ; peut-être plus loin

encore. Le langage gnostique de Zosime est en effet celui des

auteurs de la fin du Iie siècle et du commencement du Iiie. Or,

le pseudo-Démocrite est déjà une autorité pour Zosime. Tâchons

d’aller plus avant. Les auteurs anciens signalent certains

écrits ou mémoires sur la nature, fabriqués par un égyptien,

Bolus De Mendès, et attribués à tort à Démocrite. Ces

mémoires

étaient appelés Chirocmeta , c’est-à-dire manipulations, nom

qui a été aussi donné aux écrits de Zosime. Pline, qui croit

les mémoires de Démocrite authentiques, déclare qu’ils sont

remplis du récit de choses prodigieuses. Peut-être Démocrite

avait-il réellement composé des traités de ce genre, auxquels on

a réuni ensuite ceux de ses imitateurs. Un autre ouvrage sur "

les sympathies et les antipathies " est assigné tantôt à

Démocrite par Columelle, tantôt à Bolus par Suidas. Ce livre

a été publié par Fabricius dans sa bibliothèque grecque :

c’est un amas de contes et d’enfantillages ; mais Pline est

rempli de recettes et de récits analogues. Aulu-Gelle dit

formellement que des auteurs sans instruction ont mis leurs

ouvrages sous le nom de Démocrite, afin de s’autoriser de son

illustration. Cependant il n’est pas prouvé que Bolus ait

commis sciemment cette fraude. Il semble plutôt s’être déclaré de l'

école de Démocrite, suivant un usage très répandu autrefois.

Peut-être prenait-il le nom de Démocrite dans les cérémonies

secrètes des initiés. Stéphanus De Byzance, à l’article

Apsinthios , parle en effet de Bolus le démocritain ; de même

les Scholia Nicandri Ad Theriaca . Dans Suidas et dans

le violarium de l’impératrice Eudocie, autre recueil

byzantin, il est question de Bolus le pythagoricien, qui avait

écrit sur les merveilles, sur les puissances naturelles, sur les

sympathies et les antipathies, sur les pierres, etc. Bolus est

tout au moins contemporain de l’ère chrétienne, sinon plus

ancien. C’est à quelque ouvrage de l’ordre des siens que

semblent devoir être rapportées les recettes agricoles,

vétérinaires et autres, attribuées à Démocrite le naturaliste

dans les Geoponica , recueil byzantin de recettes et de faits

relatifs à l’agriculture. Quelques-uns de ces énoncés se

ressentent même des influences juives ou gnostiques ; par exemple

celui-ci : " d’après Démocrite, aucun serpent n’entrera dans

un pigeonnier, si l’on inscrit aux quatre angles le nom d’Adam

" . Bolus n’était pas le seul auteur de l’école démocritaine,

ou pseudo-démocritaine. Nous trouvons aussi dans les manuscrits

alchimiques l’indication des mémoires démocritains de

Pétésis, autre égyptien. Le livre de Sophé l’égyptien, c’est-

à-dire du vieux roi Chéops, est attribué tantôt à Zosime, tantôt à Démocrite.

Cela montre qu’il existait en égypte, vers le commencement de

l’ère chrétienne, toute une série de traités naturalistes,

groupés autour du nom et de la tradition de Démocrite. Cette

littérature pseudo-démocritaine, rattachée à tort ou à raison à

l’autorité du grand philosophe naturaliste, est fort importante

: car c’est l’une des voies par lesquelles les traditions, en

partie réelles, en partie chimériques, des sciences occultes et

des pratiques industrielles de la vieille égypte et de Babylone

ont été conservées. Sur ces racines équivoques de l’astrologie

et de l’alchimie se sont élevées plus tard les sciences

positives dont nous sommes si fiers : la connaissance de leurs

origines réelles n’en offre que plus d’intérêt pour l’histoire

du développement de l’esprit humain. En fait, je le répète, c'

est à cette tradition que se rattachent les alchimistes, aussi

bien que les papyrus de Leide. Il est possible que les oeuvres

magiques dont parle Pline continsent déjà des récits et des

recettes alchimiques, pareilles à celles des Physica et

Mystica : à supposer que ce dernier ouvrage n’en provienne

pas directement. Le langage même prêté à Démocrite l’alchimiste

, est parfois celui d’un charlatan, parfois celui d’un

philosophe : peut-être en raison du mélange des ouvrages

authentiques et apocryphes. Tantôt, en effet, il déclare :

" il ne faut pas croire que ce soit par quelque sympathie

naturelle que l’aimant attire le fer... mais cela résulte des

propriétés physiques des corps " . Tantôt au contraire,

Démocrite s’adressant au roi, dit : " il faut, ô roi, savoir

ceci : nous sommes les chefs, les prêtres et les prophètes ;

celui qui n’a pas connu les substances et ne les a pas combinées

et n’a pas compris les espèces et joint les genres aux genres,

travaillera en vain et ses peines seront inutiles ; parce que les

natures se plaisent entre elles, se réjouissent entre elles, se

corrompent entre elles, se transforment entre elles et se

régénèrent entre elles " . Il existe dans les manuscrits une page

célèbre qui expose les vertus du philosophe, c’est-à-dire de l'

initié. Or, cette prescription est attribuée par Cedrenus à

Démocrite, et il ajoute que celui qui possède ces vertus,

comprendra l’énigme de la Sibylle, allusion directe à l’un des

traités alchimiques (P 136). Ailleurs, Démocrite l’alchimiste

fait appel, non dans quelque naïveté, à ses vieux compagnons de

travail contre le scepticisme de la jeunesse. " vous donc, ô mes

co-prophètes, vous avez confiance et vous connaissez la puissance

de la matière ; tandis que les jeunes gens ne se fient pas à ce

qui est écrit : ils croient que notre langage est fabuleux et non

symbolique " . Il parle ensuite de la teinture superficielle des

métaux et de leur teinture profonde, de celle que le

feu dissipe et de celle qui y résiste, etc. : ce qui répond en

effet à des notions réelles et scientifiques. Quant aux recettes

alchimiques elles-mêmes du pseudo-Démocrite, on y entrevoit

diverses expériences véritables, associées avec des résultats

chimériques. Tel est le texte suivant : " prenez du mercure,

fixez-le avec le corps de la magnésie, ou avec le corps du

stibium d’Italie, ou avec le soufre qui n’a pas passé par le

feu, ou avec l’aphroselinum, ou la chaux vive, ou l’alun de

Mélos, ou l’arsenic, ou comme il vous plaira, et jetez la

poudre blanche sur le cuivre ; alors vous aurez du cuivre qui

aura perdu sa couleur sombre. Versez la poudre rouge sur l'

argent, vous aurez de l’or ; si c’est sur l’or que vous la

jetez, vous aurez le corail d’or corporifié. La sandaraque

produit cette poudre jaune, de même que l’arsenic bien préparé,

ainsi que le cinabre, après qu’il a été tout à fait changé. Le

mercure seul peut enlever au cuivre sa couleur sombre. La nature

triomphe de la nature " . Il n’est guère possible d’interpréter

aujourd’hui ce texte avec précision : d’abord parce que les

mots mercure, arsenic, soufre, magnésie, ne présentaient pour les

alchimistes ni le sens positif, ni le sens précis qu’ils ont

pour nous (voir P 24) ; chacun d’eux désignait en réalité des

matières diverses, ayant dans l’opinion des auteurs du temps une

essence commune.

Cette notion est analogue aux idées des égyptiens sur la nature

des métaux. L’intérêt d’une semblable étude est d’ailleurs

limité. En effet, les opérations qu’effectuaient les alchimistes

sont connues par leurs descriptions ; ces opérations ne diffèrent

pas des nôtres et portent sur les mêmes substances. Or, tous les

résultats positifs des dissolutions, distillations, calcinations,

coupellations, etc., auxquelles ils se livraient sont aujourd'

hui parfaitement éclaircis : nous savons que la transmutation

tant rêvée ne s’y produit jamais. Il est donc inutile d’en

rechercher la formule exacte dans les recettes du pseudo-

Démocrite, de Sosime ou de leurs successeurs. Il semble d'

ailleurs que ces auteurs laissassent toujours quelque portion

obscure, destinée à être communiquée seulement de vive voix. C'

est ce qu’indique la fin du pseudo-Démocrite. " voilà tout ce

qu’il faut pour l’or et l’argent ; rien n’est oublié, rien n'

y manque, excepté la vapeur et l’évaporation de l’eau : je les

ai omises à dessein, les ayant exposées pleinement dans mes

autres écrits " . Je dirai cependant que l’on entrevoit dans les

descriptions du traité Physica et Mystica , deux poudres

de projection, propres à fabriquer l’or et l’argent. On y cite

aussi le corail d’or, autrement dit teinture d’or, qui était

réputé communiquer aux métaux la nature de l’or : c’était pour

les alchimistes le chef-d’oeuvre de leur art.

Les faits.

Les métaux chez les égyptiens.

1-introduction.

L'alchimie s’appuyait sur un certain ensemble de faits pratiques

connus dans l’antiquité, et qui touchaient la préparation des

métaux, de leurs alliages et celle des pierres précieuses

artificielles : il y avait là un côté expérimental qui n’a cessé

de progresser pendant tout le moyen âge, jusqu’à ce que la

chimie moderne et positive en soit sortie. Cette histoire n’est

autre que celle de l’industrie métallurgique. Certes je ne saurais

prétendre l’embrasser toute entière dans le cadre restreint de

la présente étude ; mais il est nécessaire de l’exposer en

partie, pour montrer l’origine positive des idées et des

illusions des alchimistes. Cette origine doit être cherchée en

Égypte, là où l’alchimie eut d’abord ses maîtres, ses

laboratoires et ses traditions. C’est pourquoi, après avoir

établi dans les livres précédents le caractère historique de

traditions, je vais maintenant résumer les connaissances des

anciens égyptiens sur les métaux et sur les substances congénères

. Je le ferai principalement d’après le mémoire capital de M

Lepsius sur cette question, et je montrerai par quelle suite de

raisonnements et d’analogies ils ont été conduits à tenter la

transmutation et à poursuivre les expériences dont nous avons

constaté l’exécution à Memphis et à Alexandrie. Sur les

monuments de l’ancienne Égypte on voit figurer les métaux, soit

comme butin de guerre, soit comme tribut des peuples vaincus ; on

en reconnaît l’image dans les tombeaux, dans les chambres du

trésor des temples, dans les offrandes faites aux dieux. D’après

Lepsius, les égyptiens distinguent dans leurs inscriptions huit

produits minéraux particulièrement précieux, qu’ils rangent dans

l’ordre suivant : l’or, ou Nub ; l’asem, ou electrum,

alliage d’or et d’argent ; l’argent, ou hat ; le chesteb

, ou minéral bleu, tel que le lapis-lazuli ;

le mafek , ou minéral vert, tel que l’émeraude ; le chomt

, airain, bronze, ou cuivre ; le men , ou fer (d’après

Lepsius) ; enfin le taht , autrement dit plomb. Cet ordre est

constant ; on le constate sur les monuments des dynasties

thébaines, et jusqu’au temps des ptolémées et des romains. Dans

les annales des compagnons de Thoutmosis Iii, à Carnak, on

rencontre souvent, parmi les tributs, des listes et des tableaux

figurés de ces substances précieuses, rangées d’après leur poids

et leur nombre. Les diverses matières que je viens d’énumérer

comprennent à la fois des métaux véritables et des pierres

précieuses, naturelles ou artificielles. Passons les en revue :

nous reconnaîtrons dans leurs propriétés le point de départ de

certaines idées théoriques des alchimistes sur les métaux. Il

faut en effet se replacer dans le milieu des faits et des notions

connus des anciens, pour comprendre leurs conceptions. 2-l’or.

L’or, réputé le plus précieux des métaux, est représenté en

monceaux, en bourses contenant de la poudre d’or et des pépites

naturelles, en objets travaillés, tels que plaques, barres,

briques, anneaux. On distingue d’abord le bon or, puis l’or de

roche, c’est-à-dire brut, non affiné, enfin certains alliages,

l’électros ou électrum en particulier.

3-l’argent.

L’argent est figuré sur les monuments égyptiens

sous les mêmes formes que l’or, mais avec une couleur différente

. Son nom précède même celui de l’or dans quelques inscriptions,

par exemple sur les stèles du Barkal à Boulaq : comme si le

rapport entre les deux métaux eût été interverti à certains

moments, par suite de l’abondance de l’or. On sait que leur

valeur relative, sans changer à un tel point, a été cependant

fort différente chez certains peuples ; chez les japonais de

notre époque, par exemple, elle s’est écartée beaucoup des

rapports admis en Europe. L’argent se préparait avec des degrés

de pureté très inégaux. Il était allié non seulement à l’or,

dans l’électrum, mais au plomb, dans le produit du traitement de

certains minerais argentifères. Ces degrés inégaux de pureté

avaient été remarqués de bonne heure et ils avaient donné lieu

chez les anciens à la distinction entre l’argent sans marque,

sans titre, asemon, et l’argent pur, monétaire, dont le

titre était garanti par la marque ou effigie imprimée à sa

surface. Le mot grec asemon s’est confondu d’ailleurs avec

l’asem , nom égyptien de l’électrum, l’asem étant aussi une

variété d’argent impur. (voir P 90). Dans l’extraction de l'

argent de ses minerais, c’était d’abord l’argent sans titre

que l’on obtenait. Son impureté favorisait l’opinion que l’on

pouvait réussir à doubler le poids de l’argent, par des mélanges et des tours de

main convenables. C’était en effet l’argent sans titre que les

alchimistes prétendaient fabriquer par leurs procédés, sauf à le

purifier ensuite. Dans les papyrus de Leide, et dans nos

manuscrits grecs, les mots : " fabrication de l’asemon " ,

sont synonymes de transmutation ; celle-ci était opérée à partir

du plomb, du cuivre et surtout de l’étain. C’était aussi en

colorant l’asemon que l’on pensait obtenir l’or : ce qui nous

ramène à la variété d’argent brut qui contenait de l’or, c’est

-à-dire à l’électrum. 4-l’electrum ou asem. l’electros, ou

electrum, en égyptien asem , alliage d’or et d’argent, se

voit à côté de l’or sur les monuments ; il a été confondu à tort

par quelques-uns avec ce que nous appelons le vermeil, c’est-à-

dire l’argent doré, lequel est seulement teint à la surface.

Parfois le nom de l’électrum figure seul sur les monuments, à la

place de l’argent. De même chez les alchimistes, le nom mystique

d’hommes d’argent est remplacé en certains endroits par

celui d’hommes d’électrum (voir P 60).

Plus dur et plus léger que l’or pur, cet alliage se prêtait

mieux à la fabrication des objets travaillés. Il était regardé

autrefois comme un métal du même ordre que l’or et l’argent. La

planète Jupiter lui était consacrée à l’origine, attribution

qui est encore attestée par les auteurs du Ve siècle de notre

ère (P 49, 113, 114). Plus tard, l’électrum ayant disparu

de la liste des métaux, cette planète fut assignée à l’étain. L'

alliage d’or et d’argent se produit aisément dans le traitement

des minerais qui renferment les deux métaux simples. C’était

donc la substance originelle, celle dont on tirait les deux

autres par des opérations convenables, et il n’est pas

surprenant que les anciens en aient fait un métal particulier ;

surtout aux époques les plus reculées, où les procédés de

séparation étaient à peine ébauchés. Néron semble le premier

souverain qui ait exigé de l’or fin. " tout or, dit Pline,

contient de l’argent en proportions diverses ; lors que l'

argent entre pour un cinquième, le métal prend le nom d’électrum

. On fabrique aussi l’électrum en ajoutant de l’argent à l’or

" . Les proportions signalées par Pline n’avaient d’ailleurs

rien de constant. L’électrum, ayant une composition moins bien

définie que les métaux purs, a paru former le passage entre les

deux. On savait, en effet, les en extraire tous deux ; l’or

était, je le répète, le produit principal et l’argent en

représentait la scorie, comme dit Pline. De là

l’identification du nom égyptien de l’électrum, asem, avec

celui de l’argent impur, asemon, et l’idée que l’or et l'

argent, corps congénères, pouvaient être fabriqués par une même

méthode de transmutation. Avec le progrès de la purification des

métaux, l’électrum tomba en désuétude. Cependant son nom est

encore inscrit dans la liste des signes alchimiques, parmi les

substances métalliques. Le mot d’électrum avait chez les grecs

et les romains un double sens : celui de métal et celui d’ambre

jaune. Son éclat a été comparé à celui de l’eau jaillissante par

Callimaque, et plus tard par Virgile ; comparaison qui nous

reporte à l’identification faite par le Timée de Platon entre

les eaux chimiques et les métaux. On conçoit dès lors comment,

dans le scholiaste d’Aristophane, l’électrum est assimilé au

verre. Suidas le définit à son tour : une forme de l’or mêlé de

verre et de pierres précieuses. Plus tard, le sens du mot changea

et fut appliqué, peut-être à cause de l’analogie de la couleur,

à divers alliages jaunes et brillants, tels que certains bronzes

(similor) et le laiton lui-même. D’après Du Cange, les auteurs

du moyen âge désignent sous le nom d’électrum un mélange de

cuivre et d’étain. Dans un passage de cette dernière époque, il

est regardé comme synonyme de laiton : " il se donnait la

discipline avec des chaînes d’électrum ou de laiton " . Nous

voyons ici quels changements progressifs les noms des alliages

métalliques ont éprouvés dans le cours des temps. Les trois

métaux précédents présentent le fait caractéristique d’un

alliage compris par les égyptiens dans la liste des métaux purs ;

association que l’airain et le laiton ont reproduite également

chez les anciens. En outre cet alliage peut être obtenu du

premier jet, au moyen des minerais naturels ; et il peut être

reproduit par la fusion des deux métaux composants, pris en

proportion convenable. C’est donc à la fois un métal naturel et

un métal factice : rapprochement indiquant les idées qui ont

conduit les alchimistes à tâcher de fabriquer artificiellement l'

or et l’argent. En effet l’assimilation de l’électrum à l’or

et à l’argent explique comment ces derniers corps ont pu être

envisagés comme des alliages, susceptibles d’être reproduits par

des associations de matières et par des tours de main ; comment

surtout, en partant de l’or véritable, on pouvait espérer en

augmenter le poids diplosis par certains mélanges, et par

certaines additions d’ingrédients, qui en laissaient subsister

la nature fondamentale (P 92). Le chesbet et le mafek vont nous

révéler des assimilations plus étendues. 5-le saphir ou chesbet.

Le chesbet et le mafek sont deux substances précieuses, qui

accompagnent l’or et l’argent dans les

inscriptions et qui sont étroitement liées entre elles. Ainsi,

les quatre prophètes à Denderâ portent chacun un encensoir : le

premier en or et en argent, le second en chesbet (bleu), le

troisième en mafek (vert), le quatrième en tehen (jaune). Or, le

chesbet et le mafek ne désignent pas des métaux au sens moderne,

mais des minéraux colorés, dont le nom a été souvent traduit par

les mots de saphir et d’émeraude. En réalité, le nom de chesbet

ou chesteb s’applique à tout minéral bleu, naturel ou artificiel

, tel que le lapis-lazuli, les émaux bleus et leur poudre, à base

de cobalt ou de cuivre, les cendres bleues, le sulfate de cuivre,

etc. Le chesbet est figuré comme objet précieux sur les monuments

, dans les corbeilles et dans les bourses qui y sont dessinées :

on l’aperçoit parfois en longs blocs quadrangulaires et en

masses de plusieurs livres. Il a servi à fabriquer des parures,

des colliers, des amulettes, des incrustations, qui existent dans

nos musées. Il personnifie la déesse multicolore, représentée

tantôt en bleu, tantôt en vert, parfois en jaune, c’est-à-dire

la déesse Hathor, et plus tard, par assimilation, Aphrodite, la

déesse grecque, et aussi Cypris, la divinité phénicienne de

Chypre, qui a donné son nom au cuivre. Les annales de

Thoutmosis Iii distinguent le vrai chesbet (naturel) et le

chesbet artificiel. L’analyse des verres bleus qui constituent

ce dernier, aussi bien que celle des peintures enlevées aux

monuments, ont établi que la plupart étaient colorés par un sel

de cuivre. Quelques-uns le sont par du cobalt, comme l’indique

l’histoire de la chimie de Hoefer, et comme le

montre l’analyse des perles égyptiennes faite par M Clemmer.

Ce résultat est conforme aux faits reconnus par Davy pour les

verres grecs et romains. Théophraste semble même parler

explicitement du bleu de cobalt, sous le nom de bleu mâle, opposé

au bleu femelle. Théophraste distingue également le cyanos

autophyès , ou bleu naturel, venu de Scythie (lapis-lazuli) et

le cyanos sceuastos , ou imitation, fabriquée depuis l’époque

d’un ancien roi d’égypte, et obtenue en colorant une masse de

verre avec un minerai de cuivre pris en petite quantité. Le bleu

imité devait pouvoir résister au feu ; tandis que le bleu non

chauffé apyros , c’est-à-dire le sulfate de cuivre naturel,

ou plutôt l’azurite, n’était pas durable. Vitruve donne encore

le procédé de fabrication du bleu d’Alexandrie, au moyen du

sable, du natron et de la limaille de cuivre, mis en pâte, puis

vitrifiés au feu : recette qui se trouve dans les alchimistes

grecs, ainsi que le montrent nos citations d’Olympiodore (P 19

4). On rencontre ici plusieurs notions capitales au point de vue

qui nous occupe. D’abord l’assimilation d’une matière colorée,

pierre précieuse, émail, couleur vitrifiée, avec les métaux ; les

uns et les autres se trouvant compris sous une même désignation

générale. Cette assimilation, qui nous paraît étrange, s'

explique à la fois par l’éclat et la rareté qui caractérise les

deux ordres de substances, et aussi par ce fait que leur

préparation était également effectuée au moyen du feu, à l’aide

d’opérations de voie sèche, accomplies sans doute par les mêmes

ouvriers.

Remarquons également l’imitation d’un minéral naturel par l'

art, qui met en regard le produit naturel et le produit

artificiel : cette imitation offre des degrés inégaux dans les

qualités et la perfection du produit. Enfin nous y apercevons une

nouvelle notion, celle de la teinture ; car l’imitation du

saphir naturel repose sur la coloration d’une grande masse,

incolore par elle-même, mais constituant le fond vitrifiable, que

l’on teint à l’aide d’une petite quantité de substance colorée

. Avec les émaux et les verres colorés ainsi préparés, on

reproduisait les pierres précieuses naturelles ; on recouvrait

des figures, des objets en terre ou en pierre ; on incrustait les

objets métalliques. Nous reviendrons sur toutes ces circonstances

, qui se retrouvent parallèlement dans l’histoire du mafek. 6-

l’émeraude ou mafek. Le mafek, ou minéral vert, désigne l'

émeraude, le jaspe vert, l’émail vert, les cendres vertes, le

verre de couleur verte, etc. Il est figuré dans les tombeaux de

Thèbes, en monceaux précieux, mis en tas avec l’or, l’argent,

le chesbet ; par exemple, dans le trésor de Ramsès Iii. Les

égyptologues ont agité la question de savoir si ce nom ne

désignait pas le cuivre ; comme Champollion l’avait pensé d'

abord, opinion que Lepsius rejette. Je la cite, non pour

intervenir dans la question, mais

comme une nouvelle preuve de la parenté étroite du mafek avec les

métaux. La confusion est d’autant plus aisée, que le cuivre est,

nous le savons, le générateur d’un grand nombre de matières

bleues et vertes. De même que pour le chesbet, il y a un mafek

vrai, qui est l’émeraude ou la malachite, et un mafek artificiel

, qui représente les émaux et les verres colorés. La couleur

verte des tombeaux et des sarcophages est formée par la poussière

d’une matière vitrifiée à base de cuivre. Le vert de cuivre,

malachite ou fausse émeraude naturelle, était appelé en grec

chrysocolle , c’est-à-dire soudure d’or ; en raison de son

application à cet usage (après réduction et production d’un

alliage renfermant un peu d’or et un cinquième d’argent, d'

après Pline). C’était la base des couleurs vertes chez les

anciens. Elle se trouvait, toujours suivant Pline, dans les

mines d’or et d’argent ; la meilleure espèce existait dans les

mines de cuivre. On la fabriquait artificiellement, en faisant

couler de l’eau dans les puits de mine jusqu’au mois de juin et

en laissant sécher pendant les mois de juin et juillet. La

théorie chimique actuelle explique aisément cette préparation,

laquelle repose sur l’oxydation lente des sulfures métalliques.

Le nom d’émeraude était appliqué par les grecs, dans un sens

aussi compréhensif que celui de mafek, à toute substance verte.

Il comprend non seulement le vrai béryl, qui se trouve souvent

dans la nature en grandes masses sans éclat ; mais aussi le

granit vert, employé en obélisques et sarcophages sous la vingt-

sixième dynastie ; peut-être aussi le jaspe vert. Ces

minéraux ont pu servir à tailler les grandes émeraudes de

quarante coudées de long, qui se trouvaient dans le temple d'

Ammon. C’est au contraire à une substance vitrifiée que se

rapportent les célèbres plats d’émeraudes, regardés comme d’un

prix infini, dont il est question au moment de la chute de l'

empire romain et au moyen âge. Ainsi, dans le trésor des rois

goths, en Espagne, les arabes trouvèrent une table d’émeraude,

entourée de trois rangs de perles et soutenue par 360 pieds d'

or : ceci rappelle les descriptions des mille et une nuits .

On a cité souvent le grand plat d’émeraude, le Sacro Catino

, pillé par les croisés à la prise de Césarée, en Palestine,

en 1101, et que l’on montre encore aux touristes dans la

sacristie de la cathédrale de Gênes. Il a toute une légende. On

prétendait qu’il avait été apporté à Salomon par la reine de

Saba. Jésus-Christ aurait mangé dans ce plat l’agneau pascal

avec ses disciples. On crut longtemps que c’était une véritable

émeraude ; mais des doutes s’élevèrent au Xviiie siècle. La

condamine avait déjà essayé de s’en assurer par artifice, au

grand scandale des prêtres qui montraient ce monument vénérable.

Il fut transporté, en 1809, à Paris, où l’on a constaté que

c’était simplement un verre coloré, et il retourna, en 1815, à

Gênes, où il est encore. La valeur attribuée à de tels objets et

leur rareté s’expliquent, si l’on observe que la fabrication du

verre coloré en vert, opération difficile et coûteuse, paraît

avoir été abandonnée sous les grecs et les romains. Pline ne

parle pas de ce genre de vitrification, qui était certainement en

usage dans l’ancienne Égypte,

d’après l’examen microscopique des couleurs employées sur les

monuments. Cependant nous trouvons parmi les recettes des

manuscrits alchimiques un petit traité sur la fabrication des

verres, où il est question, à côté du verre bleu, du verre

venetum , c’est-à-dire vert pâle. La confusion entre une série

fort diverse de substances de couleur verte explique aussi la

particularité signalée par Théophraste, d’après lequel l'

émeraude communiquerait sa couleur à l’eau, tantôt plus, tantôt

moins, et serait utile pour les maladies des yeux. Il s’agit

évidemment de sels basiques de cuivre, en partie solubles et

pouvant jouer le rôle de collyre. Les détails qui précèdent

montrent de nouveau une même dénomination appliquée à un grand

nombre de substances différentes, assimilées d’ailleurs aux

métaux : les unes naturelles, ou susceptibles parfois d’être

produites dans les mines, en y provoquant certaines

transformations lentes, telle est la malachite ; d’autres sont

purement artificielles. On conçoit dès lors le vague et la

confusion des idées des anciens, ainsi que l’espérance que l’on

pouvait avoir de procéder à une imitation de plus en plus

parfaite des substances minérales et des métaux, par l’art aidé

du concours du temps et des actions naturelles.

 

7-l’airain et le cuivre.

Après le chesbet et le mafek, la liste

des métaux égyptiens se poursuit par un vrai métal, le chomt ,

nom traduit, d’après Lepsius, par cuivre, bronze, airain, et

qui se reconnaît à sa couleur rouge sur les monuments.

Champollion traduisait le même mot par fer. Cette confusion

entre l’airain et le fer est ancienne. Déjà le mot latin Oes

, airain, répond au sanscrit Ayas , qui signifie le fer. Ici

encore les égyptiens comprenaient sous une même domination un

métal pur, le cuivre, et ses alliages, obtenus plus facilement

que lui par les traitements métallurgiques des minerais. Le

cuivre pur, en effet, s’est rencontré rarement autrefois, bien

qu’il existe à l’état natif : par exemple, dans les dépôts du

lac supérieur en Amérique ; et bien qu’il puisse être réduit de

certains minerais à l’état pur. Mais il se prête mal à la fonte.

Dans la plupart des cas, la réduction s’opère plus aisément sur

des mélanges renfermant à la fois le cuivre et l’étain bronzes

, parfois aussi le plomb ( molybdochalque des anciens), et le

zinc orichalque, laitons , en diverses proportions relatives.

De là résultent des alliages plus fusibles et doués de propriétés

particulières, qui constituent spécialement l’airain des anciens

, le bronze des modernes. Le chomt est représenté sur les

monuments égyptiens en grosses plaques, en parallélipipèdes

fondus (briques) et en fragments bruts, non purifiés par la

fusion. Les musées renferment des miroirs de bronze (alliage de

cuivre et d’étain), des serrures, clefs, cuillers, clous,

poignards, haches, couteaux, coupes et objets de toute nature en

bronze. Vauquelin en a publié des analyses, où il signale un

septième d’étain. J’ai eu occasion d’exécuter moi-même, pour

Mariette, quelques analyses de miroirs se rapprochant encore

davantage de la composition du bronze le plus parfait (un dixième

d’étain). Ici vient se ranger l’orichalque , mot qui semble

avoir représenté chez les grecs tous les alliages métalliques

jaunes rappelant l’or par leur brillant. Il a d’abord été

employé par Hésiode et par Platon. Ce dernier parle dans son

Atlantide d’un métal précieux, devenu mythique plus tard pour

Aristote, et que, d’après Pline, on ne rencontrait plus de son

temps dans la nature. Cependant le mot se retrouve, à l’époque

de l’empire romain et dans les traités des alchimistes grecs,

pour exprimer le laiton, l’alliage des cymbales et divers autres

. Il est venu jusqu’à nous dans la dénomination défigurée de

fil d’archal . Telle est la variabilité indéfinie de propriétés

des matières désignées autrefois sous un seul et même nom. Ce

sont, je le répète, des circonstances qu’il importe de ne pas

oublier, si l’on veut comprendre les idées des anciens, en se

plaçant dans le même ensemble d’habitudes et de faits pratiques.

Les nombreux alliages que l’on sait fabriquer avec le cuivre, la

facilité avec laquelle on en fait varier à volonté la dureté,

la ténacité, la couleur, étaient particulièrement propres à faire

naître l’espérance de transformer le cuivre en or. De là, ces

recettes pour obtenir un bronze couleur d’or, inscrites dans les

papyrus de Leide et dans nos manuscrits. On raconte aussi que l'

on trouva dans le trésor des rois de Perse un alliage semblable

à l’or, qu’aucun procédé d’analyse, sauf l’odeur, ne

permettait d’en distinguer. L’odeur propre de ces alliages,

pareille à celle des métaux primitifs, avait frappé les

opérateurs. Nous trouvons aussi dans une vieille recette de

diplosis , où il est question d’un métal artificiel, ces mots :

" la teinture le rend brillant et inodore " . Ainsi il semblait

aux métallurgistes du temps qu’il n’y eût qu’un pas à faire,

un tour de main à réaliser, une ou deux propriétés à modifier

pour obtenir la transmutation complète et la fabrication

artificielle de l’or et de l’argent. 8-le fer. Après le

chomt , vient le men , plus tard tehset , que M Lepsius

traduit par fer. Il y a quelque incertitude sur cette

interprétation, le nom du fer ne paraissant pas sur les monuments

vis-à-vis des figures des objets qui semblent formés par ce métal.

Il semble que ce soit là une preuve d’un caractère récent. Le

fer, en effet, est rare et relativement moderne dans les

tombeaux égyptiens. Les peintures de l’ancien empire ne

fournissent pas d’exemple d’armes peintes en bleu (fer), mais

toujours en rouge ou brun clair (airain). à l’origine, on se

bornait à recouvrir les casques et les cuirasses de cuir avec des

lames et des bagues de fer ; ce qui montre la rareté originelle

du fer. Tout ceci n’a rien de surprenant. On sait que la

préparation du fer, sa fusion, son travail sont beaucoup plus

difficiles que ceux des autres métaux. Aussi est-il venu le

dernier dans le monde, où il a été connu d’abord sous la forme

de fer météorique. L’âge de fer succède aux autres, dans les

récits des poètes. L’usage du fer fut découvert après celui des

autres métaux, dit Isidore De Séville. On connut l’airain

avant le fer, d’après Lucrèce. Les massagètes ne connaissaient

pas le fer, suivant Hérodote ; les mexicains et les péruviens

non plus, avant l’arrivée des espagnols. Les opinions que je

viens d’exposer sur l’origine récente du fer en égypte sont

les plus accréditées. Cependant je dois dire que M Maspero ne

les partage pas. Il pense qu’il existe des indices peu douteux

de l’emploi des outils de fer dans la construction des pyramides

et il a même trouvé du fer métallique dans la maçonnerie de ces

édifices. 9-le plomb. Le taht ou plomb, le plus vulgaire de

tous, termine la liste des métaux figurés par les égyptiens. On

doit entendre sous ce nom, non seulement le plomb pur, mais aussi

certains de ses alliages. D’après les alchimistes grecs, tels

que le pseudo-Démocrite, le plomb était le générateur des autres

métaux ; c’était lui qui servait à produire, par l'

intermédiaire de l’un de ses dérivés, appelé magnésie par les

auteurs, les trois autres corps métalliques congénères, à savoir

le cuivre, l’étain et le fer. Avec le plomb, on fabriquait aussi

l’argent. Cette idée devait paraître toute naturelle aux

métallurgistes d’autrefois, qui retiraient l’argent du plomb

argentifère par coupellation. 10-l’étain. L’étain,

circonstance singulière, ne figure pas dans la liste de Lepsius,

bien qu’il entre dans la composition du bronze des vieux

égyptiens. Peut-être ne savaient-ils pas le préparer à l’état

isolé. Il n’a été connu à l’état de pureté que plus tard, à l'

époque des grecs et des romains. Mais il était d’usage courant

au temps des alchimistes, comme en témoignent les recettes des

papyrus de Leide (P 88). C’était l’une des matières

fondamentales employées pour la prétendue fabrication ou

transmutation de l’argent, dans ces papyrus (P 90), comme dans

nos manuscrits. C’est pourquoi il convient de parler ici du

cassiteros antique, mot dont le sens a changé, comme celui de l’airain, avec le

cours des temps. à l’origine, dans Homère par exemple, il

semble que le cassiteros fut un alliage d’argent et de plomb

, alliage qui se produit aisément pendant le traitement des

minerais de plomb. Plus tard, le même nom fut appliqué à l’étain

, ainsi qu’à ses alliages plombifères. De même, en hébreu,

bédil signifie tantôt l’étain, tantôt le plomb, ou plutôt

certains de ses alliages. L’étain lui-même a été regardé d'

abord comme une sorte de doublet du plomb ; c’était le plomb

blanc ou argentin, opposé au plomb noir ou plomb proprement dit (

Pline). Son éclat, sa résistance à l’eau et à l’air, ses

propriétés, intermédiaires en quelque sorte entre celles du plomb

et celles de l’argent, toutes ces circonstances nous expliquent

comment les alchimistes ont pris si souvent l’étain comme point

de départ de leurs procédés de transmutation. Une de ses

propriétés les plus spéciales, le cri ou bruissement qu’il fait

entendre lorsqu’on le plie, semblait la première propriété

spécifique qu’on dût s’attacher à faire disparaître. Geber y

insiste et les alchimistes grecs en parlent déjà. Les alliages d'

étain, tels que le bronze, l’orichalque (alliages de cuivre), et

le claudianon (alliage de plomb), jouaient aussi un grand

rôle autrefois. On remarquera que les alliages ont dans l'

antiquité des noms spécifiques, comme les métaux eux-mêmes.

Rappelons encore que l’astre associé à l’étain à l’origine n'

était pas la planète Jupiter, comme il est arrivé plus tard,

mais la planète Mercure. Les lexiques alchimiques portent la trace de cette première

attribution. Le signe de Jupiter était assigné originairement à

l’électrum. Cette planète d’ailleurs, ou plutôt son signe,

paraît avoir possédé à un certain moment une signification

générique ; car ce dernier est adjoint comme signe auxiliaire à

celui du mercure, dans un lexique alchimique très ancien. 11-le

mercure. Le mercure, qui joue un si grand rôle chez les

alchimistes, est ignoré dans l’ancienne égypte. Mais il fut

connu des grecs et des romains. On distinguait même le mercure

natif et le mercure préparé par l’art, fabriqué en vertu d’une

distillation véritable, que Dioscoride décrit. Sa liquidité, que

le froid ne modifie pas, sa mobilité extrême, qui le faisait

regarder comme vivant, son action sur les métaux, ses propriétés

corrosives et vénéneuses sont résumées par Pline en deux mots :

... etc. ; liqueur éternelle, poison de toutes choses. Son nom

primitif est vif argent, eau argent, c’est-à-dire argent liquide

. Le métal n’a pris le nom et le signe de mercure, c’est-à-dire

ceux du corps hermétique par excellence, que pendant le moyen âge.

 Dans les papyrus grecs de Leide, recueillis à Thèbes en

Égypte, le nom du mercure se trouve associé à

diverses recettes alchimiques ; précisément comme dans nos

manuscrits. 12-autres substances congénères des métaux. Les

minéraux bleus et verts sont les seuls qui soient inscrits en

égypte dans la liste des métaux. Cependant il convient de faire

aussi mention d’autres pierres précieuses égyptiennes, telles

que le chenem , rubis, pierre rouge, émail ou verre rouge ; le

nesem , substance blanc clair ; le tehen , topaze, jaspe

jaune, émail ou verre jaune ; soufre en copte ; le hertès ,

couleur blanche, quartz laiteux ; peut-être aussi stuc, émail

blanc et autres corps équivalents au titanos , mot qui veut

dire chaux en grec. Ces substances, que nous rangerions aujourd'

hui à côté du mafek et du chesbet, n’y figuraient cependant pas

en égypte : ce qui manifeste encore la diversité des conceptions

des anciens, comparées aux nôtres. 13-liste alchimique des

métaux et de leurs dérivés. Pour compléter ce sujet et montrer l'

étendue des rapprochements faits par les premiers alchimistes, il

convient de citer une liste des corps associés à chaque métal

Ek Tôn Metallicôn , la liste de ses dérivés, dirions-nous ;

tous corps compris sous le signe fondamental du métal, comme on

le ferait aujourd’hui dans un traité de chimie. Cette liste

paraît fort ancienne, car elle précède immédiatement celle des

mois égyptiens dans le Ms 2327 (Fol 280) ; elle comprend les

sept signes des métaux, assimilés aux sept planètes ; elle

constate des rapprochements étranges. à la vérité, le mot plomb

est suivi par celui de la litharge et du claudianon (alliage de

plomb et d’étain), qui s’y rattachent directement, et le mot

fer par ceux de l’aimant et des pyrites. Mais, d’autre part, le

signe de l’étain cassiteros comprend en même temps le corail

, toute pierre blanche, ce qui rappelle les émaux ; puis la

sandaraque, le soufre et les analogues. Sous le signe de l’or

figurent, avec ce métal, l’escarboucle, l’hyacinthe, le diamant

, le saphir et les corps analogues ; c’est-à-dire les pierres

précieuses les plus brillantes et les plus chères. Après le signe

du cuivre chalkos , on lit la perle, l’onyx, l’améthyste, le

naphte, la poix, le sucre, l’asphalte, le miel, la gomme

ammoniaque, l’encens. Le signe de l’émeraude comprend le jaspe,

la chrysolithe, le mercure, l’ambre, l’oliban, le mastic. La

place assignée au mercure est significative. En effet, ce métal

n’apparaît pas comme chef de file dans la vieille liste des

métaux ; mais il est rattaché à une rubrique antérieure, celle de

l’émeraude (chesbet), dont il semble

avoir pris plus tard la place dans la notation symbolique. Enfin

le signe de l’argent embrasse le verre, la terre blanche et les

choses pareilles. Cette liste établit, je le répète, des

rapprochements curieux et dont la raison avec nos idées actuelles

est difficile à expliquer. Il semble qu’il y ait là l’indice de

quelque tableau général des substances, rangées sous un certain

nombre de rubriques tirées des noms des métaux ; quelque chose

comme les catalogues du blanc et du jaune attribués à Démocrite.

Les analogies qui ont présidé à la construction de semblables

classifications sont difficiles à retrouver aujourd’hui.

Cependant, rappelons-nous que l’emploi de signes et de mots

compréhensifs a toujours existé en chimie. Ceux qui liront, dans

quelques siècles, le mot générique éther , appliqué à des

corps aussi dissemblables que l’éther ordinaire, le blanc de

baleine, les huiles, la nitroglycérine, la poudre-coton, le sucre

de cannes, sans connaître les théories destinées à grouper tous

ces corps, unis sous la définition d’une fonction commune, n'

éprouveront-ils pas aussi quelque embarras ? Quoi qu’il en soit,

on remarquera que les pierres précieuses sont jointes aux métaux

dans la vieille liste alchimique, aussi bien que dans la liste

fondamentale des anciens égyptiens. Les noms des métaux y

comprennent en effet le plomb, l’étain, le fer, l’or, le cuivre

, l’émeraude, l’argent : c’est la même association que celle

des métaux égyptiens, d’après Lepsius.

14-les laboratoires.

En quels lieux et par quels procédés

préparait-on en Egypte les métaux et les substances brillantes,

pierres précieuses artificielles et vitrifications, qui étaient

assimilées aux métaux ? C’est ce que nous ne savons pas d’une

manière précise. Agatharchide nous apprend, à la vérité, quels

étaient les centres d’exploitation métallurgique. Mais il s'

agit plutôt, dans son récit, de l’extraction des minerais

métalliques et de leur traitement sur place, que des industries

chimiques proprement dites. Celles-ci paraissent avoir été

exercées en général au voisinage des sanctuaires de Ptah et de

Serapis. Les opérateurs qui s’occupaient de transmutation

étaient les mêmes que ceux qui préparaient les médicaments. L'

association de ces diverses connaissances a toujours relevé d’un

même système général de théories. Aujourd’hui encore, les mêmes

savants cultivaient à la fois la chimie minérale, science des

métaux et des verres, et la chimie organique, science des remèdes

et des teintures. En égypte d’ailleurs, les procédés chimiques

de tout genre étaient exécutés, aussi bien que les traitements

médicaux, avec accompagnement de formules religieuses, de prières

et d’incantations, réputées essentielles au succès des

opérations comme à la guérison des maladies. Les prêtres seuls

pouvaient accomplir à la fois les deux ordres de cérémonies,

pratiques et magiques. Cependant, jusqu’à présent, on n’a pas

retrouvé la trace des vieux laboratoires qui devaient être

consacrés à la fabrication des métaux, des verres et des pierres

précieuses. Le seul indice que l’on en connaisse est dû à une

observation de M Maspero, dont il a bien voulu me confier le

détail. La découverte a été faite par des indigènes, à Drongah,

à une demi-heure de marche au S-S-O de Siout, au pied de la

montagne, dans un cimetière musulman, établi au milieu de l’un

des quartiers de l’ancienne nécropole. Dans une fouille faite

pour chercher de l’or, et poursuivie jusqu’au sein de la roche

même, on tomba sur une sorte de puits d’éboulement ; on

rencontra au fond, à une profondeur de 12 à 13 mètres, une

chambre funéraire, appartenant à une sépulture profonde et déjà

violée. Là on pénétra dans une chambre ayant servi de laboratoire

, et dont les parois étaient enfumées. On y trouva les objets

suivants : un fourneau en bronze ; une porte en bronze, de 0 m

35 de hauteur, provenant d’un four plus grand ; environ

cinquante vases de bronze munis d’un bec en rigole non fermée,

chacun dans une sorte de cône tronqué, aussi en bronze, et dont

l’orifice supérieur était plus large. Ce cône rappelle nos bains

de sable ; mais l’usage des vases eux-mêmes est inconnu. Il y

avait aussi plusieurs cuvettes d’albâtre ; un vase arrondi,

provenant de l’ancien empire, en diorite ou jaspe vert ; des

cuillers en albâtre ; des objets en or

à bas titre, pesant 96 dirhems, composés de morceaux ayant l'

apparence de rubans en larges feuilles enroulées ; ainsi qu’un

masque de momie, faussé et plié. Ces objets d’or offraient l'

aspect d’objets pillés et préparés pour la fonte. Le tout semble

constituer un atelier du Vie au Viie siècle de notre ère, ayant

appartenu à un faux-monnoyeur ou à un alchimiste : c’était alors

à peu près la même chose. Dans un coin de la chambre, on aperçut

une terre grasse et noirâtre que les assistants s’empressèrent

d’emporter, disant qu’ils allaient s’en servir pour blanchir

le cuivre : en d’autres termes, ils la regardaient comme de la

poudre de projection, susceptible de changer le cuivre en argent.

On voit par ce préjugé que la tradition secrète de l’alchimie n'

est pas encore perdue dans l’Égypte moderne.

La teinture des métaux. Ainsi les égyptiens réunissaient dans une

même liste et dans un même groupe les métaux vrais, leurs

alliages et certains minéraux colorés ou brillants, les uns

naturels, les autres artificiels. Les mêmes ouvriers traitaient

les uns et les autres par les procédés de la cuisson, c’est-à-

dire de la voie sèche. Les industries du verre, des émaux, des

alliages étaient très développées en égypte et en Assyrie,

comme le montrent les récits des anciens et l’examen des débris

de leurs monuments. Cette assimilation entre les métaux et les

pierres précieuses reposait à la fois sur les pratiques

industrielles et sur les propriétés mêmes des corps. Elle paraît

tirer son origine de l’éclat de la couleur, de l’inaltérabilité

, communes à ces diverses substances. Les noms mêmes de certains

métaux en grec et en latin, tels que l’électros, c’est-à-dire

le brillant ; l’argent appelé argyrion, c’est-à-dire le blanc,

en hébreu le pâle ; le nom de l’or, qui est aussi dit le

brillant en hébreu, rappellent l’aspect sous lequel les métaux

rares apparaissent d’abord aux hommes et excitent leur avidité.

Dans la fusion accidentelle des minerais : produite au moment de

l’incendie des forêts : " ils les voyaient se solidifier à terre

avec une couleur brillante et les emportaient, séduits par leur

éclat " . On les trouvait aussi dans le lit des rivières,

associés aux pierres précieuses. Les égyptiens n’avaient, pas

plus que les anciens en général, cette notion d’espèces définies

, de corps doués de propriétés invariables, qui caractérise la

science actuelle ; une telle notion ne remonte pas au delà du

siècle présent en chimie. De là la signification multiple et

variable des noms de substances employés dans le monde antique.

Ceci étant admis, ainsi que la possibilité d’imiter plus ou

moins parfaitement certains corps, d’après les expériences

courantes sur les matières vitreuses et les alliages, on étendait

cette possibilité à toutes, par une induction légitime en

apparence. Les extractions de la plupart des métaux et les

reproductions effectives des verres et des alliages ayant lieu en

général par l’action du feu, à la suite de pulvérisations,

fusions, calcinations, coctions plus ou

moins prolongées on conçoit qu’on ait essayé d’opérer de même

pour reproduire tous les métaux. Ce n’est pas tout : l'

imitation des pierres précieuses par les émaux et les verres

présente des degrés fort divers. De même, les alliages varient

dans leurs propriétés et sont plus ou moins ressemblants aux

vrais métaux. Nous avons vu qu’il en était ainsi pour l’airain,

qui a fini par devenir notre cuivre, mais qui signifiait aussi le

bronze ; pour le cassiteros , qui a fini par devenir notre

étain, mais qui signifiait aussi le laiton et les alliages

plombifères. On conçoit dès lors l’origine de cette notion des

métaux imparfaits et artificiels, possédant la couleur, la dureté

, un certain nombre des propriétés des métaux naturels parfaits,

sans y atteindre complètement. Ainsi la fabrication du bronze

couleur d’or figure dans les papyrus de Leide, aussi bien que

dans nos manuscrits. Il s’agissait de compléter ces imitations

pour faire du vrai or, du vrai argent, possédant toutes leurs

propriétés spécifiques, de l’or naturel, comme dit Proclus (P

48). La prétention de doubler la proportion de l’or (ou celle de

l’argent), en l’associant à un autre métal diplosis , par

des procédés dont il est question à la fois dans les papyrus de

Leide, dans Manilius, et dans nos manuscrits ; cette prétention

, dis-je, implique l’idée que l’or et l’argent étaient des

alliages, alliages qu’il était possible de reproduire et de

multiplier, en développant dans les mélanges une métamorphose analogue à la

fermentation et à la génération. On croyait pouvoir en même temps

, par des tours de main convenables, modifier à volonté les

propriétés de ces alliages. De telles modifications sont en effet

susceptibles de se produire dans la pratique métallurgique, à l'

aide de la trempe et par l’addition de certains ingrédients en

petites quantités, comme le montre la fabrication des bronzes et

des aciers. Cette recherche était encouragée par des théories

philosophiques plus profondes. C’est ici le lieu de rappeler les

paroles de Bacon : " en observant toutes les qualités de l’or,

on trouve qu’il est de couleur jaune, fort pesant et d’une

telle pesanteur spécifique, malléable et ductile à tel degré, etc

..., et celui qui connaîtra les formules et les procédés

nécessaires pour produire à volonté la couleur jaune, la grande

pesanteur spécifique, la ductilité, etc. ; celui qui connaîtra

ensuite les moyens de produire ces qualités à différents degrés,

verra les moyens et pourra prendre les mesures nécessaires pour

réunir ces qualités dans tel ou tel corps : d’où résultera sa

transmutation en or " . Les égyptiens opposent continuellement la

substance naturelle et la substance produite par l’art :

précisément comme il arrive dans les synthèses de la chimie

organique de nos jours, où l’identité des deux ordres de

matières exige constamment une démonstration spéciale. L’idée

principale des alchimistes grecs, dans les

livres qu’ils nous ont laissés, c’est de modifier les

propriétés des métaux par des traitements convenables, pour les

teindre en or et en argent ; et cela, non superficiellement à la

façon des peintres, mais d’une façon intime et complète. Ils

étaient guidés dans cette recherche par les pratiques de leur

temps. Les pratiques pour teindre les étoffes et les verres en

pourpre, pour colorer le bronze en or et pour opérer la

transmutation, sont en effet rapprochées dans les papyrus de

Leide, aussi bien que dans le pseudo-Démocrite. Suivant les

alchimistes grecs, la science sacrée comprend deux opérations

fondamentales : la xanthosis , ou art de teindre en jaune, et

la leucosis ou art de teindre en blanc ; les auteurs de nos

manuscrits reviennent sans cesse sur ce sujet. Quelques-uns y

joignent même la mélanosis , ou art de teindre en noir, et

l’iosis ou art de teindre en violet. " l’art tinctorial, dit

pélage, n’a-t-il pas été inventé pour faire une teinture qui est

le but de tout l’art ? " d’après le même pélage, les deux

teintures ne diffèrent en rien, si ce n’est par la couleur ; la

préparation en est la même, c’est-à-dire qu’il n’existe qu'

une pierre philosophale. " c’est l’eau à deux couleurs, pour le

blanc et pour le jaune " . Stéphanus dit pareillement : il y a

plusieurs teintures, l’une pour le cuivre, l’autre pour l'

argent, l’autre pour l’or, selon la diversité des métaux ; mais

elles ne forment qu’une espèce. Nous possédons sous le nom de

Démocrite, le double catalogue des espèces agissant sur l’or et l’argent

et susceptibles d’être blanchies, c’est-à-dire teintes en

argent ; ou bien jaunies, c’est-à-dire teintes en or ; puis de

jouer le rôle de matières tinctoriales vis à vis des métaux. Dans

la bibliothèque des philosophes chimiques de Salmon, ouvrage

publié à la fin du Xviie siècle et qui représente la science des

alchimistes après quinze siècles de culture, la pierre

philosophale est définie : " la médecine universelle pour tous

les métaux imparfaits, qui fixe ce qu’ils ont de volatil,

purifie ce qu’ils ont d’impur, et leur donne une teinture et un

éclat plus brillants que dans la nature " . Cette idée d’une

teinture, d’un principe colorant, d’une poudre de projection

xerion douée d’un pouvoir tinctorial considérable, était

conforme en effet aux analogies tirées de la teinture des étoffes

, de celle des émaux et matières vitreuses. " la pourpre royale

est extraite de l’orcanette (anchusa) et de l’orseille (phycos)

. On teint en jaune, après avoir teint en blanc, dans la teinture

de l’or, de la soie, des peaux. Avant de teindre en pourpre, il

faut blanchir d’abord " . On voit comment les alchimistes

étaient à la fois guidés et égarés par les comparaisons

empruntées aux fabrications industrielles. De même une trace de

cuivre, c’est-à-dire une seule et même matière colorante, peut

teindre le verre en bleu ou en vert, suivant la nature des

compositions et d’après des recettes déjà connues des anciens.

Ils trouvaient une confirmation de ces idées dans certaines

observations des alchimistes, relatives à la teinture des métaux

; car il est, disent-ils, des agents qui blanchissent Vénus (tel

le mercure qui blanchit le cuivre) ; mais c’est là une teinture

imparfaite et qui ne résiste pas au feu. D’autres agents (le

soufre, l’arsenic et leurs composés) jaunissent la lune, c’est-

à-dire l’argent ; mais c’est encore là une imitation imparfaite

. On distinguait donc pour les métaux, comme pour les étoffes et

les verres, les procédés propres à les teindre à fond et les

procédés propres à les teindre superficiellement. Ainsi pour

dorer le cuivre ou l’argent, c’est-à-dire pour teindre ces

métaux à la surface, on employait la dorure par amalgamation,

déjà connue de Vitruve ; ou bien on opérait au moyen d’un

alliage d’or et de plomb. Au contraire, les procédés pour

teindre les métaux à fond, dans leur masse et leur essence intime

en quelque sorte, procédés congénères de la formation des

alliages, tels que le bronze et le laiton, étaient réputés plus

mystérieux. Le nom même d’orpiment Auri Pigmentum , qui

désigne aujourd’hui le sulfure d’arsenic, mais qui avait une

signification plus confuse pour les anciens, rappelle la teinture

de l’or. Ces analogies expliquent également pourquoi Démocrite,

auteur d’ouvrages sur la teinture des verres et sur la teinture

en pourpre, a été regardé plus tard comme l’inventeur de la

teinture des métaux. Parmi les ouvrages que nous possédons,

les mêmes traités s’occupent à

la fois de la teinture des métaux, de celle des verres et de

celle des étoffes. On voit comment l’idée

de la fabrication même des métaux et celle de la transmutation

ont découlé des industries et des idées égyptiennes, relatives à

la préparation des métaux, des alliages, des émaux, des verres et

des étoffes colorées. C’est même là ce qu’il y ait de plus

clair dans les descriptions techniques des manuscrits. Ce n’en

est pas moins une chose étrange et difficile à comprendre

aujourd’hui qu’un tel mélange de recettes réelles et positives,

pour la préparation des alliages et des vitrifications, et de

procédés chimériques, pour la transmutation des métaux. Les uns

et les autres sont exposés au même titre et souvent avec la même

naïveté, dépouillée de tout attirail charlatanesque, dans les

papyrus de Leide et dans certaines parties de nos manuscrits. Si

les fourbes et les imposteurs ont souvent exploité ces croyances,

il n’en est pas moins certain qu’elles étaient sincères chez la

plupart des adeptes. Ici s’élève une question singulière.

Comment cette expérience qui prétendait à un résultat positif et

tangible et qui échouait toujours, en définitive, a-t-elle pu

rencontrer une foi si persistante et si prolongée ? C’est ce que

l’on s’expliquerait difficilement, si l’on ne savait avec

quelle promptitude l’esprit humain embrasse tout préjugé qui

flatte ses espérances de puissance ou de richesse, et avec quelle

ardeur crédule il y demeure obstinément attaché. Les prestiges de

la magie, les prédictions de l’astrologie, associées de

tout temps à l’alchimie, ne sont pas moins chimériques.

Cependant ce n’est que de nos jours et en Occident seulement

qu’elles ont perdu leur autorité aux yeux des esprits cultivés.

Encore les spirites et les magnétiseurs sont-ils nombreux, même

en Europe. Les succès de l’alchimie et sa persistance se

rattachent aussi à des causes plus philosophiques. En effet l'

alchimie ne consistait pas seulement dans un certain ensemble de

recettes destinées à enrichir les hommes ; mais les savants qui

l’avaient cultivée, au temps des alexandrins, avaient essayé d'

en faire une science véritable et de la rattacher au système

général des connaissances de leur temps. Il convient donc

maintenant de s’élever plus haut et d’examiner les théories par

lesquelles les alchimistes justifiaient leurs procédés et

dirigeaient leurs expériences. Ces théories sont d’ordre

métaphysique : elles sont liées de la façon la plus intime avec

les idées des anciens sur la nature et sur la matière.

Les théories. Théories grecques. 1-introduction. L’alchimie n'

est pas sortie uniquement et sans mélange du monde égyptien. C'

est après la fusion de la civilisation grecque et de la

civilisation égyptienne, à Alexandrie, et au moment de leur

dissolution finale, que nous voyons apparaître les premiers

écrits alchimiques. On y trouve un étrange amalgame de notions d'

origine diverse. à côté de descriptions et de préceptes purement

empiriques, empruntés à la pratique des industries chimiques dans

l’antiquité, à côté des imaginations mystiques, d’origine

orientale et gnostique, que nous avons rapportées, on y rencontre

tout un corps de doctrines philosophiques, issues des philosophes

grecs, et qui constituent à proprement parler la théorie de la

nouvelle science. Le double aspect à la fois positif et mystique

de la chimie, la signification profonde des transformations dont

elle étudie les lois, se montrent ici tout d’abord. Ces

rapprochements philosophiques ne sont pas arbitraires ; on y est

conduit par le texte même des alchimistes grecs. Non seulement

ils se rattachent à Démocrite, en vertu d’une tradition

suspecte ; mais Zosime est un gnostique, imprégné des idées de

Platon dont il avait écrit la vie. Les premiers auteurs dont les

noms se retrouvent dans l’histoire de leur temps, tels que

Synésius, Olympiodore, Stéphanus, sont des philosophes

proprement dits, appartenant à l’école néoplatonicienne.

Olympiodore et Stéphanus citent les pythagoriciens, l’école

ionienne et l’école éléate, écoles qu’ils connaissaient fort

bien. Leurs scoliastes, le philosophe Chrétien et l’Anonyme,

commentent les mêmes sources. Les idées de ces premiers

alchimistes ont passé depuis aux arabes, puis aux occidentaux ;

or, je le répète, elles se rattachent par des liens

incontestables à celles de l’école ionienne et surtout aux idées

de Platon ; je donnerai tout à l’heure sur ces deux points des

preuves démonstratives. Citons dès à présent la lettre écrite au

Xie siècle par Michel Psellus au patriarche Xiphilin,

Laquelle sert en quelque sorte de préface au recueil des alchimistes grecs :

" tu veux que je te fasse connaître cet art qui réside dans le

feu et les fourneaux et qui expose la destruction des matières et

la transmutation des natures. Quelques-uns croient que c’est là

une connaissance d’initié, tenue secrète, qu’ils n’ont pas

tenté de ramener à une forme rationnelle ; ce que je regarde

comme une énormité. Pour moi, j’ai cherché d’abord à connaître

les causes et à en tirer une explication rationnelle des faits.

Je l’ai cherchée dans la nature des quatre éléments, dont tout

vient par combinaison et en qui tout retourne par dissolution...

j’ai vu dans ma jeunesse la racine d’un chêne changée en pierre

, en conservant ses fibres et toute sa structure, participant

ainsi des deux natures " , c’est-à-dire du bois et de la pierre.

Ce que Psellus attribue à l’effet de la foudre. Puis il cite,

d’après Strabon, les propriétés d’une fontaine incrustante qui

reproduisait les formes des objets immergés. " ainsi les

changements de nature peuvent se faire naturellement, non en

vertu d’une incantation ou d’un miracle, ou d’une formule

secrète. Il y a un art de la transmutation. J’ai voulu t’en

exposer tous les préceptes et toutes les opérations. La

condensation et la raréfaction des matières, leur coloration et

leur altération : ce qui liquéfie le verre, comment l’on

fabrique le rubis, l’émeraude ; quel procédé naturel amollit

toutes les pierres : comment la perle se dissout et s’en va en

eau ; comment elle se coagule et se forme en sphère ; quel est le

procédé pour la blanchir ; j’ai voulu

réduire tout cela aux préceptes de l’art. Mais comme tu ne

permets pas que nous nous arrêtions à des choses superflues, tu

veux que je me borne à expliquer par quelles matières et à l'

aide de quelle science on peut faire de l’or. Tu en veux

connaître le secret, non pour avoir de grands trésors, mais pour

pénétrer dans les secrets de la nature ; pareil aux anciens

philosophes, dont le prince est Platon. Il a voyagé en égypte,

en Sicile, dans les diverses parties de la Libye, pour voir le

feu de l’Etna et les bouches du Nil et la pyramide sans ombre

et les cavernes souterraines, dont la raison fut enseignée aux

initiés... nous te révèlerons toute la sagesse de Démocrite D'

Abdère, nous ne laisserons rien dans le sanctuaire " . Ce que

les théologiens, (c’est-à-dire les philosophes purs), entendent

des choses divines, les physiciens (c’est-à-dire les philosophes

naturalistes), l’entendent de la matière, dit l’un de nos

auteurs alchimiques. C’est l’éternelle lutte des métaphysiciens

contre les philosophes de la nature : ils parlent souvent le même

langage en apparence et emploient les mêmes symboles, mais avec

une signification bien différente. Ainsi l’alchimie était pour

ses adeptes une science positive et une philosophie ; elle s'

appuyait sur les doctrines des sages de la Grèce. Précisons

cette filiation.

12-les premiers philosophes naturalistes.

Thalès De Milet (

vers 600 avant J-C) et l’école ionienne à sa suite

dégagèrent les premiers la conception scientifique de la nature,

du langage mythique, sous lequel elle était enveloppée par le

symbolisme religieux de l’Orient. D’après Thalès, qui semble

avoir tiré ses opinions des mythes babyloniens, l’eau est la

matière première dont tout est sorti. Anaximène (Vie siècle

avant l’ère chrétienne), guidé par une première vue des

phénomènes généraux de la nature, soutient de son côté que l’air

est le principe des choses : raréfié, il devient du feu ;

condensé, il forme successivement les nuages, l’eau, la terre,

les pierres. à ces notions un peu vagues, tirées d’une première

vue de la nature, succèdent des aperçus plus profonds. Parménide

et les éléates, cités par Zosime et suivis par Chymès,

admettent la permanence de la substance primordiale. Tout se

réduit à une essence unique, éternelle, immobile. Les alchimistes

disent de même : le tout vient du tout, voilà toute la

composition. C’est ce qu’expriment plus fortement encore les

axiomes mystiques inscrits dans les cercles concentriques du

serpent : " un est le tout, par lui le tout est ; si le tout ne

contient pas le tout, il n’est pas le tout " (P 59 et 61).

Héraclite (vers l’an 500) est frappé, au contraire, par l'

aspect du changement nécessaire des choses. Le feu se change en

eau par condensation ; et l’eau en terre ; la terre de son côté

redevient liquide, et celle-ci évaporée reproduit le feu, etc.

Ainsi jamais rien ne subsiste en sa forme. Rien ne demeure, tout

devient et se transforme, tout est créé continuellement par les

forces agissantes dans l’écoulement des phénomènes. L’apparence

de la persistance tient à ce que les parties qui s’écoulent d'

un côté sont remplacées de l’autre par l’afflux d’autres

parties dans la même proportion. Ce qui vit et se meut dans la

nature, c’est le feu, l’âme ou souffle, principe mobile et

perpétuellement changeant, substance première des choses. Ces

idées ressemblent étrangement à celles qui servent aujourd’hui

de fondement à nos théories physiques sur l’échange incessant

des éléments dans leurs composés, sur la transformation des

forces et sur la théorie mécanique de la chaleur. Empédocle (au

milieu du Ve siècle avant J-C) précise davantage et cherche à

concilier la permanence des substances avec le changement

perpétuel des apparences. Ce qui nous apparaît comme le

commencement ou la fin d’un être n’est qu’une illusion ; en

réalité, il n’y a rien que mélange, réunion, combinaison,

opposés à la séparation, à la décomposition. Les éléments dont

toutes choses sont composées consistent dans quatre substances

différentes, incréées et impérissables : la terre, l’eau, l’air

et le feu. Empédocle est le fondateur

de la doctrine des quatre éléments, déjà entrevue par ses

prédécesseurs, mais à laquelle il a donné sa formule définitive.

Cette doctrine a présidé à toute la chimie jusqu’à la fin du

siècle dernier. Les quatre éléments répondent en effet aux

apparences et aux états généraux de la matière. La terre est le

symbole et le support de l’état solide et de la sécheresse. L'

eau, obtenue soit par fusion ignée, soit par dissolution, est le

symbole et le support de la liquidité et même du froid. L’air

est le symbole et le support de la volatilité et de l’état

gazeux. Le feu, plus subtil encore, répond à la fois à la notion

substantielle du fluide éthéré, support symbolique de la lumière,

de la chaleur, de l’électricité, et à la notion phénoménale du

mouvement des dernières particules des corps. C’étaient donc là,

pour Empédocle et ses successeurs, les éléments de toutes choses

. Ainsi Aristote nous dit : " la chair, le bois renferment de la

terre et du feu en puissance, que l’on peut en séparer " . Les

alchimistes désignaient les quatre éléments par un seul mot : la

tetrasomia , laquelle représentait la matière des corps. Ils

rangeaient ces derniers en plusieurs classes ou catégories, selon

qu’ils participent plus ou moins de l’un des éléments. Au feu

se rattachent les métaux et ce qui résulte de l’art de la

coction (voie ignée) ; à l’air, les animaux qui y vivent ; à l'

eau, les poissons ; à la terre, les plantes, etc. L'

établissement des catalogues de ces quatre classes était attribué

à Démocrite, affirmation qui n’a rien d’invraisemblable. Ces

idées rappellent celles de Stahl et de ses contemporains sur le

phlogistique et sur les corps qui s’y rattachent, tels que les

métaux et les combustibles. Pour préciser davantage, il m’a paru

utile de traduire in extenso le passage dans lequel

Olympiodore s’en réfère formellement aux conceptions des

premières écoles grecques et les met en parallèle avec les

théories des alchimistes. Le feu est le premier agent, celui de

l’art tout entier. C’est le premier des quatre éléments. En

effet le langage énigmatique des anciens sur les quatre éléments

se rapporte à l’art. Que ta vertu examine avec soin les quatre

livres de Démocrite sur les quatre éléments ; il s’agit de

physique. Il parle tantôt du feu doux, tantôt du feu violent et

du charbon et de tout ce qui a besoin de feu ; puis de l’air, de

tout ce qui dérive de l’air, des animaux qui vivent dans l’air

; pareillement des eaux, de la bile des poissons, de tout ce qui

se prépare avec les poissons et l’eau ; de même il parle de la

terre et de ce qui s’y rattache, les sels, les métaux, les

plantes. Il sépare et classe chacun de ces objets, d’après la

couleur, les caractères spécifiques et sexuels, mâle ou femelle.

Sachant cela, tous les anciens voilèrent l’art sous la

multiplicité des paroles. L’art en effet a complètement besoin

de ces données ; en dehors d’elles rien de

sûr. Démocrite le dit, on ne pourra rien constituer de solide

sans elles. Sache donc que selon ma force j’ai écrit, étant

faible non seulement par le discours, mais aussi par l’esprit ;

et je demande que par vos prières vous empêchiez que la justice

divine ne s’irrite contre moi pour avoir eu l’audace d’écrire

cet ouvrage, et qu’elle me soit propice de toute manière. Les

écrits des égyptiens, leurs poésies, leurs doctrines, les oracles

des démons, les expositions des prophètes traitent du même sujet

... éprouve maintenant ta sagacité. On a employé plusieurs noms

pour l’eau divine. Cette eau divine désigne ce que l’on cherche

et l’on a caché l’objet de la recherche sous le nom d’eau

divine. Je vais te montrer un petit raisonnement, écoute, (toi

qui es) en possession de toute vertu ; car je connais le flambeau

de ta pensée et le bien tutélaire ; je veux placer devant tes

yeux l’esprit des anciens. Philosophes, ils en tiennent le

langage et ils sont venus à l’art par la sagesse, sans voiler en

rien la philosophie ; ils ont tous écrit clairement. En quoi ils

ont manqué à leur serment, car leurs écrits traitent de la

doctrine et non des oeuvres pratiques. Quelques-uns des

philosophes naturalistes rapportent aux principes le raisonnement

sur les éléments, attendu que les principes sont quelque chose de

plus général que les éléments. En effet au principe premier se

ramène tout l’ensemble de l’art. Ainsi Agathodémon, ayant

placé le principe dans la fin et la fin, dans le principe, veut

que ce soit le serpent ouroboros... cela est évident, ô initié...

Agathodémon, quel est-il ? Les uns croient que

c’est un ancien, un des plus vieux personnages qui se sont

occupés de philosophie en égypte ; d’autres disent que c’est

un ange mystérieux, bon génie de l’égypte ; d’autres l’ont

appelé le ciel, et peut-être dit-on ceci parce que le serpent est

l’image du monde. En effet certains hiérogrammates égyptiens,

voulant retracer le monde sur les obélisques, ou l’exprimer en

caractères sacrés, dessinent le serpent ouroboros ; son corps est

constellé d’astres. C’est, m’a-t-on dit, parce qu’il est le

principe. Telle est l’opinion exposée dans le livre de la chimie

, où l’on en retrace la figure. Je cherche maintenant comment il

se fait que le principe soit chose plus universelle que les

éléments. Disons ce qui est pour nous un élément et en même temps

ce qu’est le principe. Les quatre éléments sont le principe des

corps, mais tout principe n’est pas pour cela un élément. En

effet le divin, l’oeuf, l’intermédiaire, les atomes sont pour

certains (philosophes) les principes des choses ; mais ce ne sont

pas des éléments. Cherchons donc, d’après certains signes, quel

est le principe des choses, s’il est un ou multiple. S’il est

unique, est-il immobile, infini, ou déterminé ? S’il y a

plusieurs principes, les mêmes questions se posent : sont-ils

immobiles, déterminés, infinis ? Les anciens ont admis un

principe de tous les êtres unique, immobile et infini. Thalès

De Milet parle de l’œuf-il s’agit de l’eau divine et de l’or ; -c’est un

principe un, beau, immobile ; il est exempt de tout mouvement

apparent ; il est de plus infini, doué de puissance infinie et

nul ne peut dénombrer ses puissances. Parménide prend aussi pour

principe le divin, principe unique, immobile, à puissance

déterminée ; il est, dit-il, un, immobile, et l’énergie qui en

dérive est déterminée. On remarque que Thalès De Milet,

considérant l’existence du dieu, le dit infini et doué de

puissance infinie. Dieu est doué en effet d’une puissance

infinie. Parménide dit que pour ses productions le dieu n’a qu'

une puissance déterminée ; partout en effet il est évident que ce

que dieu produit répond à une puissance limitée. Les (choses)

périssables répondent à une puissance limitée, à l’exception des

choses intellectuelles. Ces deux hommes, je veux dire Thalès De

Milet et Parménide, Aristote semble les rejeter du choeur des

physiciens. En effet ce sont des théologiens, s’occupant de

questions étrangères à la physique et s’attachant à l’immobile

; tandis que toutes les choses physiques se meuvent. La nature

est le principe du mouvement et du repos. Thalès a admis l’eau

comme principe unique, déterminé des choses, parce qu’elle est

féconde et plastique. Elle est féconde, puisqu’elle donne

naissance aux poissons ; et plastique, puisqu’on peut lui communiquer la

forme qu’on veut : dans quelque vase qu’on la mette, elle en

prend la forme, que le vase soit poli, en terre cuite,

triangulaire ou quadrangulaire, ou ce que tu voudras. Ce principe

(unique) est mobile ; l’eau se meut en effet, elle est

déterminée et non pas éternelle. Diogène soutint que le principe

est l’air, parce qu’il est riche et fécond ; car il engendre

les oiseaux. L’air, lui aussi, se montre plastique ; on lui

donne la forme qu’on veut. Mais il est un, mobile et non éternel

. Héraclite et Hippasus ont soutenu que le feu est le principe

de tous les êtres, parce qu’il est l’élément actif de toutes

choses. Un principe doit en effet être la source de l’activité

des choses issues de lui. Comme quelques-uns le disent, le feu

est aussi fécond ; car les animaux naissent dans l’échauffement.

Quant à la terre, nul n’en a fait le principe, sinon Xénophane

De Colophon. Comme elle n’est pas féconde, nul n’en a fait un

élément. Et que celui qui est en possession de toute vertu

remarque que la terre n’est pas signalée comme un élément par

les philosophes, parce qu’elle n’est pas féconde. Ceci se

rapporte à notre recherche. En effet, Hermès associe l’idée de

la terre à celle de la vierge non fécondée. Anaximène professe

que le principe des choses, infini et mobile, est l’air. Il

parle ainsi : l’air est voisin de l’incorporel et nous

jouissons de son effluve ; il faut qu’il soit infini pour

produire, sans jamais rien perdre. Anaximandre dit que le

principe est l’intermédiaire ; ce qui désigne les vapeurs humides et les fumées. La vapeur

humide est intermédiaire entre le feu et la terre ; c’est, en un

mot, l’intermédiaire entre le chaud et l’humide. La fumée est

intermédiaire entre le chaud et le sec. Venons à l’opinion de

chacun des anciens et voyons comment chacun veut diriger à son

point de vue son enseignement. çà et là quelque omission a eu

lieu, par suite de la complication des discours. Récapitulons par

parties et montrons comment nos philosophes (alchimiques),

empruntant à ceux-là le point de départ, ont construit notre art

de la nature. Zosime, la couronne des philosophes, dont le

langage a l’abondance de l’océan, le nouveau devin, suivant en

général Mélissus sur l’art, dit que l’art est un, comme Dieu.

C’est ce qu’il expose à Théosèbie en d’innombrables endroits

et son langage est véridique. Voulant nous affranchir des faux

raisonnements et de toute la matière, il nous exhorte à chercher

notre refuge dans le dieu un. Il parle ainsi à cette femme

philosophe : assieds-toi là, reconnaissant que Dieu est unique

et l’art unique, et ne va pas errer en cherchant un autre dieu ;

car Dieu viendra près de toi, lui qui est partout, et non

confiné dans le lieu le plus bas, comme le démon. Repose ton

corps et calme tes passions ; tu appelleras alors à toi le divin,

et l’essence divine partout répandue viendra à toi. Quand tu te

connaîtras toi-même, tu connaîtras aussi l’essence du dieu

unique.

Agissant ainsi, tu atteindras la vérité et la nature, méprisant

la matière. De même Chymès suit Parménide, et dit " un est le

tout ; par lequel le tout est ; car s’il ne contenait pas le

tout, le tout ne serait rien " . Les théologiens parlent sur les

questions divines, comme les physiciens sur la matière.

Agathodémon, tourné vers Anaximène, voit l’absolu dans l’air.

Anaximandre a dit que cet absolu était l’intermédiaire, c’est-

à-dire la vapeur humide et la fumée. Pour Agathodémon c’est

tout-à-fait la vapeur sublimée. Zosime et la plupart des autres

ont suivi cette opinion, lorsqu’ils ont fait la philosophie de

notre art. Hermès aussi parle de la fumée, à propos de la

magnésie . Sépare-les, dit-il, en face du fourneau... la fumée

des " kobathia " étant blanche, blanchit les corps (métaux).

La fumée est intermédiaire entre le chaud et le sec, et ici se

place la vapeur sublimée et tout ce qui en résulte. La vapeur

humide est intermédiaire entre le chaud et l’humide ; elle

désigne les vapeurs sublimées humides, celles que distillent les

alambics et les analogues. Telles étaient les idées des

alchimistes sur la constitution de la matière. Mais leurs

opinions variaient, aussi bien que celles des philosophes grecs,

sur le rôle naturel et les transformations réciproques des

éléments.

Empédocle, nous l’avons dit, regardait les éléments comme

subsistant par eux-mêmes. Leurs mélanges et leurs séparations

donnent lieu à tous les corps naturels ; mais eux-mêmes ne

deviennent pas, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas susceptibles d'

être formés. Au contraire, d’autres philosophes imaginent,

conformément aux idées des ioniens, que les éléments se changent

les uns dans les autres : " joignant l’air au feu, la terre à l'

eau, ils admettent d’abord que le feu se change en air, celui-ci

en eau, l’eau en terre ; et tous les éléments, par une marche

inverse, résultent à leur tour de la terre " . (...) ces notions

générales prennent dans les pythagoriciens une forme en apparence

plus précise. En effet, à ces aperçus un peu vagues, ils opposent

des conceptions mathématiques et géométriques. Ils dérivent tout

de l’unité, envisagée comme génératrice des nombres, c’est-à-

dire des êtres. Zosime et les alchimistes expriment par les

mêmes formules la parfaite fabrication de la poudre de projection

. Les combinaisons numériques étaient complétées, de même que

dans nos sciences modernes, par la

géométrie. En effet, d’après Philolaüs (vers 450 avant J-C)

, la terre est constituée par le cube, le feu par le tétraèdre,

l’air par l’octaèdre, l’eau par l’icosaèdre, et le cinquième

élément, qui comprend les autres et qui en est le lien, par la

dodécaèdre. Le cinquième élément semble reparaître dans Aristote

, quoique d’une façon plus contestable. Stéphanus en parle

aussi, et il est devenu au moyen âge l’origine de la

quintessence des alchimistes. Platon reproduit toutes ces idées

des pythagoriciens, et nous les trouvons exposées en détail dans

Stéphanus D’Alexandrie. Elles rappellent nos conceptions

actuelles sur la structure des corps : structure cristalline, qui

est un fait positif ; structure atomique, qui est une fiction

représentative. L’esprit humain a besoin de créer à ses

conceptions une base immuable et sensible, cette base fut elle

purement fictive. Les éléments mobiles et transformables d'

Héraclite, étaient déjà devenus les éléments fixes d’Empédocle

, et ceux-ci avaient pris une forme figurée et visible, aux yeux

des pythagoriciens. Voici comment l’esprit grec fut conduit aux

doctrines des atomistes, Leucippe et Démocrite (fin du Ve et

commencement du Ive siècle avant notre ère). D’après ceux-ci,

l’être consiste dans un nombre infini de petits corpuscules ou

atomes, indestructibles et insécables, qui se meuvent dans le

vide. Ils constituent la matière en soi, la substance multiple

qui remplit l’espace. Les

atomes se distinguent entre eux par leur forme, par leur grandeur

, leur ordre, leur situation. Les combinaisons des atomes et leur

séparation sont la cause de la production et de la destruction. "

les mêmes éléments constituent le ciel, la mer, les terres, les

fleuves, le soleil ; les mêmes atomes constituent aussi les

fruits de la terre, les arbres, les animaux ; mais ils se meuvent

et se mélangent entre eux de diverses manières " . Leurs

arrangements divers, leurs mouvements, leurs permutations

constituent toutes choses. Ce sont les atomes qui sont les

principes des éléments : le feu est formé d’atomes ronds et

petits ; tandis que les autres éléments sont un mélange d’atomes

de diverses espèces et de différentes grandeurs. La théorie

atomique, adoptée plus tard par les épicuriens, est venue jusqu'

à nous, et elle est encore professée aujourd’hui par la plupart

des chimistes. Il semble donc que ce soit par une sorte d'

affinité naturelle que les alchimistes aient rapporté leurs

origines à Démocrite. Cependant, en fait, c’est l'

expérimentateur et le magicien, plutôt que le philosophe

théoricien, qui est visé par eux. En effet, dans les écrits des

alchimistes grecs, comme dans ceux du moyen âge, il n’est pas

question de la théorie atomique, contrairement à ce que l’on

aurait pu croire. Le nom même d’atome n’est pour ainsi dire

jamais prononcé par eux, et en tout cas,

jamais commenté. On sait d’ailleurs que les doctrines

épicuriennes et stoïciennes, qui ont joué un si grand rôle à

Rome, sont presque ignorées à Alexandrie. C’est à l’école

ionienne, aux pythagoriciens et surtout à Platon, que les

alchimistes se rattachent, par une tradition constante et par des

théories expresses ; théories qui sont venues jusqu’à la fin du

Xviiie siècle. 3-les platoniciens. -le timée. Les théories des

alchimistes ont un caractère étrange ; elles s’écartent

tellement de nos idées actuelles, qu’elles ne peuvent guère être

comprises, à moins de remonter à leurs origines et aux

conceptions de leurs contemporains. Or, ceux-ci ne sont autres

que les alexandrins et les néoplatoniciens, vers le temps de

Dioclétien et de Théodose, c’est-à-dire vers les Iiie et Ive

siècles, ainsi que je l’ai établi plus haut. C’est donc aux

idées que les philosophes se faisaient de la matière à cette

époque, idées dérivées de celles de Platon, qu’il convient de

nous reporter. Les opinions des alchimistes grecs ont une

affinité singulièrement frappante avec celles que Platon exprime

dans le timée ; il est facile de le vérifier, en comparant

les théories de Platon avec celles de Zosime, de Synésius, et

surtout de Stéphanus D’Alexandrie. D’après Platon, il

convient de distinguer d’abord

la matière première. " la chose qui reçoit tous les corps ne sort

jamais de sa propre matière ; elle est le fonds commun de toutes

les matières différentes, étant dépourvue de toutes les formes

qu’elle doit recevoir d’ailleurs " . Il l’a comparée aux

liquides inodores, destinés à servir de véhicule aux parfums

divers. Elle n’est par elle-même ni terre, ni air, ni feu, ni

eau, ni corps né de ces éléments. Cette matière première reçoit

ainsi les formes des quatre éléments, avec lesquels Dieu compose

le monde. Il la compose avec le feu, sans lequel rien de visible

ne peut jamais exister ; avec la terre, sans laquelle il ne peut

y avoir rien de solide et de tangible ; entre deux et pour les

lier, il a placé l’eau et l’air. Ces éléments ont eux-mêmes une

forme géométrique, qui ne leur permet de s’assembler entre eux

que suivant certains rapports. Platon reproduit ici les énoncés

de Philolaüs, d’après lequel la terre est le cube, l’eau l'

icosaèdre, l’air l’octaèdre. Les corpuscules du feu sont les

plus petits, les plus aigus, les plus mobiles, les plus légers.

Ceux de l’air le sont moins ; ceux de l’eau, moins encore. Nous

verrons tout à l’heure Stéphanus, au Viie siècle de notre ère,

revenir sur ces idées ; on en retrouve encore le reflet dans les

imaginations des chimistes du Xviie siècle sur les causes de la

combinaison des acides avec les alcalis. Les théories de l’école

atomiste, même de nos jours, invoquent des représentations

géométriques analogues. Les éléments de Platon semblent pouvoir

être changés les uns dans les autres. En effet, dit encore

Platon, " nous croyons voir que l’eau se condensant devient pierre et

terre ; en se fondant et se divisant, elle devient vent et air ;

l’air enflammé devient du feu ; le feu condensé et éteint

reprend la forme d’air ; l’air épaissi se change en brouillard,

puis s’écoule en eau ; de l’eau se forment la terre et les

pierres " . Les quatre éléments s’engendrent d’ailleurs

périodiquement. Ceci vient sans doute de ce qu’il faut voir là

seulement les manifestations diverses de la matière première.

Platon ne le dit pas expressément ; mais Proclus, dans son

commentaire sur le timée , explique que " les choses ne

pouvant jamais conserver une nature propre, qui oserait affirmer

que l’une d’elles est telle plutôt que telle autre ? " c’est

en conformité avec ces idées que Geber, le maître des

alchimistes arabes au Viiie siècle, expose que l’on ne saurait

opérer la transmutation des métaux, à moins de les réduire à leur

matière première. Les éléments ou corps primitifs de Platon sont

répandus dans les corps naturels, sans qu’aucun de ceux-ci

réponde exactement à tel ou tel élément. " nous donnerons le nom

de feu à l’apparence du feu répandue dans toutes sortes d'

objets ; de même le nom l’eau, etc. Quand nous voyons quelque

chose qui passe sans cesse d’un état à l’autre, le feu par

exemple, nous ne devons pas dire que cela est du feu, mais qu'

une telle apparence est celle du feu ; ni que cela est de l’eau,

mais qu’une telle apparence est celle de l’eau... si quelqu’un

formait en or toutes les figures imaginables,

ne cessait de changer chacune d’elles dans toutes les autres et,

en montrant une de ces formes, demandait ce que c’est, la

réponse la plus sûre serait que c’est de l’or. Il en est de

même de la chose qui reçoit tous les corps. Elle reçoit tous les

objets, sans changer sa propre nature ; elle est le fond commun

de toutes les matières différentes, sans avoir d’autres formes

ou mouvements que ceux des objets qui sont en elle " . Une

conception pareille, avec le même vague et le même caractère

compréhensif, présidait à la définition du phlogistique de Stahl

au Xviiie siècle. Ce phlogistique représente par excellence la

matière du feu, envisagée en elle-même et isolément, et il

représente cette même matière existant dans les corps

combustibles, tels que l’hydrogène, le charbon, le soufre, les

métaux. Les idées platoniciennes ont donc eu cours, sur ce point,

jusqu’au moment de la fondation de la chimie moderne. Au Xixe

siècle même, c’est-à-dire de nos jours, le mot feu a présenté

quatre sens, savoir : le calorique, c’est-à-dire l’élément igné

, le prétendu fluide impondérable, réputé constituer la matière

du feu, distincte de celle des corps ; la matière du corps en

combustion : " ne touchez pas au feu ; le feu central " ; l’état

actuel, c’est-à-dire statique, du corps en combustion : " la

maison parut toute en feu " ; enfin l’acte même de l'

inflammation, de la combustion, envisagée en soi et dans son

évolution dynamique : " propagation du feu, mise de feu, etc.,

éteindre le feu " . Ces deux derniers sens se touchent.

De même, dans les écrits alchimiques, le mot eau présente quatre

significations : l’élément supposé, dont l’union avec les corps

leur communiquerait l’état liquide, c’est-à-dire l’élément

liquide, la matière de la liquidité en général. La matière

particulière actuellement liquide ou liquéfiable, telle que l'

eau, les métaux fusibles ; l’état actuel et statique de la

substance en fusion ; enfin l’acte dynamique de la liquéfaction

en général, c’est-à-dire la fusion même s’accomplissant,

envisagée dans son évolution dynamique ; idée congénère de la

précédente. Ces notions peuvent paraître subtiles ; mais si l’on

ne s’y reporte, on ne peut comprendre ni Platon, ni les anciens

alchimistes. Pénétrons plus avant dans les doctrines du timée

sur la composition des corps. Il s’agit ici, comme Platon a

soin de l’expliquer, de conceptions qui lui sont personnelles et

qu’il expose pour ainsi dire en se jouant. Cependant elles

semblent avoir des racines plus anciennes et plus générales. Le

langage et les idées des alchimistes s’y rattachent d’ailleurs

de la façon la plus directe. Il s’agit des diverses

manifestations des quatre éléments. Commençons par le feu. D'

après le timée : " il s’est formé plusieurs espèces de feu,

la flamme, ce qui en sort et qui donne sans brûler de la lumière

aux yeux, et ce qui reste dans les corps enflammés après que la

flamme est éteinte. " de même dans l’air, il y a la partie la

plus pure qu’on nomme éther, la plus trouble qu’on nomme brouillard

et nuages, et d’autres espèces sans nom. L’eau se divise d'

abord en deux espèces, celle qui est liquide et celle qui est

fusible. L’espèce liquide, composée de parties d’eau petites et

inégales, peut être facilement mue par elle-même et par d’autres

corps. L’espèce fusible, composée de parties grandes et

pareilles, est plus stable, pesante, compacte ; le feu la pénètre

et la dissout et elle coule ; mais s’il se retire, la masse se

resserre, se rétablit dans son identité avec elle-même et elle se

congèle. De tous ces corps que nous avons nommés eaux fusibles,

celui qui se forme des parties les plus petites et qui a le plus

de densité, ce genre dont il n’y a point plusieurs espèces, dont

la couleur est un jaune éclatant, le plus précieux des trésors,

l’or, s’est condensé, en se filtrant à travers la pierre. L'

espèce d’eau fusible qui s’est formée par la réunion de parties

presque aussi petites que celles de l’or, mais qui a plusieurs

espèces, qui surpasse l’or en densité, qui renferme une petite

partie de terre très ténue et qui est pour cette raison plus dure

que l’or, mais qui est plus légère à cause des grands

intervalles qui se trouvent dans sa masse, c’est un genre d’eau

brillante et condensée que l’on nomme airain. Mais lorsque, avec

le temps, la partie de terre qu’il contient se sépare de lui,

devenue fusible par elle-même, elle prend le nom de rouille " .

On reconnaît ici les eaux de Zosime le panopolitain

et des premiers alchimistes, ainsi que la signification cachée

sous ces étranges paroles que nous avons reproduites plus haut (

P 178 et 179). Platon dit encore, dans un langage facile à

entendre : " l’eau mêlée de feu, celle qui, déliée et fluide,

reçoit, à cause de ce mouvement, le nom de liquide... cette eau,

lorsqu’elle est séparée du feu et de l’air et isolée, devient

plus uniforme, se trouve comprimée par la sortie de ces deux

corps et se condense... elle constitue, suivant les circonstances

, la grêle, la glace, la neige ou le frimas. Les nombreuses

espèces d’eau, mêlées les unes aux autres et distillées à

travers les plantes que la terre produit, reçoivent en général le

nom de sucs, etc. " il distingue alors quatre espèces d’eau

principales et qui contiennent du feu : le suc qui réchauffe l'

âme et le corps, c’est-à-dire le vin ; l’espèce alimentaire et

agréable, c’est-à-dire le miel (espèce sucrée) ; enfin le genre

de suc qui dissout les chairs et qui, par la chaleur, devient

écumeux. Cette dernière espèce, traduite à tort par Cousin et

par Henri Martin par le mot opium, est obscure ; mais les trois

autres ne le sont pas. Quant aux espèces de terre, Platon les

distingue de même, suivant la proportion d’eau qu’elles

renferment et selon l’égalité et l’uniformité de leurs parties,

en pierre, basalte, tuile, sel enfin. Je reproduis seulement ce

qui concerne le dernier genre. " lorsque cette terre est privée

d’une grande partie de l’eau qui s’y trouvait mêlée, mais qu'

elle est composée des parties ténues et qu’elle est salée, il se

forme aussi un corps

à demi-solide et susceptible de se dissoudre de nouveau dans l'

eau : ainsi se produit, d’une part, le natron, qui sert à laver

les taches d’huile et de terre ; de l’autre, ce corps qu’il

est si utile de mêler avec les substances réunies pour flatter le

palais, le sel, ce corps aimé des dieux. " ... quand la terre n'

est pas condensée avec force, il n’y a que l’eau qui puisse la

dissoudre ; mais, quand elle est compacte, il n’y a que le feu,

car il est le seul corps qui puisse y pénétrer. " les corps qui

contiennent moins d’eau que la terre sont toutes les espèces de

verre, et toutes les espèces de pierre qu’on nomme fusibles ; d'

autres, au contraire, contiennent plus d’eau dans leur

composition : ce sont les corps semblables à la cire et

aromatiques " . J’ai cru utile de donner in extenso ces

passages du timée de Platon, parce qu’ils me paraissent

renfermer les véritables origines des théories alchimiques. 3

les alchimistes grecs. Il est facile, en effet, d’apercevoir la

parenté des idées du timée avec celles qui sont présentées

dans nos citations des premiers alchimistes, contemporains et

élèves des néo-platoniciens. Cette filiation est accusée d’une

façon expresse par les écrits de Synésius

et de Stéphanus D’Alexandrie. Nous lisons, par exemple, dans

le commentaire de Synésius sur Démocrite. " les corps sont

composés de quatre choses, ainsi que les choses qui y sont

attachées ; et quelles sont ces choses ? Leurs matières premières

sont leurs âmes. De même que l’artisan façonne le bois pour en

faire un siège, ou un char ou autre chose, et ne fait que

modifier la matière, sans lui donner autre chose que la forme ;

de même l’airain est façonné en statue, en vase arrondi. Ainsi

opère notre art ; de même le mercure, travaillé par nous, prend

toute espèce de formes ; fixé sur un corps formé des quatre

éléments, il demeure ferme : il possède une affinité puissante "

. La faculté d’amalgamation, d’action universelle du mercure

préoccupe sans cesse notre auteur. Un peu avant il dit : " le

mercure prend toutes les formes, de même que la cire attire toute

couleur ; ainsi le mercure blanchit tout, attire l’âme de toutes

choses... il change toutes les couleurs et subsiste lui-même,

tandis qu’elles ne subsistent pas ; et même s’il ne subsiste

pas en apparence, il demeure contenu dans les corps " . On voit

ici reparaître la notion de la qualité fondamentale, prise pour

un élément, une substance proprement dite ;

et celle de la matière première, constituant, à proprement parler

, l’âme des corps. La comparaison même de celle-ci, faite par

Platon, avec l’or qui sert aux travaux de l’artisan, se

retrouve appliquée au bois. Seulement la notion métaphysique de

la matière première universelle de Platon est transformée et

concrétée en quelque sorte, par un artifice de métaphysique

matérialiste que nous retrouvons dans la philosophie chimique de

tous les temps : elle est identifiée avec le mercure des

philosophes. C’est là une notion toute nouvelle et très

originale, notion plus ancienne d’ailleurs que Synésius, s’il

est vrai que Dioscoride ait déclaré déjà, vers le temps de l'

ère chrétienne, que " certains regardent le mercure comme contenu

dans tous les métaux " . L’origine de cette opinion est facile à

apercevoir, en rappelant que Platon désigne sous le nom d’eaux

tous les corps liquides et tous les corps fusibles, l’or et le

cuivre notamment. Les métaux fondus offrent en effet un aspect et

des propriétés remarquables, semblables à celles du mercure

ordinaire. Il n’est pas surprenant que ces caractères communs

aient été attribués à une substance spéciale, en qui résidait par

excellence, disait-on, la liquidité métallique : c’était l’un

des attributs momentanés du mercure des philosophes. Le mercure,

joint au soufre et à l’arsenic des philosophes, symboles d'

autres qualités fondamentales, constituent à proprement parler

les éléments chimiques, comme Geber le déclare formellement au

Viiie siècle (P 207). Stéphanus D’Alexandrie (vers 630)

se rapproche

encore davantage que Synésius des idées et du langage du timée

et des pythagoriciens. C’est un auteur enthousiaste et

mystique, comme les alchimistes gnostiques Zosime et Synésius.

Il croit fermement au pouvoir illimité de la science. " la

science peut tout, dit-il ; elle voit clairement les choses que

l’on ne peut apercevoir et elle peut accomplir les choses

impossibles " . C’est aussi un néoplatonicien chrétien, qui

débute par invoquer la sainte trinité. " la multitude des nombres

, dit encore Stéphanus d’après les pythagoriciens, est composée

d’une seule unité, indivisible et naturelle, qui la produit à l'

infini, la domine et l’embrasse, parce que cette multitude

découle de l’unité. Elle est immuable, immobile ; les nombres

résultent de son développement circulaire et sphérique " . De

même Zosime écrivait déjà : " tout vient de l’unité ; tout s’y

classe ; elle engendre tout " . Stéphanus expose plus loin : "

que Dieu a fait l’univers avec quatre éléments... ces quatre

éléments (l’air, le feu, la terre et l’eau), étant contraires

entre eux, ne peuvent se réunir, si ce n’est par l'

interposition d’un corps qui possède les qualités des deux

extrêmes : ainsi le feu vif-argent se joint à l’eau par l'

intermède de la terre, c’est-à-dire de la scorie... l’eau est

jointe avec le feu du vif-argent par l’air du cuivre etc. Le feu

, étant chaud et sec, engendre la chaleur de l’air et la

sécheresse de la terre. L’eau

humide et froide engendre l’humidité de l’air et le froid de la

terre ; la terre froide et sèche engendre le froid de l’eau et

la sécheresse du feu, etc. Réciproquement, l’air chaud et humide

engendre la chaleur du feu et l’humidité de l’eau, etc. " des

théories médicales connexes, sur le froid et le chaud, le sec et

l’humide, le sang et la bile, sont ici entremêlées et

manifestent la profession de Stéphanus. Les paroles précédentes

rappellent encore celles de Platon : " c’est donc de feu et de

terre que Dieu dut former l’univers ; mais il est impossible de

bien unir deux corps sans un troisième, car il faut qu’entre eux

se trouve un lien qui les rapproche tous deux " . Nous retrouvons

encore l’application, matérialisée suivant un sens chimique, d'

une notion de la métaphysique platonicienne ; notion qui a reparu

au siècle dernier sous le nom du médiateur plastique, interposé

entre l’âme et le corps. Stéphanus précise davantage, toujours

dans un langage pythagoricien ; il montre les relations

numériques qui établissent une parenté mystique entre l’alchimie

et l’astronomie, autre ordre de conceptions non moins

intéressantes dans l’histoire de la science. Après avoir établi

que chacun des quatre éléments, ayant deux qualités, résulte de

l’association de trois éléments, dont deux associés à lui-même

et qu’il conserve ; il ajoute : " cela fait douze combinaisons,

résultant de quatre éléments pris trois à trois :

c’est pourquoi notre art est représenté par le dodécaèdre, qui

répond aux douze signes du zodiaque " . Les quatre saisons

répondent aux quatre éléments, aux quatre régions du corps humain

, etc. De même les sept transformations, les sept couleurs, les

sept planètes. Les relations établies par le démiurge, autre

conception platonicienne, entre les métaux et les planètes sont

développées plus loin. Mais achevons d’exposer ce qui est

relatif à la transformation de la matière, d’après Stéphanus. "

il faut dépouiller la matière (de ses qualités), en tirer l’âme,

la séparer du corps, pour arriver à la perfection... le cuivre,

est comme l’homme : il a une âme et un corps... quelle est son

âme et quel est son corps ? L’âme est la partie la plus subtile

..., c’est-à-dire l’esprit tinctorial. Le corps est la chose

pesante, matérielle, terrestre et douée d’une ombre... après une

suite de traitements convenables, le cuivre devient sans ombre et

meilleur que l’or... il faut expulser l’ombre de la matière

pour obtenir la nature pure et immaculée... il faut donc

dépouiller la matière, et comment la dépouiller ? Si ce n’est

par le remède igné (mercure). Et qu’est-ce que dépouiller ? Si

ce n’est appauvrir, corrompre, dissoudre, mettre à mort et

enlever à celui-ci toute sa nature propre et sa grande mobilité ;

afin que l’esprit, subsistant et manifestant le principe

tinctorial, soit rendu susceptible de se combiner pour accomplir l’opération

cherchée (c’est-à-dire la teinture des métaux ou transmutation)...

la nature de la matière est à la fois simple et composée...

elle reçoit mille noms, et son essence est une, etc. Les éléments

deviennent et se transmutent, parce que les qualités sont

contraires et non les substances " . Ailleurs : " il faut d'

abord diviser la matière, la noircir, puis la blanchir ; alors la

coloration jaune sera stable " . Et encore : " entends par le feu

le mercure et le remède igné : ce mercure brûle, corrompt et

épuise les corps, etc. " nous retrouvons la phrase de Marie la

juive (P 172) et le mot de Pline : " le mercure, poison de

toutes choses " . Ces explications demi-métaphysiques sont

entremêlées dans l’auteur par le récit d’opérations réelles,

dont la signification s’aperçoit parfois très clairement. Ainsi,

Stéphanus raconte en langage mystique le combat du cuivre et du

mercure... le cuivre est blanchi et corrompu par le mercure.

Celui-ci est fixé par son union avec le cuivre, etc... le cuivre

ne teint pas, mais il reçoit la teinture, et après qu’il l’a

reçue, il teint (les autres corps). Ce qui paraît se rapporter à

la fois et à la formation des alliages métalliques de diverses

nuances et à la coloration des verres et émaux

par les sels de cuivre, résultant de la dissolution préalable du

métal. L’auteur s’en réfère aussi aux préparations des

égyptiens et ajoute : " un seul genre de pierre peut être

fabriqué avec beaucoup de pierres de diverses espèces ; c’est

ainsi qu’on fabrique les statues, les animaux, les verres, les

couleurs (émaux ou verres colorés) " . Nous touchons ici du doigt

les faits positifs et les pratiques industrielles qui ont servi

de base aux théories des alchimistes. Nous voyons comment ils en

ont déduit la notion de la matière première, une et polymorphe,

telle que nous la trouvons dans Platon, dans énée de Gaza,

dans Zosime, dans Pélage, dans Stéphanus. Ils précisent leur

idée, tantôt par des comparaisons tirées de l’art des artisans,

qui donnent une apparence diverse à une matière unique ; tantôt,

par des assimilations plus profondes, empruntées aux industries

chimiques de la teinture et de la fabrication du verre et des

émaux. Nous sommes donc ramenés par ces théories philosophiques

sur le terrain même où nous avait conduit l’étude pratique des

métaux égyptiens, de leurs alliages et des pierres brillantes,

naturelles et artificielles, rangées à côté des métaux dans une

même famille de substances.

Théories des alchimistes et théories modernes. 1-le mercure des

philosophes. L’alchimie était une philosophie, c’est-à-dire une

explication rationaliste des métamorphoses de la matière. Nulle

part, dans les procédés des premiers théoriciens grecs qui sont

venus jusqu’à nous, le miracle n’apparaît ; bien que les

formules magiques semblent avoir été mêlées aux pratiques, lors

des débuts de la science, au temps de Zosime par exemple. Mais

elles semblent avoir disparu, en même temps que la théorie

proprement dite s’est développée. Michel Psellus déclare

formellement que les destructions et transformations de matière

se font par des causes naturelles, et non en vertu d’une

incantation et d’une formule secrète. à travers les explications

mystiques et les symboles dont s’enveloppent les alchimistes,

nous pouvons entrevoir les théories essentielles de leur philosophie ;

lesquelles se réduisent en somme à un petit nombre d’idées

claires, plausibles, et dont certaines offrent une analogie

étrange avec les conceptions de notre temps. Tous les corps de la

nature, d’après les adeptes grecs, sont formés par une même

matière fondamentale. Pour obtenir un corps déterminé, l’or par

exemple, le plus parfait des métaux, le plus précieux des biens,

il faut prendre des corps analogues, qui en diffèrent seulement

par quelque qualité, et éliminer ce qui les particularise ; de

façon à les réduire à leur matière première, qui est le mercure

des philosophes. Celui-ci peut être tiré du mercure ordinaire, en

lui enlevant d’abord la liquidité, c’est-à-dire une eau, un

élément fluide et mobile, qui l’empêche d’atteindre la

perfection. Il faut aussi le fixer, lui ôter sa volatilité, c'

est-à-dire un air, un élément aérien qu’il renferme ; enfin d'

aucuns professent, comme le fera plus tard Geber, qu’il faut

séparer encore du mercure une terre, un élément terrestre, une

scorie grossière, qui s’oppose à sa parfaite atténuation. On

opérait de même avec le plomb, avec l’étain ; bref, on cherchait

à dépouiller chaque métal de ses propriétés individuelles. Il

fallait ôter au plomb sa fusibilité, à l’étain son cri

particulier, sur lequel Geber insiste beaucoup ; le mercure

enlève en effet à l’étain son cri, dit aussi Stéphanus. La

matière première de tous les métaux étant ainsi préparée, je veux

dire le mercure des philosophes, il ne restait plus qu’à la

teindre par le soufre et l’arsenic ;

mots sous lesquels on confondait à la fois les sulfures

métalliques, divers corps inflammables congénères, et les

matières quintessenciées que les philosophes prétendaient en

tirer. C’est dans ce sens que les métaux ont été regardés au

temps des arabes, comme composés de soufre et de mercure. Les

teintures d’or et d’argent étaient réputées avoir au fond une

même composition. Elles constituaient la pierre philosophale, ou

poudre de projection (xerion). Telle est, je crois, la théorie

que l’on peut entrevoir à travers ces symboles et ces obscurités

; théorie en partie tirée d’expériences pratiques, en partie

déduite de notions philosophiques. En effet, la matière et ses

qualités sont conçues comme distinctes, et celles-ci sont

envisagées comme des êtres particuliers, que l’on peut ajouter

ou faire disparaître. Dans les exposés des adeptes, il règne une

triple confusion entre la matière substantielle, telle que nous

la concevons aujourd’hui ; ses états, solidité, liquidité,

volatilité, envisagées comme des substances spéciales,

surajoutées, et qui seraient même, d’après les ioniens, les

vrais éléments des choses ; enfin, les phénomènes ou actes

manifestés par la matière, sous leur double forme statique et

dynamique, tels que la liquéfaction, la volatilisation, la

combustion, actes assimilés eux-mêmes aux éléments. Il y a donc

au fond de tout ceci certaines idées métaphysiques, auxquelles la

chimie n’a jamais été étrangère. Au siècle dernier, un pas

capital a été fait dans notre conception de la matière, par suite

de la séparation apportée entre la notion substantielle

de l’existence des corps pondérables et la notion phénoménale de

leurs qualités, envisagées jusque-là par les alchimistes comme

des substances réelles. Mais pour comprendre le passé il convient

de nous reporter à des opinions antérieures et qui paraissaient

claires aux esprits cultivés, il y a un siècle à peine. Les

doctrines des alchimistes et des platoniciens à cet égard

diffèrent tellement des nôtres, qu’il faut un certain effort d'

esprit pour nous replacer dans le milieu intellectuel qu’elles

étaient destinées à reproduire. Cependant, il est incontestable

qu’elles constituent un ensemble logique, et qui a longtemps

présidé aux théories scientifiques. Ces doctrines, que nous

apercevons déjà dans le pseudo-Démocrite, dans Zosime, et plus

nettement encore dans leurs commentateurs, Synésius,

Olympiodore et Stéphanus, se retrouvent exposées dans les mêmes

termes par Geber, le maître des arabes (voir P 208), et après

lui, par tous les philosophes hermétiques. Non seulement les

matériaux employés par ceux-ci dans la transmutation : le soufre,

l’argent, la tutie, la magnésie, la marcassite, etc., rappellent

tout à fait ceux du pseudo-Démocrite et de ses successeurs grecs

; mais Geber dit formellement que l’on ne saurait réussir dans

la transmutation, si l’on ne ramène les métaux à leur matière

première. L’esprit humain s’est attaché avec obstination à ces

théories, qui ont servi de support à bien des expériences réelles

. Ce fut aussi la doctrine de tout le moyen âge. Dans les écrits

attribués à Basile Valentin, écrits qui remontent au Xve

siècle, l’auteur affirme de même

que l’esprit de mercure est l’origine de tous les métaux, et

nous retrouvons cette doctrine dans la bibliothèque des

philosophes chimiques de Salmon, à la fin du Xviie siècle. De

là cet espoir décevant de la transmutation, espoir entretenu par

le vague des anciennes connaissances ; il reposait sur l'

apparence incontestable d’un cycle indéfini de transformations,

se reproduisant sans commencement ni terme, dans les opérations

chimiques. Ceci demande à être développé, si l’on veut

comprendre l’origine et la portée des idées des anciens

chimistes. 2-origine et portée des idées alchimiques. Je prends

un minerai de fer, soit l’un de ses oxydes si répandus dans la

nature ; je le chauffe avec du charbon et du calcaire et j'

obtiens le fer métallique. Mais celui-ci à son tour, par l'

action brusque du feu au contact de l’air, ou par l’action

lente des agents atmosphériques, repasse à l’état d’un oxyde,

identique ou analogue avec le générateur primitif. Où est ici l'

élément primordial, à en juger par les apparences ? Est-ce le fer

, qui disparaît si aisément ? Est-ce l’oxyde, qui existait au

début et se retrouve à la fin ? L’idée du corps élémentaire

semblerait a priori convenir plutôt au dernier produit, en

tant que corrélative de la stabilité, de la résistance aux agents

de toute nature. Voilà comment l’or a paru tout d’abord le

terme accompli des métamorphoses, le corps parfait par excellence

: non seulement à cause de son éclat, mais surtout parce qu’il

résiste mieux que tout autre métal aux agents chimiques. Les

corps simples, qui sont aujourd’hui l’origine certaine et la

base des opérations chimiques, ne se distinguent cependant pas à

première vue des corps composés. Entre un métal et un alliage,

entre un élément combustible, tel que le soufre ou l’arsénic, et

les résines et autres corps inflammables combustibles composés,

apparences ne sauraient établir une distinction fondamentale. Les

corps simples dans la nature ne portent pas une étiquette, s’il

est permis de s’exprimer ainsi, et les mutations chimiques ne

cessent pas de s’accomplir, à partir du moment où elles ont mis

ces corps en évidence. Soumis à l’action du feu ou des réactifs

qui les ont fait apparaître, ils disparaissent à leur tour ; en

donnant naissance à de nouvelles substances, pareilles à celles

qui les ont précédées. Nous retrouvons ainsi dans les phénomènes

chimiques cette rotation indéfinie dans les transformations, loi

fondamentale de la plupart des évolutions naturelles ; tant dans

l’ordre de la nature minérale que dans l’ordre de la nature

vivante, tant dans la physiologie que dans l’histoire. Nous

comprenons pourquoi, aux yeux des alchimistes, l’oeuvre

mystérieuse n’avait ni commencement ni fin, et pourquoi ils la

symbolisaient par le serpent annulaire, qui se mord la queue :

emblème de la nature toujours une, sous le fond mobile des

apparences.

Cependant cette image de la chimie a cessé d’être vraie pour

nous. Par une rare exception dans les sciences naturelles, notre

analyse est parvenue en chimie à mettre à nu l’origine précise,

indiscutable des métamorphoses : origine à partir de laquelle la

synthèse sait aujourd’hui reproduire à volonté les phénomènes et

les êtres, dont elle a saisi la loi génératrice. Un progrès

immense et inattendu a donc été accompli en chimie : car il est

peu de sciences qui puissent ainsi ressaisir leurs origines. Mais

ce progrès n’a pas été réalisé sans un long effort des

générations humaines. C’est par des raisonnements subtils,

fondés sur la comparaison d’un nombre immense de phénomènes, que

l’on est parvenu à établir une semblable ligne de démarcation,

aujourd’hui si tranchée pour nous, entre les corps simples et

les corps composés. Mais ni les alchimistes, ni même Stahl ne

faisaient une telle différence. Il n’y avait donc rien de

chimérique, a priori du moins, dans leurs espérances. Le rêve

des alchimistes a duré jusqu’à la fin du siècle dernier, et je

ne sais s’il ne persiste pas encore dans certains esprits.

Certes il n’a jamais eu pour fondement aucune expérience

positive. Les opérations réelles que faisaient les alchimistes,

nous les connaissons toutes et nous les répétons chaque jour dans

nos laboratoires ; car ils sont à cet égard nos ancêtres et nos

précurseurs pratiques. Nous opérons les mêmes fusions, les mêmes

dissolutions, les mêmes associations de minerais, et nous

exécutons en outre une multitude d’autres manipulations et de métamorphoses qu’ils

ignoraient. Mais aussi nous savons de toute certitude que la

transmutation des métaux ne s’accomplit dans le cours d’aucune

de ces opérations. Jamais un opérateur moderne n’a vu l’étain,

le cuivre, le plomb se changer sous ses yeux en argent ou en or

par l’action du feu, exercée par les mélanges les plus divers ;

comme Zosime et Geber s’imaginaient le réaliser. La

transmutation n’a pas lieu, même sous l’influence des forces

dont nous disposons aujourd’hui, forces autrement puissantes et

subtiles que les agents connus des anciens. Les découvertes

modernes relatives aux matières explosives et à l’électricité

mettent à notre disposition des agents à la fois plus énergiques

et plus profonds, qui vont bien au delà de tout ce que les

alchimistes avaient connu. Ces agents atteignent des températures

ignorées avant nous ; ils communiquent à la matière en mouvement

une activité et une force vive incomparablement plus grande que

les opérations des anciens. Ils donnent à ces mouvements une

direction, une polarisation, qui permettent d’accroître à coup

sûr et dans un sens déterminé à l’avance l’intensité des forces

présidant aux métamorphoses. Par là même, nous avons obtenu à la

fois cette puissance sur la nature et cette richesse industrielle

que les alchimistes avaient si longtemps rêvées, sans jamais

pouvoir y atteindre. La chimie et la mécanique ont transformé le

monde moderne. Nous métamorphosons

la matière tous les jours et de toutes manières. Mais nous avons

précisé en même temps les limites auxquelles s’arrêtent ces

métamorphoses : elles n’ont jamais dépassé jusqu’à présent nos

corps simples ou éléments chimiques. Cette limite n’est pas

imposée par quelque théorie philosophique ; c’est une barrière

de fait, que notre puissance expérimentale n’a pas réussi à

renverser. 3-les corps simples actuels. Lavoisier a montré, il

y a cent ans, que l’origine de tous les phénomènes chimiques

connus peut être assignée avec netteté et qu’elle ne dépasse pas

ce qu’il appelait, et ce que nous appelons avec lui, les corps

simples et indécomposables, les métaux en particulier, dont la

nature et le poids se maintiennent invariables. C’est cette

invariabilité de poids des éléments actuels qui est le noeud du

problème. Le jour où elle a été partout constatée et démontrée

avec précision, le rêve antique de la transmutation s’est

évanoui. Dans le cycle des transformations, si la genèse

réciproque de nos éléments n’est pas réputée impossible a

priori , du moins il est établi aujourd’hui que ce serait là

une opération d’un tout autre ordre que celles que nous

connaissons et que nous avons le pouvoir actuel d’exécuter. Car,

en fait, dans aucune de nos opérations, le poids des éléments et

leur nature n’éprouvent de variation. Nos expériences sur ce

point datent d’un siècle. Elles ont été répétées et diversifiées

de mille façons, par des milliers d’expérimentateurs, sans avoir

été jamais trouvées en défaut. L’existence constatée d’une

différence aussi radicale entre la transmutation des métaux, si

longtemps espérée en vain, et la fabrication des corps composés,

désormais réalisable par des méthodes certaines, jeta un jour

soudain. C’était à cause de l’ignorance où l’on était resté à

cet égard jusqu’à la fin du Xviiie siècle que la chimie n'

avait pas réussi à se constituer comme science positive. La

nouvelle notion démontra l’inanité des rêves des anciens

opérateurs, inanité que leur impuissance à établir aucun fait

réel de transmutation avait déjà fait soupçonner depuis longtemps

. Chez les alchimistes grecs, les plus anciens de tous, le doute

n’apparaît pas encore ; mais le scepticisme existe déjà du temps

de Geber, qui consacre plusieurs chapitres à le réfuter en forme

. Depuis, ce scepticisme avait toujours grandi, et les bons

esprits en étaient arrivés, même avant Lavoisier, à nier la

transmutation ; non en vertu de principes abstraits, mais en tant

que fait d’expérience effective et réalisable. 4-l’unité de

la matière. -les multiples de l’hydrogène et les éléments

polymères. Assurément, cette notion de l’existence définitive et

immuable de soixante-six éléments distincts, tels que nous les

admettons aujourd’hui, ne serait jamais venue

à l’idée d’un philosophe ancien ; ou bien il l’eût rejetée

aussitôt comme ridicule : il a fallu qu’elle s’imposât à nous,

par la force inéluctable de la méthode expérimentale. Est-ce à

dire cependant que telle soit la limite définitive de nos

conceptions et de nos espérances ? Non, sans doute : en réalité,

cette limite n’a jamais été acceptée par les chimistes que comme

un fait actuel, qu’ils ont toujours conservé l’espoir de

dépasser. De longs travaux ont été entrepris à cet égard, soit

pour ramener tous les équivalents des corps simples à une même

série de valeurs numériques, dont ils seraient les multiples ;

soit pour les grouper en familles naturelles ; soit pour les

distribuer dans celles-ci, suivant des progressions arithmétiques.

Aujourd’hui même, les uns, s’attachant à la conception

atomique, regardent nos corps prétendus simples comme formés par

l’association d’un certain nombre d’éléments analogues ; peut-

être comme engendrés par la condensation d’un seul d’entre eux,

l’hydrogène par exemple, celui dont le poids atomique est le

plus petit de tous. On sait en effet que les corps simples sont

caractérisés chacun par un nombre fondamental, que l’on appelle

son équivalent ou son poids atomique . Ce nombre représente la

masse chimique de l’élément, le poids invariable sous lequel il

entre en combinaison et s’associe aux autres éléments, parfois

d’après des proportions multiples. C’est ce poids constant qui

passe de composé en composé, dans les substitutions,

décompositions et réactions diverses, sans éprouver jamais la

plus petite variation. La combinaison ne s’opère donc pas suivant une

progression continue, mais suivant des rapports entiers,

multiples les uns des autres, et qui varient par sauts brusques.

De là, pour chaque élément, l’idée d’une molécule déterminée,

caractérisée par son poids, et peut-être aussi par sa forme

géométrique. Cette molécule demeurant indestructible, au moins

dans toutes les expériences accomplies jusqu’ici, elle a pu être

regardée comme identique avec l’atome de Démocrite et d'

épicure. Telle est la base de la théorie atomique de notre temps.

Ainsi chaque corps simple serait constitué par un atome spécial

, par une certaine particule matérielle insécable. Les forces

physiques, aussi bien que les forces chimiques, ne sauraient

faire éprouver à cet atome que des mouvements d’ensemble, sans

possibilité de vibrations internes ; celles-ci ne pouvant exister

que dans un système formé de plusieurs parties. Il en résulte

encore qu’il ne peut y avoir dans l’intérieur d’un atome

indivisible aucune réserve d’énergie immanente. Telles sont les

conséquences rigoureuses de la théorie atomique. Je me borne à

les exposer et je n’ai pas à discuter ici si ces conséquences ne

dépassent pas les prémisses, les faits positifs qui leur servent

de base ; c’est-à-dire si les faits autorisent à conclure non

seulement à l’existence de certaines masses moléculaires

déterminées, caractéristiques des corps simples, et que tous les

chimistes admettent ; mais aussi à attribuer à ces molécules le

nom et les propriétés des atomes absolus, comme le font un

certain nombre de savants. Ces réserves sont d’autant plus

opportunes que les partisans modernes de la théorie atomique l’ont presque aussitôt

répudiée dans les interprétations qu’ils ont données de la

constitution des corps simples : interprétations aussi

hypothétiques d’ailleurs que l’existence même des atomes

absolus, mais qui attestent l’effort continu de l’esprit humain

pour aller au delà de toute explication démontrée des phénomènes,

aussitôt qu’une semblable explication a été atteinte, et pour s'

élancer plus loin vers des imaginations nouvelles. Retraçons

cette histoire : s’il ne s’agit plus d’une doctrine positive,

cependant l’exposé que nous allons faire offre l’intérêt qui s'

attache aux conceptions par lesquelles l’intelligence essaie de

représenter le système général de la nature. Nous retrouvons ici

des vues analogues à celles des pythagoriciens, alors qu’ils

prétendaient enchaîner dans un même système les propriétés

réelles des êtres et les propriétés mystérieuses des nombres. Le

premier et principal effort qui ait été tenté dans cette voie,

consiste à ramener les équivalents ou poids atomiques de tous les

éléments à une même unité fondamentale. C’est là une conception

a priori , qui a donné lieu à une multitude d’expériences,

destinées à la vérifier. Si le fruit théorique à ce point de vue

en a été minime, sinon même négatif ; en pratique, du moins, ces

travaux ont eu un résultat scientifique très utile : ils ont fixé

avec une extrême précision les équivalents réels de nos éléments

; c’est-à-dire, je le répète, les poids exacts suivant lesquels

les éléments entrent en combinaison et se substituent les uns aux

autres. Prout, chimiste anglais, avait proposé tout d’abord

de prendre le poids même de l’un de nos éléments, celui de l'

hydrogène, comme unité ; dans la supposition que les poids

atomiques de tous les autres corps simples en étaient des

multiples. Cette hypothèse, embrassée et soutenue pendant quelque

temps par M Dumas, réduit toute la théorie à une extrême

simplicité. En effet, tous les corps simples seraient dès lors

constitués par les arrangements divers de l’atome du plus léger

d’entre eux. Malheureusement, elle n’a pas résisté au contrôle

expérimental, c’est-à-dire à la détermination exacte, par

analyse et par synthèse, des poids atomiques vrais de nos corps

simples. Cette détermination a fourni, à côté de quelques poids

atomiques à peu près identiques avec les multiples de l'

hydrogène, une multitude d’autres nombres intermédiaires. Mais

dans les conceptions théoriques, pas plus que dans la vie

pratique, l’homme ne renonce pas facilement à ses espérances.

Pour soutenir la supposition de Prout, ses partisans ont essayé

d’abord de réduire à moitié, puis au quart, l’unité

fondamentale. Or, à ce terme, une objection se présente : c’est

que les vérifications concluantes deviennent impossibles. En

effet, nos expériences n’ont pas, quoi que nous fassions, une

précision absolue ; et il est clair que toute conjecture

numérique serait acceptable, si l’on plaçait l’unité commune

des poids atomiques au delà de la limite des erreurs que nous ne

pouvons éviter. Ce n’est pas tout d’ailleurs ; le fond même du

système est atteint par cette supposition. La réduction du nombre

fondamental, au-dessous d’une unité

égale au poids atomique de l’hydrogène, enlève à la théorie ce

caractère précis et séduisant, en vertu duquel tous les éléments

étaient regardés comme formés en définitive par de l’hydrogène

plus ou moins condensé. Il faudrait reculer dans l’inconnu

jusqu’à un élément nouveau, quatre fois plus léger, élément

inconnu qui formerait par sa condensation l’hydrogène lui-même.

Encore cela ne suffit-il pas pour représenter rigoureusement les

expériences. En effet, M Stas, par des études d’une exactitude

incomparable, a montré que le système réduit à ces termes, c’est

-à-dire réduit à prendre comme unité un sous-multiple peu élevé

du poids de l’hydrogène, le système, dis-je, ne peut être

défendu. Les observations extrêmement précises qu’il a exécutées

ont prouvé sans réplique que les poids atomiques des éléments ne

sont pas exprimés par des nombres simples, c’est-à-dire liés

entre eux par des rapports entiers rigoureusement définis. La

théorie des multiples de l’hydrogène n’est donc pas soutenable,

dans son sens strict et rigoureux. Gardons-nous cependant d’une

négation trop absolue. Si l’hypothèse qui admet les équivalents

des éléments multiples les uns des autres ne peut pas être

affirmée d’une façon absolue, cependant cette hypothèse a pour

elle des observations singulières et qui réclament, en tout état

de cause, une interprétation. à cet égard les faits que je vais

citer donnent à réfléchir.

5-les éléments isomères et polymères.

Il existe en réalité certains éléments, comparables entre eux,

et qui possèdent en

même temps des poids atomiques identiques. Tels sont le cobalt et

le nickel, par exemple. Ces deux métaux sont semblables par la

plupart de leurs propriétés et ils produisent deux séries de

composés parallèles, en s’unissant avec les autres éléments. Or

ici interviennent de nouvelles et plus puissantes analogies. En

effet un tel parallélisme dans les réactions de deux corps et

dans celles de leurs composés, joint à l’identité de leurs poids

atomiques, n’est pas sans exemple dans la science : en

particulier, il n’est pas rare de le rencontrer dans l’étude

des principes organiques, tels que les carbures d’hydrogène, les

essences de térébenthine et de citron, par exemple ; ou bien

encore les acides tartrique et paratartrique. Ces deux essences,

ces deux acides sont formés des mêmes éléments, unis dans les

mêmes proportions et avec la même condensation, mais pourtant

avec un arrangement différent. En outre, les deux carbures, les

deux acides sont susceptibles d’engendrer des combinaisons

parallèles : c’est là ce que nous appelons des corps isomères.

Or le nickel et le cobalt se comportent précisément de la même

manière. Il est certainement étrange de trouver un semblable

rapprochement entre des principes composés, tels que des carbures

ou les acides, et ces deux métaux, ces

deux corps réputés simples : comme si les deux prétendus corps

simples étaient formés, eux aussi, par les arrangements

différents de certaines matières élémentaires, plus simples qu'

eux-mêmes. L’or, le platine et l’iridium, autres métaux qui

constituent un même groupe, offrent un rapprochement numérique

pareil, quoique moins étroit dans leurs dérivés, que celui du

cobalt et du nickel. Dans les cas de ce genre, il semble, je le

répète, que l’on ait affaire à de certaines matières

fondamentales, identiques quant à leur nature, mais diversifiées

quant au détail de leurs arrangements intérieurs et de leurs

manifestations. Néanmoins, pour être fidèle aux règles de la

saine méthode scientifique, il importe d’ajouter aussitôt que

jusqu’ici les chimistes n’ont jamais pu changer, par aucun

procédé, ni le cobalt en nickel, ni l’or en platine ou en

iridium. Poursuivons ces rapprochements : ils s’étendent plus

loin. En effet, à côté des éléments isomères viennent se ranger

d’autres éléments, dont les poids atomiques ne sont pas

identiques, mais liés dans un même groupe par des relations

numériques simples, et multiples les uns des autres. L’oxygène,

par exemple, peut être comparé au soufre, dans les combinaisons

de ces deux éléments avec l’hydrogène et avec les métaux. L’eau

et l’hydrogène sulfuré, les oxydes et les sulfures constituent

deux séries de composés parallèles. Le soufre peut même être

rapproché plus strictement encore du sélénium et du tellure : ce

sont là des éléments comparables, formant, je le répète, des

combinaisons parallèles avec l’hydrogène, avec les métaux et même avec l'

oxygène et la plupart des autres éléments. Or, l’analogie

chimique de ces éléments se retrouve dans la comparaison

numérique de leurs poids atomiques : le poids atomique du soufre

est sensiblement double de l’oxygène ; celui du sélénium en est

presque quintuple, et celui du tellure est huit fois aussi

considérable que celui de l’oxygène, c’est-à-dire quadruple de

celui du soufre. Ici encore nous retrouvons des analogies

remarquables dans l’étude des combinaisons des carbures d'

hydrogène. Ces poids atomiques d’éléments multiples les uns des

autres rappellent les corps polymères , c’est-à-dire les

composés condensés de la chimie organique. On connaît en effet

des carbures d’hydrogène, formés des mêmes éléments unis dans la

même proportion relative, mais tels que leurs poids moléculaires

et leurs densités gazeuses soient multiples les uns des autres.

La benzine et l’acétylène, par exemple, sont des carbures d'

hydrogène de cet ordre : ils sont formés tous deux par l'

association d’une partie en poids d’hydrogène avec six parties

de carbone. Mais la vapeur de la benzine, sous le même volume,

est trois fois aussi lourde que celle de l’acétylène. Ce n’est

pas tout : la benzine dérive de l’acétylène, par une

condensation directe : elle en est le polymère. Réciproquement,

nous savons transformer par expérience ces composés polymères

dans un sens inverse, revenir du carbure condensé à son

générateur ; nous savons transformer notamment la benzine en

acétylène, par la chaleur et par l’électricité. Cette

ressemblance entre les carbures polymères et

les corps simples à poids atomiques multiples suggère aussitôt l'

espérance de transformations du même ordre. Si nous modifions les

carbures d’hydrogène, pourquoi ne pourrions-nous pas modifier

aussi les corps simples qui offrent des relations numériques

analogues ? Pourquoi ne pourrions-nous pas former le soufre avec

l’oxygène, former le sélénium et le tellure avec le soufre, par

des procédés de condensation convenables ? Pourquoi le tellure,

le sélénium ne pourraient-ils pas être changés inversement en

soufre, et celui-ci à son tour métamorphosé en oxygène ? Rien, en

effet, ne s’y oppose a priori : toute fois, et la chose est

essentielle, l’épreuve expérimentale, souvent essayée, a échoué

jusqu’à présent. Ce critérium est empirique, dira-t-on ; il ne

repose sur aucune démonstration nécessaire et dès lors son

caractère est purement provisoire. Sans doute ; mais il en est

ainsi de la plupart de nos lois, sinon même de toutes. L'

expérience réalisée est le seul critérium certain de la science

moderne : c’est la seule barrière qui nous garantisse contre le

retour des rêveries mystiques d’autrefois. On peut cependant

pousser plus loin la démonstration : car il existe une différence

positive et fondamentale entre la constitution physique des

carbures polymères, ou radicaux composés de la chimie organique,

et celle des éléments proprement dits, ou radicaux véritables de

la chimie minérale : cette différence est fondée sur les

observations des physiciens relatives aux chaleurs spécifiques.

D’après leurs mesures, la quantité de chaleur nécessaire pour

produire un même effet, une même variation de température,

sur les carbures d’hydrogène,

croît proportionnellement à leur poids moléculaire. Pour la

benzine gazeuse, par exemple, il faut trois fois autant de

chaleur que pour l’acétylène, pris sous le même volume. Or, le

contraire arrive pour les corps simples multiples les uns des

autres : lorsqu’on les prend sous le même volume gazeux, ou plus

généralement sous leurs poids moléculaires respectifs, la

quantité de chaleur qui produit une même variation de température

dans les corps simples véritables demeure exactement la même. Par

exemple, un litre d’hydrogène et un litre d’azote absorbent la

même quantité de chaleur : identité d’autant plus frappante que

le poids du second gaz est quatorze fois aussi considérable que

celui du premier. Le travail de la chaleur est donc bien

différent dans les deux cas, suivant qu’il s’agit des corps

simples et des corps composés, et il établit une diversité

essentielle entre les vrais éléments chimiques, tels que nous les

connaissons aujourd’hui, et les polymères effectifs, c’est-à-

dire les corps obtenus par la condensation expérimentale d’un

même radical composé. Assurément il y a là quelque chose d’un

ordre tout particulier ; il existe une propriété fondamentale,

tenant à la constitution mécanique des dernières particules des

corps, qui différencie nos éléments présents des corps composés

proprement dits : c’est là une distinction dont nous n’avons

pas encore sondé toute la profondeur.

6-les familles naturelles des éléments.

Cependant il existe une

autre notion, connexe avec la précédente et non moins remarquable,

qui concourt à entretenir nos espérances sur la génération

synthétique des éléments : c’est leur classification en familles

naturelles, classification tentée d’abord par Ampère, précisée

par Dumas, et qui a pris une importance croissante dans ces

dernières années. Citons d’abord un exemple très caractéristique,

je veux parler de la famille des chloroïdes : elle comprend

trois termes indubitables : le chlore, le brome, l’iode. Ces

trois éléments, par leurs combinaisons avec les métaux et les

autres corps, forment trois séries de composés parallèles,

symétriques dans leurs formules et qui offrent souvent le même

volume moléculaire et la même forme cristalline. Au point de vue

chimique, rien n’est plus semblable à l’acide chlorhydrique,

que les acides bromhydrique et iodhydrique : ce sont trois acides

puissants, engendrés pareillement par l’union à volumes égaux

des gaz simples qui les composent. Le chlorure, le bromure, l'

iodure de potassium, sont aussi extrêmement analogues,

cristallisés dans le même système, etc. Les propriétés physiques

de ces trois éléments sont tantôt les mêmes, et tantôt elles

varient d’une façon régulière. Pour n’en citer qu’une seule et

des plus apparentes, je rappellerai que le chlore est jaune et

gazeux, le brome rouge et liquide, l’iode violet et solide.

Or, les poids moléculaires, c’est-à-dire les condensations de

matière sous la forme gazeuse, vont en croissant de l’un à l'

autre de ces trois éléments. En effet leurs équivalents ou poids

atomiques respectifs, poids proportionnels aux condensations

gazeuses, sont égaux à 35, 5 pour le chlore, à 80 pour le

brome, à 127 pour l’iode. Non seulement les poids croissent

ainsi par degrés ; mais ces degrés offrent une certaine

régularité : l’équivalen t ou poids atomique du brome étant à

peu près la moyenne entre ceux du chlore et de l’iode. Le groupe

entier constitue ce que l’on a appelé une triade. Des remarques

analogues ont été faites pour d’autres groupes d’éléments : par

exemple, pour la famille des sulfuroïdes , constituée par l'

oxygène, le soufre, le sélénium et le tellure, éléments dont les

équivalents ou poids atomiques sont à peu près multiples d’une

même unité. Ces éléments s’unissent avec l’hydrogène, en

formant des composés gazeux, composés acides pour les trois

derniers, et, dans tous les cas, renfermant leur propre volume d'

hydrogène. Ces éléments se combinent pareillement aux métaux. Le

groupe formé par l’azote, le phosphore, l’arsenic et l'

antimoine constitue une troisième famille, non moins caractérisée

, celle des azotoïdes , dont les composés hydrogénés sont

aussi des gaz, mais contiennent une fois et demie leur volume d'

hydrogène. Les poids atomiques croissent aussi suivant une

progression régulière. C’est ainsi que l’on a été conduit à une

véritable classification, assemblant les corps simples suivant

des principes de similitude pareils à ceux que les naturalistes

invoquent dans l’étude des trois règnes de la nature. Cette

classification semble même plus étroite en chimie, parce que les

analogies générales, toujours un peu élastiques en histoire

naturelle, sont corroborées ici par la comparaison des nombres

absolus qui représentent les poids moléculaires : comme si chaque

famille d’éléments était engendrée en vertu d’une loi

génératrice commune. Avant d’aller plus loin, je dois dire que

je développe ces rapprochements numériques et cette notion de la

génération des éléments, en prenant soin de leur conserver toute

leur force et sans les affaiblir en rien. Cependant, ce serait

tromper le lecteur que de ne pas l’avertir que le doute s’élève

, lorsqu’on précise tout à fait. En réalité, les rapprochements

sur lesquels reposent de telles espérances ne sont pas d’une

rigueur absolue, mais seulement approximatifs. Ce sont donc là

des à peu près, plutôt que des démonstrations ; ce sont des

lueurs singulières, peut-être réelles et de nature à nous

éclairer sur la constitution véritable de nos corps simples ;

mais peut-être aussi sont-elles trompeuses, peut-être résultent-

elles uniquement du jeu équivoque des combinaisons numériques. En

somme, je pense qu’il est permis d’y voir, sans sortir d’une

sage réserve, l’indice de quelque loi de la nature, masquée par

des perturbations secondaires qui sont restées jusqu’ici

inexpliquées : à mon avis, ce genre de rapprochements ne doit pas

être écarté. Mais, je le répète, il serait périlleux de s’y

attacher trop fortement et de les regarder comme définitivement

acquis. L’histoire des sciences prouve que l’esprit humain, une

fois qu’il accepte l’à peu près comme une démonstration, dans

les théories positives des phénomènes naturels et surtout dans

les combinaisons numériques, dérive bien vite vers les fantaisies

arbitraires de l’imagination. 7-les séries périodiques. Un pas

de plus a été franchi dans cette voie ; une tentative hardie,

touchant peut-être à la chimère, a été faite pour construire des

séries numériques, qui comprennent tous les corps simples actuels

dans leur réseau et qui prétendent même embrasser tous les corps

simples susceptibles d’être découverts dans l’avenir. Je veux

parler des séries périodiques parallèles , ou pour employer un

langage plus franc et plus précis, des progressions arithmétiques

, suivant lesquelles M Chancourtois d’abord, puis Mm

Newlands, Lothar Meyer et Mendeleef ont cherché de nos jours

à grouper tous les nombres qui expriment les poids atomiques de

nos éléments, ou des corps prétendus tels. C’est encore par l'

étude des séries de la chimie organique que l’on a été conduit à

de telles progressions arithmétiques. La chimie organique, en

effet, est coordonnée autour d’un certain nombre de grandes

séries de corps, liés les uns aux autres dans chaque série par

des lois précises ; je dis liés non seulement

par leur formule et leurs propriétés, mais aussi par leur

génération effective. Les corps compris dans chacune de ces

séries peuvent être formés au moyen d’un seul carbure d'

hydrogène fondamental ; les autres termes en dérivent

méthodiquement, par des additions ou des substitutions

successives d’éléments. Le système des dérivés d’un carbure

rappelle, et même avec plus de richesse, le système des dérivés

d’un métal simple en chimie minérale. Il y a plus : ici

intervient une nouvelle donnée. Les carbures fondamentaux ne sont

pas des êtres isolés et indépendants les uns des autres. En fait,

ils peuvent être rangés à leur tour par groupes réguliers, ou

séries dites homologues, séries dont les termes semblables

diffèrent deux à deux par des éléments constants en nature, en

nombre, et par conséquent en poids : la différence numérique

invariable de ces poids égale généralement 14. Ces relations

générales sont certaines en chimie organique. Elles coordonnent,

non seulement les formules, mais aussi les propriétés physiques

et chimiques des carbures d’hydrogène et de leurs dérivés. Dès

lors c’était une idée toute naturelle, et qui a dû se présenter

à plus d’un esprit, que celle de distribuer l’ensemble des

éléments minéraux suivant un principe de classification analogue,

et fondé de même sur un système de différences constantes. Telle

est, en effet, la base des séries dites périodiques. On dresse

aujourd’hui en chimie minérale des tableaux semblables à ceux de

la chimie organique ; on y assemble les éléments, métaux et

métalloïdes, comme les carbures d’hydrogène. Il y a pourtant cette différence

, que les groupes des carbures d’hydrogène sont construits a

posteriori et d’après les expériences synthétiques et

positives de la chimie organique ; tandis que les nouveaux

groupes d’éléments minéraux sont formés a priori et par voie

purement hypothétique. Quoiqu’il en soit, une sorte de table à

deux entrées a été construite : elle comprend tous nos éléments

connus, classés selon certaines progressions arithmétiques. Les

familles naturelles des éléments, telles qu’elles ont été

définies plus haut, font la base de cette classification.

Rappelons d’abord la famille des chloroïdes : elle comprend le

chlore, le brome, l’iode, auxquels on a adjoint le fluor,

premier terme un peu divergent. En fait, les différences

numériques entre les poids atomiques de ces quatre éléments sont

représentées par les chiffres suivants : 16, 5 ; 44, 5 et

47. Ces trois différences constituent à peu près une progression,

dont la raison serait le nombre 16, ou bien le nombre 15. De

même la famille des sulfuroïdes, laquelle comprend l’oxygène, le

soufre, le sélénium et le tellure, offre les trois différences

que voici entre les poids atomiques de ses termes successifs :

16 ; 47, 6 ; 47, 8 ; nombres à très peu près multiples de

16 : c’est la même raison que tout à l’heure. Le lithium,

représenté par 7, le sodium par 23, le potassium par 39,

1, forment un troisième groupe d’éléments, tous éléments

métalliques cette fois : on y retrouve la même différence ou raison approximative, égale et

16. Venons à la famille des azotoïdes, tels que l’azote

représenté par 14, le phosphore par 31, l’arsenic par 75,

l’antimoine par 120. La raison de la progression serait ici

comprise entre 15 et 17, c’est-à-dire à peu près la même,

quoique toujours avec des écarts notables dans sa valeur absolue.

Je dis à peu près, et c’est cet à peu près perpétuel qui jette

une ombre sur tout le système. Mais poursuivons-en le résumé, en

nous plaçant à un nouveau point de vue. La première famille,

celle des chloroïdes, comprend des éléments caractérisés par une

propriété chimique commune, qui domine toutes leurs combinaisons

: ce sont des corps monovalents , capables de se combiner de

préférence à volumes gazeux égaux, c’est-à-dire à poids

atomiques égaux, avec l’hydrogène et avec les métaux. Au

contraire la seconde famille, celle des sulfuroïdes, oxygène,

soufre et analogues, contient surtout des corps bivalents , se

combinant dans l’état gazeux avec un volume d’hydrogène double

du leur, et, d’une manière plus générale, suivant des rapports

de poids atomiques doubles. à son tour, la famille qui renferme

l’azote, le phosphore et les éléments analogues est trivalente

; chacun de ces éléments, pris sous son poids atomique

respectif, se combine avec trois atomes d’hydrogène ou des

autres éléments. Enfin, l’on distingue une autre série

quadrivalente , formée par le carbone, le silicium, l’étain,

etc.

Ces quatre séries, caractérisées par les rapports de leurs

combinaisons, embrassent une multitude de composés connus. Elles

rappellent certains groupes généraux de carbures d’hydrogène. En

effet, les uns de ceux-ci, tels que l’éthylène, pris sous la

forme gazeuse, sont susceptibles de se combiner avec un volume

égal d’hydrogène, de chlore et des autres éléments. D’autres

carbures, tels que l’acétylène, sont aptes à se combiner de

préférence avec un volume gazeux d’hydrogène, de chlore, etc.,

double du leur. D’autres carbures s’unissent avec un volume

triple, ou quadruple des gaz élémentaires et spécialement d'

hydrogène, etc. Or, si l’on compare entre eux les carbures d'

hydrogène monovalents, bivalents, trivalents, on reconnaît qu’on

peut les grouper d’une façon très simple, en les rangeant par

classes telles, que dans une classe de carbures renfermant le

même nombre d’atomes de carbone, les carbures consécutifs

diffèrent les uns des autres par deux équivalents d’hydrogène et

, par conséquent, par des poids atomiques croissant de 2 en 2

unités. Cette différence constante entre les termes primordiaux

des diverses séries se retrouve nécessairement entre les termes

suivants, c’est-à-dire entre les termes des séries homologues

comparés entre eux. Les carbures les plus légers par leur poids

atomique, dans chaque classe renfermant un nombre donné d’atomes

de carbone, sont en même temps les moins saturés, ceux dont la

valence est la plus considérable ; car la valence croît

proportionnellement au nombre d’atomes d’hydrogène unis avec

une même quantité de carbone. Ces rapprochements numériques,

cette classification

dominent toute la chimie organique et ils reposent sur l'

expérience. Or, chose étrange ! Si l’on compare les termes

primordiaux de chacune des familles minérales, caractérisées par

des valences distinctes ; si l’on compare entre eux, par exemple

, les quatre éléments suivants : le carbone quadrivalent et

représenté par un poids atomique égal à 12 ; l’azote trivalent

et représenté par le poids atomique 14 ; l’oxygène bivalent et

représenté par 16 ; enfin le fluor monovalent et représenté par

19 ; on remarque aussitôt que ces nombres diffèrent entre eux

par des valeurs numériques progressivement croissantes, telles

que 2, 2 et 3 : soit en moyenne 2, différence qui est aussi

celle des carbures d’hydrogène de valence inégale. Cette

différence constante des termes primordiaux se retrouve donc

entre les termes corrélatifs des diverses familles d’éléments,

en chimie minérale, aussi bien qu’entre les carbures

correspondant des familles homologues, en chimie organique. Ce n'

est pas tout. La famille du lithium, qui part du nombre 7, et

quelques autres, un peu artificielles peut-être, telles que celle

du glucinium, qui part du nombre 9, et celle du bore, qui part

du nombre 11, fournissent autant de chefs de file

complémentaires, dont les poids atomiques croissent par 2

unités, et achèvent de combler les vides subsistant entre les

multiples successifs du nombre 16, raison commune de toutes les

progressions dans l’intérieur de chaque famille d’éléments.

Nous avons ainsi deux progressions fondamentales : d’une part,

la grande progression, dont les termes

croissent comme les multiples de 16, et qui est applicable aux

corps particuliers compris dans chacune des familles ; et, d'

autre part, la petite progression, croissant suivant les

multiples de 2, et qui est applicable aux familles elles-mêmes,

comparées entre elles dans leurs termes correspondants. En

combinant ces deux progressions, on construit un tableau

théorique, qui renferme l’ensemble des poids atomiques des corps

simples, répartis sur la série des nombres entiers, jusqu’à la

limite des poids atomiques les plus élevés. Tel est le système :

je l’ai présenté dans son ensemble, avec les artifices ingénieux

de ses arrangements. Cependant, en réalité, les poids atomiques

des éléments des quatre familles fondamentales, comprenant

environ quinze éléments, sont les seuls qui se trouvent

coordonnés suivant des relations tout à fait vraisemblables. On

peut disposer encore de même certaines séries de métaux, telles

que le groupe formé par le lithium, le sodium, le potassium. Cela

fait, il restait plus de la moitié des éléments connus, qui

demeuraient en dehors de tout rapprochement précis. Les auteurs

du système n’ont pas hésité à les grouper aussi, de façon à les

ranger, chacun à sa place, dans leur tableau. Mais il est facile

pour tout esprit non prévenu de reconnaître que ce dernier

groupement repose sur des comparaisons purement numériques, et

qui sont loin d’avoir la même solidité que les précédentes, si

même elles ne sont tout à fait arbitraires. Quoi qu’il en soit,

les rapprochements que le système des séries périodiques opère ne

se bornent pas là. On sait en effet qu’il existe entre les poids

atomiques des corps, leurs volumes atomiques et leurs différentes propriétés

physiques et chimiques, certaines relations générales. Ces

relations ont été établies depuis longtemps en chimie et

antérieurement à toute disposition des éléments en séries

parallèles : elles n’en dépendent en rien, car elles résultent

de la valeur absolue des poids atomiques, et non de leurs

différences périodiques. Cependant, comme ces relations sont la

conséquence immédiate des poids atomiques, les rapprochements

établis entre ceux-ci se retrouvent, par un contre-coup

nécessaire, entre leurs volumes atomiques et entre toutes les

autres propriétés corrélatives de la masse chimique des éléments.

De telle sorte que le tableau des séries parallèles, une fois

établi, comprend en même temps les propriétés physiques

fondamentales des éléments : comme le ferait d’ailleurs tout

groupement, quel qu’il fût, des mêmes éléments. Cette

circonstance augmente la commodité du nouveau tableau ; quoiqu'

elle n’apporte aucune démonstration nouvelle à l’existence des

séries périodiques : il faut se garder à cet égard de toute

illusion. Mais passons outre et examinons les prévisions déduites

de la nouvelle classification. C’est ici surtout que le système

devient intéressant. On remarquera que dans les progressions

arithmétiques qui comprennent chaque famille d’éléments, il

manque certains termes. Entre le soufre, 32, et le sélénium,

79 (c’est-à-dire à peu près 80), il devrait exister deux

termes intermédiaires, tels que 48 et 64. De même entre le

sélénium, 79, et le tellure, 128, il manque 2 termes : 96 et 112.

Il est clair que ce doivent être là des

éléments inconnus et qu’il convient de rechercher. Mais comme le

nombre en eût été trop grand, les auteurs du système, empressés à

combler les vides de chaque famille, y ont d’abord intercalé des

éléments déjà connus, quoique manifestement étrangers à la

famille, tels que le molybdène, 96, inséré entre le sélénium et

le tellure ; le tungstène et l’uranium, ajoutés pareillement à

la suite. à la série du lithium, 7, ils ont également ajouté en

tête l’hydrogène, 1, et à la fin le cuivre, 63, puis l'

argent, 108, et l’or, 197. Tout ceci touche à la fantaisie.

De même, entre le chlore et le brome, entre le brome et l’iode,

il manque certains termes des progressions arithmétiques

fondamentales : ce sont encore là des éléments hypothétiques et à

découvrir. Observons ici que leurs propriétés ne sont pas

indéterminées. En effet, les propriétés physiques ou chimiques d'

un élément inconnu, ou du moins certaines d’entre elles peuvent

être prévues et même calculées a priori , dès que l’on donne

le poids atomique, et mieux encore la famille, c’est-à-dire les

analogies. Mais cette prévision, comme il a été dit plus haut, n'

est pas une conséquence de la théorie des séries périodiques ;

elle résulte purement et simplement des lois et des analogies

anciennement connues, lesquelles sont indépendantes du nouveau

système. Quoi qu’il en soit, le tableau hypothétique que je

viens de décrire, tableau qui comprend tous les corps simples

connus et tous les corps simples possibles, a

quelque chose de séduisant et qui entraîne beaucoup d’esprits.

Nous l’avons exposé dans toute sa netteté : mais le moment est

venu de présenter certaines réserves. En effet, il est impossible

de ne pas signaler à l’attention du critique et du philosophe l'

artifice commode, à l’aide duquel les auteurs du système sont

parvenus à y comprendre non seulement tous les corps connus, mais

même tous les corps possibles. Cet artifice consiste à former

leur tableau avec des termes qui ne diffèrent pas en définitive

de plus de deux unités, termes assez resserrés pour que nul corps

nouveau, quel qu’il soit, ne puisse tomber en dehors des mailles

du filet. La chose est d’autant plus assurée que les différences

périodiques, ou raisons de la progression, comportent souvent

dans leurs applications aux poids atomiques connus des variations

de 1 à 2 unités. On voit qu’il ne s’agit même plus ici de ces

fractions d’unité, qui séparaient les uns des autres les

multiples de l’hydrogène, et qui ont été objectées à l'

hypothèse de Prout et de Dumas ; mais nous rencontrons des

écarts bien plus grands, dont aucune explication théorique n’a

été donnée, écarts dont l’existence ôte aux nouveaux

rapprochements une grande partie de leur valeur philosophique. En

tolérant de tels écarts, et en multipliant suffisamment les

termes réels ou supposés des comparaisons, il sera toujours

facile aux partisans d’un système, quel qu’il soit, de se

déclarer satisfaits. Sans exclure absolument de pareilles

conceptions, on doit éviter d’attacher une valeur scientifique

trop grande à des cadres si élastiques ; on doit surtout se garder de

leur attribuer les découvertes passées ou futures, auxquelles ils

ne conduisent point en réalité d’une manière précise et

nécessaire. En fait et pour être sincères, nous devons dire qu'

en dehors des anciennes familles naturelles d’éléments,

reconnues depuis longtemps, ce ne sont guère là que des

assemblages artificiels. Le système des séries périodiques, pas

plus que le système des multiples de l’hydrogène, n’a fourni

jusqu’ici aucune règle certaine et définie pour découvrir soit

les corps simples trouvés dans ces dernières années, soit ceux

que nous ne connaissons pas encore. Aucun de ces systèmes n’a

fourni davantage une méthode positive, qui permette d’entrevoir,

même de très loin, la formation synthétique de nos éléments ; ou

qui mette sur la voie des expériences par lesquelles on pourrait

essayer d’y atteindre. De grandes illusions se sont élevées à

cet égard. Ce n’est pas que de tels systèmes ne soient utiles

dans la science ; ils servent à exciter et à soutenir l'

imagination des chercheurs. Ceux-ci se résignent difficilement à

rester sur le pur terrain expérimental et ils sont poussés dans

la région des constructions et des théories, par ce besoin d'

unité et de causalité, inhérent à l’esprit humain. Aussi serait-

il trop dur, et inutile d’ailleurs, de vouloir proscrire toute

tentative de ce genre. Mais, quelle que soit la séduction exercée

par ces rêves, il faudrait se garder d’y voir les lois

fondamentales de notre science et la base de sa certitude, sous

peine de retomber dans un enthousiasme mystique pareil à celui

des alchimistes.

De telles conceptions sont d’ailleurs trop étroites et il

convient de s’élever plus haut. Au fond, ceux qui invoquent les

multiples de l’hydrogène et les séries périodiques rattachent

tout à la conception de certains atomes, plus petits à la vérité

que ceux des corps réputés simples. Or, s’il venait à être

démontré que les équivalents des corps simples actuels sont

rigoureusement multiples les uns des autres, ou plus généralement

, multiples de certains nombres formant la raison de progressions

arithmétiques déterminées ; il en résulterait cette conclusion

probable que les corps simples actuels représentent les états

inégaux de condensation d’une même matière fondamentale. Cette

façon de concevoir les choses n’a rien qui puisse répugner à un

chimiste, versé dans l’étude de sa science. On pourrait même

invoquer à cet égard des faits connus de tous, et qui ne sont pas

sans quelque analogie. Tels sont les états multiples du carbone,

élément qui se manifeste à l’état libre sous les formes les plus

diverses et qui engendre plusieurs séries de composés,

correspondant dans une certaine mesure à chacun de ses états

fondamentaux ; au même titre que les composés d’un élément

ordinaire correspondent à cet élément même. Le carbone représente

en quelque sorte le générateur commun de toute une famille d'

éléments, différents par leur condensation : c’est d’ailleurs à

la même conclusion que nous avait déjà conduit l’étude des

carbures d’hydrogène. On pourrait objecter que les diversités de

propriétés du carbone ne vont pas aussi loin que les diversités

des éléments compris dans une même famille, celle des

chloroïdes ou celle des sulfuroïdes, par exemple. En effet, le

soufre, le sélénium ne reproduisent jamais les mêmes composés, en

s’unissant avec l’oxygène, l’hydrogène ou l’azote ; et ils ne

peuvent être régénérés par les condensations du plus simple d'

entre eux. Tandis que toutes les formes du carbone, quelle qu’en

soit la variété, représentent réellement les états inégalement

condensés d’un même élément : toutes ces formes dérivent du

carbone gazeux, état primordial, le moins condensé de tous, et

dont l’analyse spectrale révèle l’existence momentanée à une

très haute température. Cependant, peut-être est-ce là une simple

différence de degré dans la facilité des métamorphoses. En somme,

le carbone, envisagé sous ses états et ses degrés de condensation

, équivaut à lui seul à une classe entière de corps simples. L'

oxygène, le soufre, le sélénium, le tellure pourraient

représenter au même titre, les états divers d’un élément commun.

Il y a plus : l’ozone, corps doué de propriétés spécifiques très

singulières et comparables à celles d’un véritable élément, a

été réellement formé au moyen de l’oxygène : son existence

autorise jusqu’à un certain point les conjectures précédentes.

Peut être en est-il aussi de même de certains groupes de métaux :

chacun d’eux répondant par lui-même et par la série particulière

de ses combinaisons à quelqu’un de ces états du carbone, qui

engendrent des séries correspondantes de dérivés. Il y a cette

différence toutefois,

je le répète, que les états divers du carbone peuvent être tous

ramenés à certains composés identiques, tels que l’acide

carbonique, l’acétylène ou le formène ; tandis que le soufre, le

sélénium, les métaux, sont demeurés irréductibles dans leurs

combinaisons. 8 la matière première une et multiforme. Jusqu'

ici nous avons raisonné comme si les éléments actuels étaient

nécessairement formés par la condensation d’un élément plus

simple, tel que l’hydrogène ou tout autre élément réellement

existant et isolable, dont les propriétés individuelles seraient

la source de celles de ses combinaisons. Mais ce n’est pas là la

seule manière de comprendre la constitution de nos corps simples

: il importe d’étendre à cet égard nos idées, et d’exposer une

conception philosophique plus générale. L’identité fondamentale

de la matière contenue dans nos éléments actuels et la

possibilité de transmuter les uns dans les autres les corps

réputés simples, pourraient être admises comme des hypothèses

vraisemblables, sans qu’il en résultât la nécessité d’une

matière unique réellement isolable, c’est-à-dire existant d’une

façon propre. L’une des hypothèses n’entraîne pas l’autre

comme conséquence forcée, contrairement à ce que l’on a pensé

jusqu’ici. Ceci mérite une attention toute particulière. En

effet, en admettant l’unité de la matière comme établie, on

conçoit que cette matière une soit susceptible

d’un certain nombre d’états d’équilibre stable, en dehors

desquels elle ne saurait se manifester. L’ensemble de ces états

stables renfermerait les corps simples aujourd’hui connus, les

corps simples que l’on pourra découvrir un jour, et même former

synthétiquement ; en supposant que l’on arrive jamais à en

découvrir la loi génératrice. Mais on a toujours raisonné en

assimilant ces états multiples d’équilibre de la matière à nos

corps composés actuels, formés par l’addition d’éléments plus

simples. Or, on peut concevoir les choses tout autrement. Il est

possible que les états divers d’équilibre, sous lesquels se

manifeste la matière fondamentale, ne soient ni des édifices

composés par l’addition d’éléments différents, ni des édifices

composés par l’addition d’éléments identiques, mais inégalement

condensés. Il ne paraît pas nécessaire, en un mot, que tous ces

édifices moléculaires représentent les multiples entiers d’un

petit nombre d’unités pondérales élémentaires. On peut tout

aussi bien imaginer que de tels édifices offrent, les uns par

rapport aux autres, des relations génératrices d’un autre ordre

: telles, par exemple, que les relations existant entre les

symboles géométriques des diverses racines d’une équation ; ou

plus généralement, entre les valeurs multiples d’une même

fonction, définie par l’analyse mathématique. La matière

fondamentale représenterait alors la fonction génératrice, et les

corps simples en seraient les valeurs déterminées. Dans cette

hypothèse, plus compréhensive que celles que l’on formule d'

ordinaire sur la constitution de la matière ; dans cet ordre d’idées,

dis-je, un corps réputé simple pourrait être détruit, mais non décomposé suivant le sens

ordinaire du mot. Au moment de sa destruction, le corps simple se

transformerait subitement en un ou plusieurs autres corps simples

, identiques ou analogues aux éléments actuels. Mais les poids

atomiques des nouveaux éléments pourraient n’offrir aucune

relation commensurable avec le poids atomique du corps primitif,

qui les aurait produits par sa métamorphose. Il y a plus : en

opérant dans des conditions diverses, on pourrait voir apparaître

tantôt un système, tantôt un autre système de corps simples,

développés par la transformation du même élément. Seul, le poids

absolu demeurerait invariable, dans la suite des transmutations.

D’après cette manière de voir, les corps qui résulteraient de la

métamorphose de l’un quelconque de nos éléments actuels ne

devraient pas être envisagés comme des corps simples par rapport

à lui ; je dis à un titre supérieur à l’élément qui les aurait

engendrés. Car ils pourraient, eux aussi, être détruits et

transformés en un ou plusieurs autres corps, toujours de l’ordre

de nos éléments présents. Au nombre de ces éléments de nouvelle

formation, on pourrait même voir reparaître le corps primitif,

qui aurait donné lieu à la première métamorphose. Il ne s'

agirait donc plus ici de compositions et de décompositions,

comparables à celles que nous réalisons continuellement dans nos

opérations. La notion d’une matière au fond identique, quoique

multiforme dans ses apparences, et telle qu’aucune

de ses manifestations ne puisse être regardée comme le point de

départ nécessaire de toutes les autres, rappelle à quelques

égards les idées des anciens alchimistes. Elle offrirait cet

avantage d’établir une ligne de démarcation tranchée entre la

constitution de nos éléments présents et celle de leurs

combinaisons connues. Elle rendrait compte de la différence qui

existe entre la chaleur spécifique des éléments actuels et celle

des corps composés et carbures polymères (voir P 297). Elle se

concilierait d’ailleurs parfaitement avec les hypothèses

dynamiques que l’on énonce aujourd’hui sur la constitution de

la matière. Les divers corps simples, en effet, pourraient être

constitués tous par une même matière, distinguée seulement par la

nature des mouvements qui les animent. La transmutation d’un

élément ne serait alors autre chose que la transformation des

mouvements qui répondent à l’existence de cet élément et qui lui

communiquent ses propriétés particulières, dans les mouvements

spécifiques correspondants à l’existence d’un autre élément. Or

, si nous acceptons cette manière de voir, nous n’apercevons

plus aucune relation nécessaire de multiplicité équivalente entre

les nombres qui caractérisent le mouvement primitif et ceux qui

caractérisent le mouvement transformé. Cette conception, que j'

ai développée devant la société chimique de Paris en 1863, ne

recourt, en définitive, pour expliquer l’existence des éléments

chimiques, qu’à celle de nos corps simples actuels et des corps

du même ordre, ramenés en quelque sorte à la notion de matière

première.

9 la matière pondérable et le fluide éthéré. D’autres veulent

préciser davantage. Par une imagination fort plausible, mais dont

le caractère contradictoire avec la théorie atomique véritable a

été parfois méconnu, ils envisagent les particules prétendues

atomiques de nos éléments comme les agrégats complexes d’une

matière plus subtile, le fluide éthéré ; agrégats constitués par

des tourbillons de ce fluide, sorte de toupies en rotation,

douées d’un mouvement permanent et indestructible. On voit que

l’atome des chimistes, la base en apparence la plus solide et la

plus démontrée de notre science, s’évanouit complètement. Si

nous ajoutons que chacun de ces tourbillons se fait et se défait

sans cesse, c’est-à-dire que la matière même contenue dans

chacun des tourbillons demeure fixe par sa quantité, mais non par

sa substance, nous retournons tout à fait aux idées d’Héraclite

. C’est ainsi que, dans la philosophie scientifique de nos jours

, la permanence apparente de la matière tend à être remplacée par

la permanence de la masse et de l’énergie. Un seul être ferme

subsisterait alors, comme support ultime des choses, c’est le

fluide éthéré. Le fluide éthéré joue ici le rôle du mercure des

philosophes ; mais il est difficile de ne pas s’apercevoir que

son existence réelle n’est pas mieux établie et qu’elle n’est

guères moins éloignée des faits visibles et

démontrables, sur lesquels roulent nos observations. C’est là

aussi un symbole, une fiction destinée à satisfaire l'

imagination. Les fluides électrique, magnétique, calorifique,

lumineux, que l’on admettait au commencement de ce siècle comme

supports de l’électricité, du magnétisme, de la chaleur et de la

lumière, n’ont certes pas, aux yeux des physiciens de nos jours,

plus de réalité que les quatre éléments, eau et terre, air et feu

, inventés autrefois, au temps des ioniens et au temps de Platon

, pour correspondre à la liquidité et à la solidité, à la

volatilité et à la combustion. Ces fluides supposés ont même eu

dans l’histoire de la science une existence plus brève que les

quatre éléments : ils ont disparu en moins d’un siècle et ils se

sont réduits à un seul, l’éther, auquel on attribue des

propriétés imaginaires et parfois contradictoires. Mais déjà l'

atome des chimistes, l’éther des physiciens semblent disparaître

à leur tour, par suite des conceptions nouvelles qui tentent de

tout expliquer par les seuls phénomènes du mouvement. Toutes ces

théories d’atomes, d’éléments, de fluides naissent d’une

inclination invincible de l’esprit humain vers le dogmatisme. La

plupart des hommes ne supportent pas de demeurer suspendus dans

le doute et l’ignorance ; ils ont besoin de se forger des

croyances, des systèmes absolus, en science comme en morale. Dans

les matières où elle n’a pas réussi à établir des lois, c’est-à

-dire des relations certaines et invariables entre les phénomènes

, l’intelligence procède par analogies, et elle tourne dans un

cercle d’imaginations abstraites qui ne varient guère.

Assurément, je le répète,

nul ne peut affirmer que la fabrication des corps réputés simples

soit impossible a priori . Mais c’est là une question de fait

et d’expérience. Si jamais on parvient à former des corps

simples, au sens actuel, cette découverte conduira à des lois

nouvelles, relations nécessaires que l’on expliquera aussitôt

par de nouvelles hypothèses. Alors nos théories présentes sur les

atomes et sur la matière éthérée paraîtront probablement aussi

chimériques aux hommes de l’avenir, que l’est, aux yeux des

savants d’aujourd’hui, la théorie du mercure des vieux

philosophes.