Marcellin
Berthelot (1827-1907) fut un grand chimiste de la IIIème
république. Vous
pourrez lire ci-dessous son texte sur les origine de l’alchimie et je vous
invite à télécharger son ouvrage : « Introduction
à l’étude de la chimie des Anciens et
du Moyen Âge » (1889 - En PDF : 15 Mo - pour le télécharger
: clic droit et "enregistrer la cible du lien sous...") Origines de l'alchimie par M. Berthelot La
chimie est née d’hier : il y a cent ans à peine qu’elle a pris la
forme d’une science moderne. Cependant les progrès rapides qu’elle a
faits depuis ont concouru, plus peut-être que ceux
d’aucune autre science, à transformer l’industrie et la civilisation
matérielle, et à donner à la race humaine sa puissance
chaque jour croissante sur la nature. C’est assez dire quel
intérêt présente l’histoire des commencements de la chimie. Or
ceux-ci ont un caractère tout spécial : la chimie n’est pas une
science primitive, comme la géométrie ou l’astronomie ; elle s’est
constituée sur les débris d’une formation scientifique antérieure ; formation
demi-chimérique et demi-positive, fondée elle-même sur le trésor lentement
amassé des découvertes pratiques de la métallurgie, de la
médecine, de l’industrie et de l’économie domestique. Il s' agit
de l’alchimie, qui prétendait à la fois enrichir ses adeptes
en leur apprenant à fabriquer l’or et l’argent, les mettre
à l’abri des maladies par la préparation de la panacée, enfin
leur procurer le bonheur parfait en les identifiant avec l' âme
du monde et l’esprit universel. L’histoire de l’alchimie est
fort obscure. C’est une science sans racine apparente, qui se
manifeste tout à coup au moment de la chute de l’empire romain
et qui se développe pendant tout le moyen âge, au milieu des
mystères et des symboles, sans sortir de l’état de doctrine occulte
et persécutée : les savants et les philosophes s’y mêlent
et s’y confondent avec les hallucinés, les charlatans et parfois
même avec les scélérats. Cette histoire mériterait d' être
abordée dans toute son étendue par les méthodes de la critique
moderne. Sans entreprendre une aussi vaste recherche qui exigerait
toute une vie de savant, je voudrais essayer de percer le
mystère des origines de l’alchimie et montrer par quels liens elle
se rattache à la fois aux procédés industriels des anciens égyptiens,
aux théories spéculatives des philosophes grecs et aux rêveries
mystiques des alexandrins et des gnostiques. Les
origines mystiques. Les saintes écritures rapportent qu’il y a un
certain genre de démons ayant commerce avec les femmes. Hermès
en a parlé dans ses livres sur la nature. Les anciennes et
saintes écritures disent que certains anges, épris d’amour pour
les femmes, descendirent sur la terre, leur enseignèrent les oeuvres
de la nature ; et à cause de cela ils furent chassés du ciel
et condamnés à un exil perpétuel. De ce commerce naquit la race
des géants. Le livre dans lequel ils enseignaient les arts est
appelé chêma : de là le nom de chêma
appliqué à l' art
par excellence. Ainsi parlait Zosime le panopolitain,
le plus
vieux des chimistes authentiques, exposant les origines de la
chimie, dans son livre imouth (c’est-à-dire dédié à
Imhotep
, dieu égyptien), livre adressé à sa soeur Théosébie. Ce
passage est cité par Georges Le Syncelle, polygraphe grec du Viiie siècle. D’autres
nous disent que ces oeuvres de la nature, maudites
et inutiles,
enseignées par les anges tombés à leurs épouses, étaient
l’art des poisons, des secrets des métaux et des incantations
magiques (Tertullien). Le nom du livre chêma se retrouve
en égypte sous la forme chemi
, titre d’un traité cité
dans un papyrus de la Xiie dynastie et recommandé
par un scribe
à son fils. Il est probable que le sujet en était tout différent.
C’était un vieux titre, repris plus tard pour s’en autoriser,
comme il est arrivé souvent dans l’antiquité. Quoiqu' il
en soit, le passage de Zosime est des plus caractéristiques. Sans
en conclure, avec les adeptes du Xviie siècle, que
l' alchimie
était déjà connue avant le déluge, il est certain qu’il nous
reporte aux imaginations qui avaient cours en Orient dans les
premiers siècles de l’ère chrétienne. Isis, dans son discours
à son fils Horus, autre ouvrage alchimique des plus anciens,
raconte également que la révélation lui fut faite par Amnael,
le premier des anges et des prophètes, comme récompense de
son commerce avec lui. Quelques lignes étranges du chapitre V de
la genèse, probablement d’origine babylonienne, ont servi de point
d’attache à ces imaginations. " les enfants de Dieu, voyant
que les filles des hommes étaient belles, choisirent
des femmes parmi elles " . De là naquit une race de géants,
dont l’impiété fut la cause du déluge. Leur origine est rattachée
à Enoch. Enoch lui-même est fils de Caïn et fondateur
de la ville qui porte son nom, d’après l’une des généalogies
relatées dans la genèse (chapitre Iv) ; il descendait
au contraire de Seth et il disparut mystérieusement du
monde, d’après la seconde généalogie (chapitre V). à ce personnage
équivoque on attribua un ouvrage apocryphe composé un peu
avant l’ère chrétienne, le livre d’Enoch, qui joue un rôle important
dans les premiers siècles du christianisme. Georges Le
Syncelle nous a conservé des fragments considérables de ce livre,
retrouvé depuis dans une version éthiopienne. Il en existe une traduction
française imprimée dans le dictionnaire des apocryphes
de Migne, Ti, P 395- 514. Dans ce livre, ce sont également
les anges pécheurs qui révèlent aux mortelles les arts et
les sciences occultes. " ils habitèrent avec elles et ils leur enseignèrent
la sorcellerie, les enchantements, les propriétés des
racines et des arbres..., les signes magiques..., l’art d' observer
les étoiles... il leur apprit aussi, dit encore le livre d’Enoch
en parlant de l’un de ces anges, l’usage des bracelets
et ornements, l’usage de la peinture, l’art de se peindre
les sourcils, l’art d’employer les pierres précieuses et
toutes sortes de teintures, de sorte que le monde fut corrompu "
. Les auteurs du Iie et du Iiie
siècle de notre ère reviennent
souvent sur cette légende. Clément D’Alexandrie la cite
(vers 200 de notre ère) dans ses stromates
, 1 v Tertullien en parle longuement. " ils trahirent
le secret des plaisirs mondains ; ils livrèrent l’or, l’argent
et leurs oeuvres ; ils enseignèrent l’art de
teindre les
toisons " . De même : " ils découvrirent les charmes mondains ,
ceux de l’or, des pierres brillantes et de leurs oeuvres
" . Ailleurs
Tertullien dit encore : " ils mirent à nu les secrets des
métaux ; ils firent connaître la vertu des plantes et la force
des incantations magiques, et ils décrivirent ces doctrines singulières
qui s’étendent jusqu’à la science des astres " . On voit
combien l’auteur est préoccupé des mystères des métaux, c' est-à-dire
de l’alchimie, et comment il l’associe avec l’art de
la teinture et avec la fabrication des pierres précieuses, association
qui forme la base même des vieux traités alchimiques contemporains,
retrouvés dans les papyrus et dans les manuscrits. La
magie et l’astrologie, ainsi que la connaissance des vertus des plantes,
remèdes et poisons, sont confondues par Tertullien avec
l’art des métaux dans une même malédiction, et cette malédiction
a duré pendant tout le moyen âge. Ailleurs Tertullien
assimile ces anges qui ont abandonné Dieu par amour pour
les femmes et révélé les arts interdits au
monde inexpérimenté ; il les assimile, dis-je, à leurs disciples,
les mages, les astrologues et les mathématiciens, et il
établit un parallèle entre l’expulsion de ceux-ci de Rome, et
celle des anges du ciel. Il m’a paru nécessaire de développer ces
citations, afin de préciser l’époque à laquelle Zosime écrivait
: c’est l’époque à laquelle les imaginations relatives aux
anges pécheurs et à la révélation des sciences occultes, astrologie,
magie et alchimie, avaient cours dans le monde. On voit
qu’il s’agit du Iiie siècle de notre ère. Les
papyrus de Leide
présentent également les recettes magiques associées aux recettes
alchimiques. La proscription de ceux qui cultivaient ces sciences
n’est pas seulement un voeu de Tertullien, elle
était effective
et cela nous explique le soin avec lequel ils se cachaient
eux-mêmes et dissimulaient leurs ouvrages sous le couvert
des noms les plus autorisés. Elle nous reporte à des faits
et à des analogies historiques non douteuses. La condamnation
des mathématiciens, c’est-à-dire des astrologues, magiciens
et autres sectateurs des sciences occultes, était de droit
commun à Rome. Tacite nous apprend que sous le règne de Tibère
on rendit un édit pour chasser d’Italie les magiciens et
les mathématiciens ; l’un d’eux, Pituanius, fut mis
à mort et précipité
du haut d’un rocher. Sous Claude, sous Vitellius, nouveaux
sénatus-consultes, atroces et inutiles, ajoute Tacite. En
effet, dit-il ailleurs, ce genre d’hommes qui excite des espérances
trompeuses est toujours proscrit et toujours recherché .
L’exercice de la magie et même la connaissance de cet art étaient
réputés criminels et prohibés à Rome, ainsi que nous l' apprend
formellement Paul, jurisconsulte du temps des antonins. Paul
nous fait savoir qu’il était interdit de posséder des livres
magiques. Lorsqu’on les découvrait, on les brûlait publiquement
et on en déportait le possesseur ; si ce dernier était
de basse condition, on le mettait à mort. Telle était la pratique
constante du droit romain. Or l’association de la magie , de
l’astrologie et de l’alchimie, est évidente dans les passages
de Tertullien cités plus haut. Cette association avait lieu
particulièrement en égypte. Les papyrus de Leide, trouvés à
Thèbes, complètent et précisent ces rapprochements entre l' alchimie,
l’astrologie et la magie ; car ils nous montrent que les
alchimistes ajoutaient à leur art, suivant l’usage des peuples
primitifs, des formules magiques propres à se concilier et
même à forcer la volonté des dieux (ou des démons), êtres supérieurs
que l’on supposait intervenir perpétuellement dans le cours
des choses. La loi naturelle agissant par elle-même était une
notion trop simple et trop forte pour la plupart des hommes d’alors
: il fallait y suppléer par des recettes mystérieuses. L’alchimie,
l’astrologie et la magie sont ainsi associées et entremêlées
dans les mêmes papyrus. Nous observons le même mélange
dans certains manuscrits du moyen âge, tels que le manuscrit
grec 2419 de la bibliothèque nationale. Cependant les formules
magiques et astrologiques ne se retrouvent plus en général
dans la plupart des traités alchimiques proprement dits. Il
n’en est que plus intéressant de signaler les traces qui y subsistent
encore. Tels sont le dessin mystérieux, désigné sous le
nom de Chrysopée ou art de faire de l’or de Cléopâtre et
les alphabets magiques du manuscrit 2249, analogues à ceux d’un
papyrus cité par Reuvens et dont M Leemans a reproduit le
fac simile. La théorie de l’oeuf
philosophique, le grand secret
de l’oeuvre, symbole de l’univers et de l’alchimie, donnait
surtout prise à ces imaginations. Les signes bizarres du scorpion
et les caractères magiques transcrits
dans nos manuscrits ; la sphère ou instrument d' Hermès
pour prédire l’issue des maladies, dont les analogues se retrouvent
à la fois dans le manuscrit 2419 et dans les papyrus de Leide ; la table d’émeraude, citée pendant tout le moyen
âge , et
les formules mystiques : " en haut les choses célestes, en bas
les choses terrestres " qui se lisent dans les traités grecs, à
côté des figures des appareils, attestent la même association. Si
elle n’est pas plus fréquente dans les ouvrages parvenus jusqu’à
nous, c’est probablement parce que ces manuscrits ont été
épurés au moyen âge par leurs copistes chrétiens. C’est ce que
l’on voit clairement dans le manuscrit grec de la bibliothèque
de saint Marc, le plus ancien de tous, car il paraît
remonter au Xie siècle. On y trouve non seulement la chrysopée
de Cléopâtre (Fol 188) et la formule du scorpion ( Fol
193), mais aussi le labyrinthe de Salomon (Fol 102, V), dessin
cabalistique, et, sous forme d’additions initiales (Fol 4),
une sphère astrologique, l’art d’interpréter les songes de Nicéphore,
ainsi que des pronostics pour les quatre saisons. Les alphabets
magiques s’y lisent encore ; mais on a essayé de les effacer
(Fol 193), et l’on a gratté la plupart des mots rappelant
l’oeuf philosophique. Il paraît s’être fait à cette époque,
c’est-à-dire dès le Xe ou Xie siècle, un corps d' ouvrages,
une sorte d’encyclopédie purement chimique, séparée avec
soin de la magie, de l’astrologie et de la matière médicale. Mais
ces diverses sciences étaient réunies à l’origine et cultivées
par les mêmes adeptes. On s’explique dès lors pourquoi Dioclétien
fit brûler en Égypte les livres d’alchimie, ainsi que
les chroniqueurs nous l’apprennent. Dès la plus haute antiquité
d’ailleurs, ceux qui s’occupent de l’extraction et du
travail des métaux ont été réputés des enchanteurs et des magiciens.
Sans doute ces transformations de la matière, qui atteignent
au delà de la forme et font disparaître jusqu’à l' existence
spécifique des corps, semblaient surpasser la mesure de la
puissance humaine : c’était un empiètement sur la puissance divine.
Voilà pourquoi l’invention des sciences occultes et même l’invention
de toute science naturelle ont été attribuées par Zosime
et par Tertullien aux anges maudits. Cette opinion n’a rien
de surprenant dans leur bouche ; elle concorde avec le vieux mythe
biblique de l’arbre du savoir, placé dans le paradis terrestre
et dont le fruit a perdu l’humanité. En effet la loi scientifique
est fatale et indifférente ; la connaissance de la nature
et la puissance qui en résulte peuvent être tournées au mal
comme au bien : la science des sucs des plantes est aussi bien
celle des poisons qui tuent et des philtres qui troublent l' esprit,
que celle des remèdes qui guérissent ; la science des métaux
et de leurs alliages conduit à les falsifier, aussi bien qu’à
les imiter et à mettre en oeuvre pour une fin
industrielle. Leur
possession, même légitime, corrompt
l’homme. Aussi les esprits mystiques ont-ils toujours eu
une certaine tendance à regarder la science, et surtout la science
de la nature, comme sacrilége, parce qu’elle induit
l' homme
à rivaliser avec les dieux. La conception de la science détruit,
en effet, celle du dieu antique, agissant sur le monde par
miracle et par volonté personnelle : " c’est ainsi que la religion,
par un juste retour, est foulée aux pieds ; la victoire nous
égale aux dieux ! " s’écrie Lucrèce avec une exaltation philosophique
singulière. " ne crois pas cependant, ajoute-t-il, que
je veuille t’initier aux principes de l’impiété et t' introduire
dans la route du crime " . Par suite de je ne sais quelle
affinités secrètes entre les époques profondément troublées,
notre siècle a vu reparaître la vieille légende, oubliée
depuis seize cents ans. Nos poètes, A De Vigny, Lamartine,
Leconte De Lisle, l’ont reprise tour à tour. Dans eloha
, A De Vigny ne dit qu’un mot : les peuples... etc. Mais
Lamartine, dans la chute d’un ange , a serré de plus près
le mythe. Il nous décrit la civilisation grandiose et cruelle
des dieux géants, leur corruption, leur science, leur art des
métaux : dès mon enfance... etc. Dans
la douzième vision, au milieu des ministres de leurs crimes, apparaissent,
par une assimilation par suite de je ne sais quelles
affinités secrètes entre les époques profondément troublées,
notre siècle a vu reparaître la vieille légende, oubliée
depuis seize cents ans. Nos poètes, A De Vigny, Lamartine,
Leconte De Lisle, l’ont reprise tour à tour. Dans eloha
, A De Vigny ne dit qu’un mot : les peuples... etc. Mais
Lamartine, dans la chute d’un ange , a serré de plus près
le mythe. Il nous décrit la civilisation grandiose et cruelle
des dieux géants, leur corruption, leur science, leur art des
métaux : dès mon enfance... etc. Dans la douzième vision, au milieu
des ministres de leurs crimes, apparaissent, par une assimilation
presque spontanée, les agents des sciences maudites et
les " alchimistes " . Leconte De Lisle a
repris le mythe des
enfants d’énoch et de Caïn, à un point de vue plus
profond et
plus philosophique. Après avoir parlé d’Hénokia :
la ville ...
etc. Le poète oppose, comme Lucrèce, au dieu jaloux qui a prédestiné
l’homme au crime, la revanche de la science, supérieure
à l’arbitraire divin et à la conception étroite de l' univers
théologique : j’effondrerai... etc. Il y avait déjà quelque
chose de cette antinomie, dans la haine contre la science que
laissent éclater le livre d’énoch et Tertullien. La science
est envisagée comme impie, aussi bien dans la formule magique
qui force les dieux à obéir à l’homme, que dans la loi scientifique
qui réalise, également malgré eux, la volonté de l' homme,
en faisant évanouir jusqu’à la possibilité de leur pouvoir
divin. Or, chose étrange, l’alchimie, dès ses origines, reconnaît
et accepte cette filiation maudite. Elle est d' ailleurs,
même aujourd’hui, classée dans le recueil ecclésiastique
de Migne parmi les sciences occultes, à côté de la
magie et de la sorcellerie. Les livres où ces sciences sont traitées
doivent être brûlés sous les yeux des évêques, disait déjà le code théodosien.
Les auteurs étaient pareillement brûlés. Pendant tout le
moyen âge, les accusations de magie et d’alchimie sont associées
et dirigées à la fois contre les savants que leurs ennemis
veulent perdre. Au Xve siècle même, l’archevêque de Prague
fut poursuivi pour nécromancie et alchimie, dans ce concile
de constance qui condamna Jean Huss. Jusqu’au Xvie siècle
ces lois subsistèrent. Hermolaus Barbarus, patriarche d' Aquilée,
nous apprend, dans les notes de son commentaire sur dioscoride , qu’à Venise, en 1530, un décret interdisait l' art
des chimistes sous la peine capitale ; afin de leur éviter toute
tentation criminelle, ajoute-t-il. Telle est, je le répète, la
traduction constante du moyen âge. C’est ainsi que l' alchimie
nous apparaît vers le Iiie siècle de notre ère, rattachant
elle-même sa source aux mythes orientaux, engendrés ou plutôt
dévoilés au milieu de l’effervescence provoquée par la dissolution
des vieilles religions. 4-sources
gnostiques. L’étude des papyrus et des manuscrits conduit
à préciser davantage l’époque et le point de contact entre
l’alchimie et les vieilles croyances de l’égypte et
de la
Chaldée. En effet, ce contact coïncide avec le contact même de
ces croyances et de celles des chrétiens au Iie et
au Iiie siècle.
Les premiers alchimistes étaient gnostiques. D’après Reuvens,
le papyrus N 75 de Leide renferme un mélange de recettes
magiques, alchimiques, et d’idées gnostiques ; ces dernières
empruntées aux doctrines de Marcus. Les
auteurs de nos traités, Zosime, Synésius, Olympiodore, sont
aussi tout remplis de noms et d’idées gnostiques. " livre de
vérité de Sophé l’égyptien : c’est ici l’oeuvre divine du seigneur
des hébreux et des puissances Sabaoth " . Ce titre déjà cité
reparaît deux fois : une fois seul, une autre fois suivi des mots
: " livre mystique de Zosime Le Thébain " . On reconnaît l’analogue
de l’évangile de la vérité et de la pistis Sophia de
Valentin, ainsi que la parenté de l’auteur avec les juifs et
avec les gnostiques. En effet les mots " seigneur des hébreux et
Sabaoth " sont caractéristiques. Quant au nom de Sophé
l' égyptien,
c’est une forme équivalente à celui de Souphis, c' est-à-dire
du Chéops des grecs. Le livre qui lui est ici attribué
rappelle un passage d’Africanus, auteur du Iiie siècle
de notre ère, qui a fait un abrégé de l’historien Manéthon,
abrégé compilé plus tard par Eusèbe. " le roi Souphis,
dit Africanus, a écrit un livre sacré, que j’ai acheté
en égypte, comme une chose très précieuse " .
On vendait donc
alors sous le nom du vieux roi des livres apocryphes, dont les
auteurs réels étaient parfois nommés à la suite, comme dans le
titre de notre ouvrage de Zosime. Le serpent ou dragon qui se mord
la queue ouroboros est plus significatif encore : c’est le symbole
de l’oeuvre, qui n’a ni commencement ni fin. Dans
les papyrus
de Leide, il est question d’un anneau magique, sur lequel
ce serpent est tracé. Il est aussi figuré deux fois dans le
manuscrit 2327, en tête d’articles sans nom d’auteur, dessiné
et colorié avec le plus grand soin, en deux et trois cercles
concentriques, de couleurs différentes, et associé aux formules
consacrées : " la nature se plaît dans la nature, etc. " il
est pourvu de trois oreilles, qui figurent les trois vapeurs, et
de quatre pieds, qui représentent les quatre corps ou métaux fondamentaux
: plomb, cuivre, étain, fer. Les derniers détails rappellent
singulièrement la salamandre, animal mystérieux qui vit
dans le feu, lequel apparaît déjà à Babylone et en égypte, et
dont Aristote, Pline, Sénèque et les auteurs du siècle suivant
rappellent souvent les propriétés mystérieuses. Il en est aussi
question dans les papyrus de Leide et parmi les
pierres gravées gnostiques de la collection de la bibliothèque nationale :
elle jouait un certain rôle dans les formules
magiques et médicales de ce temps. à la suite de la figure
du serpent, on lit dans le manuscrit 2327 un exposé allégorique
de l’oeuvre : " le dragon est le gardien du
temple. Sacrifie-le,
écorche-le, sépare la chair des os et tu trouveras ce
que tu cherches " . Puis, viennent successivement l’homme d' airain,
qui change de couleur et se transforme dans l’homme d' argent
; ce dernier devient à son tour l’homme d’or. Zosime a reproduit
tout cet exposé avec plus de développement. Les mêmes allégories
se retrouvent ailleurs dans un texte anonyme, sous une forme
qui semble plus ancienne : l’homme d’airain est plongé dans
la source sacrée, il change non seulement de couleur, mais de
corps, c’est-à-dire de nature métallique, et il devient l' homme
d’asemon , puis l’homme d’or. L’argent est ici remplacé
par l’asemon, c’est-à-dire par l’électrum, alliage
d' or
et d’argent, qui figurait au nombre des vieux métaux égyptiens
(P 49). Remarquons encore ces allégories, où les métaux
sont représentés comme des personnes, des hommes : c’est là probablement
l’origine de l’homunculus du moyen âge ; la notion
de la puissance créatrice des métaux et de celle de la vie s’étant
confondues dans un même symbole. Un autre traité de Zosime
renferme une figure énigmatique, formée de trois cercles concentriques,
qui semblent les mêmes que ceux du serpent, et entre lesquels on lit
ces paroles cabalistiques : " un est le tout, par lui le tout , et
pour lui le tout, et dans lui le tout. Le serpent est un ; il a
les deux symboles (le bien et le mal) et son poison (ou bien sa
flèche), etc. " un peu plus loin vient la figure du scorpion et
une suite de signes magiques et astrologiques. Ces axiomes reparaissent,
mais sans la figure, écrits à l’encre rouge au folio
88 du N 2327 : probablement la figure existait ici dans le
texte primitif ; mais le copiste ne l’aura pas reproduite. Dans
le manuscrit de saint Marc, Fol 188, V, et dans le manuscrit
2249, Fol 96, sous le nom de chrysopée de Cléopâtre
, le même dessin se voit, plus compliqué et plus expressif.
En effet, non seulement les trois cercles sont tracés, avec
les mêmes axiomes mystiques ; mais le centre est rempli par les
trois signes de l’or, de l’argent et du mercure. Sur le côté
droit s’étend un prolongement en forme de queue, aboutissant
à une suite de signes magiques, qui se développent tout
autour. Le système des trois cercles répond ici aux trois couleurs
concentriques du serpent citées plus haut. Au dessous, on
voit l’image même du serpent ouroboros, avec l’axiome central
: " un le tout " . Le serpent, aussi bien que le système des
cercles concentriques, est au fond l’emblême des
mêmes idées que
de l’oeuf philosophique, symbole de l’univers et
symbole de l’alchimie. Ce
sont là des signes et des imaginations gnostiques, ainsi que le
montre l’anneau magique décrit dans le papyrus de Leide
et comme
on peut le voir dans l’histoire des origines du christianisme
de M Renan. Le serpent qui se mord la queue se présente
continuellement associé à des images d’astres et à des formules
magiques sur les pierres gravées de l’époque gnostique. On
peut s’en assurer dans le catalogue imprimé des camées et pierres
gravées de la bibliothèque nationale de Paris, par Chabouillet. Les numéros 2176, 2177, 2180, 2194, 2196, 2201,
2202, 2203, 2204, 2205, 2206, etc., portent la figure
de l’ouroboros, avec toutes sortes de signes cabalistiques.
De même la salamandre, N 2193. Au N 2203 on voit Hermès,
Sérapis, les sept voyelles figurant les sept planètes, le
tout entouré par le serpent qui se mord la queue. Au N 2240, le
signe des planètes avec celui de Mercure, qui est le même qu' aujourd’hui.
C’étaient là des amulettes et des talismans, que l’on
suspendait au cou des malades, d’après Sextus Empiricus médecin
du Ive siècle, et que l’on faisait servir à toutes sortes
d’usages. Ces symboles sont à la fois congénères et contemporains
de ceux des alchimistes. Le serpent qui se mord la queue
était adoré à Hiérapolis en Phrygie, par les naasséniens, secte
gnostique à peine chrétienne. Les ophites, branche importante
du gnosticisme, comprenaient plusieurs sectes qui se rencontraient
en un point, l’adoration du serpent, envisagé comme le symbole d’une
puissance supérieure ; comme le signe de la matière humide, sans laquelle
rien ne peut exister
; comme l’âme du monde qui enveloppe tout et donne naissance
à tout ce qui est, le ciel étoilé qui entoure les astres
; le symbole de la beauté et de l’harmonie de l’univers. Le
serpent ouroboros symbolisait donc les mêmes choses que l' oeuf
philosophique des alchimistes. Le serpent était à la fois bon
et mauvais. Ce dernier répond au serpent égyptien apophis, symbole
des ténèbres et de leur lutte contre le soleil. l' ophiouchos, qui est à la fois un homme et une constellation, joue
un rôle essentiel dans la mythologie des pérates,
autres ophites
; il prend la défense de l’homme contre le méchant serpent.
Nous le retrouvons dans olympiodore. Ailleurs nous rencontrons
la langue spéciale des gnostiques : " la terre est vierge
et sanglante, ignée et charnelle " nous disent les mêmes auteurs.
Les gnostiques, ainsi que les premiers alchimistes et les
néoplatoniciens d’Alexandrie, unissaient la magie à leurs pratiques
religieuses. On s’explique par là la présence de l' étoile
à huit rayons, signe du soleil en Assyrie, parmi les symboles
qui entourent la chrysopée de Cléopâtre, aussi bien que dans
les écrits valentiniens. Elle semble rappeler l’ogdoade mystique
des gnostiques et les huit dieux élémentaires égyptiens, assemblés par
couples mâles et femelles, dont parle Sénèque. J’ai montré ailleurs (P 34)
que le nombre quatre
joue un rôle fondamental dans Zosime, aussi bien que chez les
égyptiens et chez le gnostique Marcus. Le rôle de l’élément mâle,
assimilé au levant, et de l’élément femelle, comparé au couchant
; l’oeuvre accomplie par leur union ; l’importance
de l’élément
hermaphrodite (la déesse Neith des égyptiens) cité par
Zosime, et qui reparaît jusque dans les écrits du moyen âge ;
l’intervention des femmes alchimistes, Théosébie,
Marie la juive,
Cléopâtre la savante, qui rappellent les prophétesses gnostiques,
sont aussi des traits communs aux gnostiques et aux alchimistes.
Les traditions juives jouaient un rôle important chez
les gnostiques marcosiens. Ceci est encore conforme à l' intervention
des juifs dans les écrits alchimiques et dans les papyrus
de Leide. Zosime, et Olympiodore
reproduisent les spéculations
des gnostiques sur l’Adam, l’homme universel identifié
avec le Toth égyptien : les quatre lettres de son nom représentent
les quatre éléments. ève s’y trouve assimilée à Pandore.
Prométhée et êpiméthée sont cités et regardés comme
exprimant en langage allégorique
l’âme et le corps. Nous trouvons pareillement dans les geoponica une recette attribuée à Démocrite et où figure le
nom d’Adam, destiné à écarter les serpents d’un pigeonnier. Sous
une forme plus grossière, c’est toujours le même ordre de superstitions.
Un tel mélange des mythes grecs, juifs et chrétiens
est caractéristique. Les séthiens, secte gnostique, associaient
de même les mystères orphiques et les notions bibliques.
Nos auteurs alchimiques ne manquent pas davantage de s’appuyer
de l’autorité des livres hébraïques ; et cela à la façon
des premiers apologistes chrétiens, c’est-à-dire en les joignant
à Hermès, à Orphée, à Hésiode, à Aratus, aux philosophes,
aux maîtres de la sagesse antique. Ce langage, ces signes,
ces symboles nous replacent au milieu du syncrétisme compréhensif,
bien connu dans l’histoire, où les croyances et les
cosmogonies de l’Orient se confondaient à la fois entre elles
et avec l’hellénisme et le christianisme. Les hymnes gnostiques
de Synésius, qui est à la fois un philosophe et un évêque,
un savant et un alchimiste, montrent le même assemblage. Or,
le gnosticisme a joué un grand rôle dans tout l’Orient et spécialement
à Alexandrie, au Iie siècle de notre ère ; mais son
influence générale n’a guère duré au-delà du IVe siècle. C’est donc vers cet
intervalle de temps
que nous sommes ramenés d’une façon de plus en plus pressante
par les textes alchimiques. Ceux-ci montrent qu’il existait
dès l’origine une affinité secrète entre la gnose, qui enseigne
le sens véritable des théories philosophiques et religieuses,
dissimulées sous le voile des symboles et des allégories,
et la chimie, qui poursuit la connaissance des propriétés
cachées de la nature, et qui les représente, même de nos
jours, par des signes à double et triple sens. Les
témoignages historiques. Jusqu’ici nous avons exposé l' histoire
des origines de l’alchimie, telle qu’elle résulte de l’étude
des plus vieux monuments de cette science, papyrus et manuscrits
des bibliothèques. Nous avons montré la concordance des
renseignements tirés de ces deux sources, entre eux et avec les
doctrines et les préjugés des premiers siècles de l’ère chrétienne.
Cette concordance atteste que les traités manuscrits ont
été composés à la même époque que les papyrus trouvés dans les
tombeaux de Thèbes : vérification d’autant plus utile que les
copies les plus anciennes que nous possédions de ces traités manuscrits
ne remontent pas au delà du Xie siècle. Non
seulement les
papyrus et les manuscrits des bibliothèques concordent ; mais les
noms des dieux des hommes, des mois, des lieux, les allusions de
tout genre, les idées et les théories exposées dans les manuscrits
et dans les papyrus correspondent, avec une singulière précision dans les
détails, à ce que nous savons de l’Égypte grécisée des premiers siècles de
l’ère chrétienne et
du mélange étrange de doctrines philosophiques, religieuses, mystiques
et magiques, qui caractérise les néoplatoniciens et les gnostiques.
Nous établirons dans une autre partie de cet ouvrage une
comparaison pareille entre les notions pratiques, consignées dans
les papyrus et les manuscrits, et les faits connus aujourd' hui
sur les industries égyptiennes relatives à la métallurgie, à la
fabrication des verres et à la teinture des étoffes. Nos musées
fournissent, à ces égards les témoignages les plus divers et
les plus authentiques. Tels sont les résultats obtenus par l' étude
intrinséque des textes et des monuments anciens. Il convient
de contrôler les résultats de cette étude, en les rapprochant
des faits et des indications positives que l’on trouve
dans les auteurs et les historiens ordinaires. Aucun de ceux-ci
n’a parlé de l’alchimie avant l’ère chrétienne. La plus
ancienne allusion que l’on puisse signaler à cet égard serait
une phrase singulière de Dioscoride, médecin et botaniste grec
: " quelques-uns rapportent que le mercure est une partie constituante
des métaux " . Dioscoride paraît contemporain de l' ère
chrétienne ; les manuscrits de cet auteur que nous possédons sont
fort beaux, et datés d’une façon précise : les deux principaux ont été transcrits
au milieu du Ve siècle. On cite encore un passage de Pline
l’ancien, d’après lequel il existe un procédé pour fabriquer
l’or au moyen de l’orpiment : Caligula, dit-il, fit calciner
une quantité considérable d’orpiment pour en tirer de l’or
: il réussit ; mais le rendement fut si minime que la quantité
d’or obtenue ne paya pas les frais de l’opération. " invitaverat spes (...) " . C’est évidemment
la première tentative
de transmutation, ou plutôt de préparation artificielle de
l’or, que l’histoire nous ait transmise. Le fait en soi, tel que
Pline le rapporte, n’a d’ailleurs rien que de vraisemblable
: car il semble qu’il se soit agi ici d’une opération
analogue à la coupellation, ayant pour but et pour résultat
d’extraire l’or contenu dans certains sulfures métalliques,
signalés par leur couleur comme pouvant en recéler. Extraction
de l’or préexistant, ou fabrication de ce métal de toutes
pièces, ce sont là deux idées tout à fait distinctes pour nous
; mais elles se confondaient dans l’esprit des anciens opérateurs.
On rencontre, vers la même époque, un énoncé plus
net dans Manilius, auteur d’un poème astrologique
d’une langue
excellente, et que les critiques s’accordent à regarder comme
contemporain de Tibère. Au livre Ive, il développe en beaux
vers les effets du feu : " la recherche des métaux cachés et
des richesses enfouies, la calcination des veines de minerais, l’art
de doubler la matière par un procédé certain, ainsi que les
objets d’or et d’argent " . (...). Scaliger a cru ce passage
interpolé, mais surtout à cause de sa signification : ce qui
est un cercle vicieux. Il est conforme aux analogies historiques
qu’un astrologue, tel que Manilius, ait eu une connaissance
plus particulière de l’alchimie. D’ailleurs, l' idée
de doubler l’or et l’argent diplosis était courante dès
le IIe et le IIIe siècles de notre ère, comme le montrent les
papyrus de Leide, d’accord avec les manuscrits des bibliothèques.
Venons aux personnes et aux industries chimiques. Les
plus vieux auteurs cités par les manuscrits alchimiques, Démocrite,
Ostanès, figurent aussi comme magiciens et astrologues
dans columelle, dans Pline et dans les écrivains de l’antiquité.
Le nom de l’alchimiste Pamménès se retrouve dans Tacite,
comme celui d’un magicien (P 46). L’astrologue égyptien
Pétosiris, dont les traités sont associés à des ouvrages
alchimiques dans le manuscrit 2419 de la bibliothèque nationale, est
cité par Pline, par Juvénal et déjà par Aristophane. Sénèque
rappelle également les connaissances pratiques de Démocrite
sur l’art de colorer les verres, art congénère de l' art
de colorer les métaux : " il avait trouvé le moyen d’amollir l’ivoire,
de changer le sable en émeraude par la cuisson et son procédé
est encore suivi de nos jours " . " excidit
porro vobis (...). Sont-ce
là des inventions authentiques du vieux philosophe ? Ou
n’avons-nous pas affaire à des pseudonymes égyptiens, peut- être
même à ceux dont nous possédons les traités ? Je reviendrai sur
ce problème. Pline parle pareillement des ouvrages où l’on enseignait
l’art de teindre les émeraudes artificielles et autres
pierres brillantes. C’étaient là des arts égyptiens par excellence
et les recettes de nos manuscrits concordent avec cette
indication ; à supposer, je le répète, qu’elles ne reproduisent
pas exactement les procédés auxquels Pline faisait allusion.
Nous avons donné plus haut (P 12) les passages où Tertullien
parle, au Iiie siècle, des mystères des métaux et des
pierres précieuses, révélés par les anges rebelles, des secrets de
l’or et de l’argent, rapprochés de ceux de la magie et de l’astrologie : il
s’agit évidemment ici de l’alchimie. On
trouve aussi dans le néoplatonicien Jamblique, un
passage où la magie semble associée à l’art de composer les pierres
précieuses, et de mélanger les produits des plantes. Les manuscrits
alchimiques attribuent même à Jamblique deux procédés de
transmutation. Un texte plus explicite est celui des chroniqueurs
byzantins, d’après lesquels Dioclétien détruisit en Égypte
les livres d’alchimie. Le fait est tout à fait conforme
à la pratique du droit romain (P 14) ; il est attesté par
Jean D’Antioche, auteur qui a écrit au temps d' Héraclius
(VIIe siècle) et qui semble avoir copié sur ce point le
chronographe égyptien Panodorus, contemporain
d’Arcadius. Ce
texte a été reproduit ensuite par Suidas et par
plusieurs autres
auteurs. Ces auteurs disent expressément que " Dioclétien fit
brûler vers l’an 290, les anciens livres de chimie des égyptiens
relatifs à l’or et à l’argent, afin qu’ils ne pussent
s’enrichir par cet art et en tirer la source de richesses
qui leur permissent de se révolter contre les romains ". M A
Dumont, de l’académie des inscriptions, savant dont nous regrettons
la perte récente, m’a signalé un texte tout pareil quant
au fond, quoique distinct par les mots, qu’il a rencontré dans
les actes de saint Procope. La rédaction actuelle de ces actes
semble du Xe siècle ; mais ils sont déjà cités au deuxième concile
de Nicée (au commencement du Viiie siècle) et leur première
rédaction remonterait, d’après Baronius, au temps
de l’empereur
Julien. En tout cas, le passage précédent est étranger
à l’histoire du saint lui-même ; il a été tiré de vieilles
chroniques, que les amplificateurs successifs des actes de
saint Procope n’avaient pas intérêt à modifier. Ces textes sont
tout à fait conformes au passage de Zosime déjà cité (P 22) d’après
lequel le royaume d’égypte était enrichi par l' alchimie.
Il semble répondre à la destruction de certains traités, où
la métallurgie positive, très cultivée dans la vieille Égypte,
était associée à des recettes chimériques de transmutation
: traités pareils à ceux qui figurent dans les papyrus
de Leide et dans nos manuscrits. La concordance de
tous ces
faits, tirés de sources diverses, est frappante. L’alchimie était
désignée à l’origine sous le nom de science sacrée, art divin
et sacré, désignations qui lui étaient communes avec la magie. Le
nom même de l’alchimie figure
pour la première fois dans un traité astrologique de Julius
Firmicus, écrivain du Ive siècle de notre ère, dont
la conformité
générale avec Manilius est bien connue : " si
c’est la
maison de Mercure, elle donne l’astronomie ; celle de Vénus annonce
les chants et la joie ; celle de Mars, les armes... celle
de Jupiter, le culte divin et la science des lois ; celle de
Saturne, la science de l’alchimie " . L’adjonction de la préfixe
Al est suspecte et dûe sans doute à un copiste ;
mais l' existence
du nom même de la chimie dans Firmicus n’a pas été révoquée
en doute. Le patronage de Saturne rappelle à la fois le plomb,
qui lui est dédié, et Osiris, synonyme du plomb, et dont le
tombeau était l’emblème de la chimie, d’après Olympiodore
( P
32). Julius Firmicus reproduit ailleurs l’un des
axiomes favoris
du pseudo-démocrite et de ses commentateurs :
" la nature est
vaincue par la nature " . Julius Firmicus nous
reporte au temps
de Zosime, ou plutôt de ses premiers successeurs. Un texte très
explicite se lit dans le théophraste d’Enée De Gaza, dialogue
relatif à la résurrection des morts, et qui constitue avec
Pline et Manilius, en dehors des papyrus et des
manuscrits alchimiques
bien entendu, le plus ancien document précis, de date certaine,
où il soit question de la transmutation des métaux. Énée De Gaza était un philosophe
néoplatonicien du Ve siècle, élève
d’Hiéroclès, et qui se convertit plus tard au
christianisme. Après
avoir exposé que le corps humain,
formé par l’assemblage des quatre éléments (terre, eau, air,
feu), les reproduit par sa décomposition, il reprend la thèse
platonicienne des idées, d’après laquelle : " la forme subsiste,
tandis que la matière éprouve les changements, parce que
celle-ci est faite pour prendre toutes les qualités. Soit une statue
d’Achille en airain ; supposons-la détruite, et ses débris
réduits en petits morceaux ; si maintenant un artisan recueille
cet airain, le purifie, et, par une science singulière, le
change en or et lui donne la figure d’Achille, celui-ci sera en
or au lieu d’être en airain ; mais ce sera pourtant Achille. Ainsi
se comporte la matière du corps dépérissable et
corruptible ,
qui par l’art du créateur devient pure et immortelle " . Ce passage
pourrait être interprété comme une simple hypothèse philosophique
; mais énée De Gaza le précise, en disant un peu plus
loin : " le changement de la matière en mieux n’a rien d' incroyable
; c’est ainsi que les savants en l’art de la matière prennent
de l’argent et de l’étain, en font disparaître l' apparence,
colorent et changent la matière en or excellent. Avec le
sable divisé et le natron dissoluble, on fabrique le verre, c' est-à-dire
une chose nouvelle et brillante " . C’est toujours la même
association entre les diverses pratiques de la chimie du feu, relatives aux
verres et aux métaux. Le mélange mystique des idées de transmutation
et de résurrection se retrouve dans les traités des alchimistes
grecs, aussi bien que dans énée De Gaza. " il
faut dépouiller
la matière de ses qualités pour arriver à la perfection,
dit Stephanus ; car le but de la philosophie, c’est la
dissolution des corps (matériels) et la séparation de l’âme du
corps " . à la même époque, les chimistes apparaissent individuellement
et sous leur dénomination véritable dans les chroniques.
Le premier qui soit appelé de ce nom est un charlatan ,
Johannes Isthmeos, qui escroquait les orfèvres au
temps de l' empereur
Anastase et qui présenta à cet empereur un mors de cheval
en or massif : " tu ne me tromperas pas comme les autres, "
repartit Anastase, et il le relégua, en l’an 504, dans la forteresse
de Petra, où il mourut. Tous les chroniqueurs byzantins,
Cedrenus, Jean Malala, auteurs du Xe siècle, Théophane
et d’autres encore, qui ont raconté l’histoire de cette
époque, parlent du personnage à peu près dans les mêmes termes
; sans doute en reproduisant un même texte original. Ce récit
rappelle les proscriptions des chaldéens sous les premiers empereurs.
Johannes Isthmeos était l’ancêtre des alchimistes du
moyen âge et de la renaissance, qui ont fait tant de dupes en opérant
devant les crédules la transmutation des métaux : entre les
sectateurs des sciences
occultes, les charlatans et les escrocs, il a toujours existé
une étroite parenté. L’alchimie, envisagée comme formant un
corps de doctrines scientifiques, n’est pas citée dans les historiens
anciens parvenus jusqu’à nous, du moins avant Jean D’Antioche,
qui paraît avoir vécu au Viie siècle. Nous avons reproduit
son passage relatif à la destruction des ouvrages chimiques
en égypte par Dioclétien. Mais ce passage est tiré certainement
de chroniqueurs plus anciens, probablement de Panodorus.
On pourrait rappeler aussi Ostanès et Démocrite, nommés
dans Pline et dans Columelle, à la vérité comme magiciens,
plutôt que comme alchimistes explicitement désignés : les
traites du dernier relatifs à la coloration du verre appartiennent
bien à notre science. Au Viiie siècle, le polygraphe
Georges Le Syncelle connaît nos principaux auteurs et
il raconte la prétendue initiation de Démocrite par Ostanès, Marie
la juive et Pamménès ; il cite ses quatre livres
sur l' or,
l’argent, les pierres et la pourpre, à peu près dans les mêmes
termes que Synésius. Ce texte est extrait aussi de chroniqueurs
antérieurs. D’après Scaliger, il aurait été écrit par
le chronographe égyptien Panodorus, moine
contemporain d' Arcadius
et que Le Syncelle cite avec les plus grands éloges ; ceci
nous ramène encore au temps de Synésius. Georges Le Syncelle
reproduit aussi des extraits étendus
de Zosime et de Synésius : or certains de ces mêmes extraits
se lisent textuellement dans les manuscrits de nos bibliothèques.
Le Syncelle et les auteurs qu’il a copiés avaient
donc entre les mains les ouvrages mêmes qui sont arrivés jusqu’à
nous. Photius, compilateur du Ixe siècle, cite également
Zosime, ainsi qu’Olympiodore, dont il nous raconte la biographie.
Suidas, au Xe siècle, tient le même langage. à la
même époque nous pouvons invoquer une autorité d’un ordre tout
différent, celle des arabes. Dans le Khitab-Al-Fihrist, encyclopédie
écrite vers l’an 235 de l’Hégire, c’est-à-dire vers
l’an 850 de notre ère, on trouve plusieurs pages consacrées
à la liste des auteurs alchimiques (P 253 de l' édition
de 1871). M Leclerc a cité ce texte et M Derenbourg a eu
l’obligeance de me le traduire verbalement. On y lit les noms
d’un grand nombre d’auteurs : les uns perdus, les autres inscrits
dans les manuscrits grecs que nous possédons, tels que Hermès,
Agothodémon, Ostanès, Chymès, Cléopâtre, Marie, Stephanus,
Sergius, Dioscorus, etc. à partir de ce temps, nous trouvons
chez les byzantins, puis chez les arabes et chez les occidentaux,
une chaîne non interrompue de témoignages historiques,
relatifs à l’alchimie et aux gens qui l’ont cultivée.
Nous touchons d’ailleurs à la date où ont été faites les
copies des manuscrits que nous possédons et dont les plus anciens,
celui de saint-Marc à
Venise, par exemple, remontent au Xie siècle ; c’est-à-dire qu’ils
sont presque contemporains de Suidas. Il résulte de
cet ensemble
de faits et de documents une filiation non interrompue de
témoignages relatifs à l’alchimie et aux écrivains alchimiques,
au moins depuis le Iiie siècle de notre ère ; filiation
qui ne le cède en valeur et en certitude à aucune de celles
sur lesquelles repose l’autorité des ouvrages les plus authentiques
de l’antiquité. 3-Démocrite.
Démocrite
et les traditions qui s’y rattachent jouent
un rôle capital dans l’histoire des origines de l' alchimie.
En effet, par les livres venus jusqu’à nous et qui
contiennent des recettes et des formules pratiques, l' ouvrage
le plus ancien de tous, celui que les auteurs ayant quelque
autorité historique citent, et qui n’en cite aucun, c' est
celui de Démocrite, intitulé Physica et Mystica . Cet ouvrage
est pseudonyme, je n’ai pas besoin de le répéter ; mais il
se rattache à l’oeuvre authentique de Démocrite par
des liens
faciles à entrevoir. Assurément, les historiens de la philosophie
antique ont le droit et le devoir de n’admettre que des
livres incontestables, lorsqu’il s’agit d’établir ce que Démocrite
a réellement écrit. Mais ce n’est pas là une raison suffisante
pour écarter le reste du domaine de l’histoire et pour
refuser d’en établir l’époque et la filiation. En effet les
ouvrages des imitateurs, même pseudonymes, de Démocrite ont leur
date et leur caractère propre. Ces ouvrages sont anciens, eux
aussi, et ils répondent à un certain degré de l’évolution incessante
des croyances humaines, des doctrines philosophiques et
des connaissances positives. Les livres magiques et naturalistes
que l’on attribuait à Démocrite, au temps de Pline
et de Columelle, feraient tache dans la vie du grand philosophe
rationaliste ; mais ils avaient pourtant la prétention de
relever de son inspiration. Ils ont concouru à l’éducation mystique
et pratique de plusieurs générations d’hommes ; ils se rattachent
en outre de la façon la plus directe à l’histoire des origines
de l’une des sciences fondamentales de notre temps, la chimie.
Avant de parler de cet ordre d’ouvrages et de tâcher de retrouver
les noms véritables de quelques-uns des
auteurs de ces traités pseudo démocritains,
cherchons d' abord
quel lien ils peuvent offrir avec les événements véritables de
la vie du philosophe et les oeuvres qu’il a
réellement composées.
Démocrite, d’Abdère, mort vers l’an 357 avant l' ère
chrétienne, est un des philosophes grecs les plus célèbres et les
moins connus, du moins par ses oeuvres
authentiques. C’était un
rationaliste et un esprit puissant. Il avait écrit avant Aristote,
qui le cite fréquemment, sur toutes les branches des connaissances
humaines et il avait composé divers ouvrages relatifs
aux sciences naturelles, comme Diogène Laerce, son biographe,
nous l’apprend. C’est le fondateur de l’école atomistique,
reprise ensuite par épicure, école qui a eu tant d' adeptes
dans l’antiquité et qui a fait de nouveau fortune parmi les
chimistes modernes. Démocrite avait voyagé en égypte,
en Chaldée
et dans diverses régions de l’Orient et il avait été initié
aux connaissances théoriques et peut-être aussi aux arts pratiques
de ces contrées. Ces voyages étaient de tradition parmi les
premiers philosophes grecs, qui avaient coutume de compléter ainsi
leur éducation. Les voyages d’Hérodote sont certains et racontés
par lui-même. La tradition nous a transmis le souvenir de
ceux de Platon, de Pythagore et de Démocrite. Les derniers en
particulier sont attestés par toute l’antiquité. Diogène Laerce
les signale, et cela, paraît-il, d’après Antisthènes, auteur
presque contemporain de Démocrite ; lequel rapportait que Démocrite
apprit des prêtres la géométrie et visita l’Égypte, la
Perse et la mer rouge. Cicéron et Strabon, parlent de ces voyages.
D’après Diodore, Démocrite séjourna cinq ans en Égypte.
Clément D’Alexandrie, dans un passage dont une partie,
d’après Mullach, aurait été empruntée à Démocrite
lui- même,
dit également qu’il alla en Babylone, en Perse, en égypte
et qu’il étudia sous les mages et les prêtres. Aussi lui attribuait-on
certains ouvrages sur les écritures sacrées des chaldéens
et sur celles de Méroé. Si j’insiste sur les voyages et
sur l’éducation de Démocrite, c’est que ces récits, qui semblent
authentiques, changent de physionomie dans Pline l' ancien.
Pline est le premier auteur qui ait transformé le caractère
du philosophe rationaliste, et qui lui ait attribué cette
qualité de magicien, demeurée dès lors attachée à son nom pendant
tout le moyen âge. Ainsi Pline fait de Démocrite, le père
de la magie, et il prélude aux histoires de Synésius
et de Georges
Le Syncelle, d’après lesquelles Démocrite aurait été initié
à l’alchimie par les prêtres égyptiens et par Ostanès
le mage.
On rencontre le même mélange de traditions, les unes authentiques,
les autres apocryphes, dans l’étude des ouvrages de
Démocrite. Les oeuvres de Démocrite et de son école formaient
dans l’antiquité une sorte d’encyclopédie philosophique
et scientifique, analogue à l’ensemble des traités qui
portent le nom d’Aristote. Elle fut réunie et classée en tétralogies
par le grammairien Thrasylle, du temps de Tibère. Malheureusement
ces livres sont
aujourd’hui perdus, à l’exception de divers fragments récoltés
ça et là et réunis d’abord par M Franck, en 1836, puis
par Mullach. Mullach,
avec une critique sévère, a fait la part
des oeuvres authentiques dans sa collection, et il
a soigneusement
écarté tout ce qui lui a paru pseudonyme ou apocryphe.
Toutefois une séparation absolue entre les deux ordres d’écrits
mis sous le nom de Démocrite est peut-être impossible, à
cause des imitations et des interpolations successives ; surtout
en ce qui touche les ouvrages d’histoire naturelle et d' agriculture,
si souvent cités par Pline et ses contemporains et dont
les geoponica nous ont conservé des débris fort
étendus. Diogène
Laerce attribue à Démocrite des traités sur le suc
des plantes
(cités aussi par Pétrone), sur les pierres, les minéraux ,
les couleurs, les métaux, la teinture du verre, etc. Sénèque dit
encore que Démocrite avait découvert les procédés suivis de son
temps pour amollir l’ivoire, préparer l’émeraude artificielle,
colorer les matières vitrifiées : ... etc. Ceci rappelle
les quatre livres sur la teinture de l’or, de l’argent ,
des pierres et de la pourpre, assignés plus tard par Synésius et
par Georges Le Syncelle à Démocrite. Olympiodore,
auteur alchimiste
du Ive siècle, parle encore des quatre livres de Démocrite
sur les éléments : le feu et ce qui en
vient ; l’air, les animaux et ce qui en vient ; l’eau, les poissons
et ce qui en vient ; la terre, les sels, les métaux, les plantes
et ce qui en vient, etc. Tout cela semble se rapporter à des
traités antiques. Le départ rigoureux entre les oeuvres authentiques
et les ouvrages des disciples et des imitateurs de Démocrite,
qui se sont succédé pendant cinq ou six siècles, est aujourd’hui,
je le répète, difficile ; surtout en l’absence d' ouvrages
complets et absolument certains. Cependant, ces ouvrages ,
même pseudonymes, semblent renfermer parfois des fragments de livres
plus anciens. Leur ensemble est d’ailleurs intéressant, comme
portant le cachet du temps où ils ont été écrits, au double point
de vue des doctrines mystiques ou philosophiques et des connaissances
positives. J’ai retrouvé récemment dans les manuscrits
alchimiques et publié un fragment sur la teinture en pourpre
par voie végétale, fragment qui semble avoir appartenu à la
collection des oeuvres de Démocrite ; je veux dire
aux ouvrages
cités par Diogène Laerce, Pétrone et Senèque. Les sujets
que ceux-ci traitaient, notamment l’étude de la teinture des
verres et émaux, nous expliquent comment les premiers alchimistes,
empressés à se cacher sous l’égide d’un précurseur autorisé,
ont donné le nom de Démocrite à leur traité fondamental,
physica et mystica .
Celui-ci est un assemblage incohérent
de plusieurs morceaux d’origine différente. Il débute ,
sans préambule, par
un procédé technique pour teindre en pourpre ; c’est celui que
j’ai traduit : ce fragment, dont le caractère est purement technique,
n’a aucun lien avec le reste. Les manuscrits renferment
à la suite une évocation des enfers du maître de Démocrite
(Ostanès), puis des recettes alchimiques. Donnons quelques
détails sur ces diverses parties. Le second fragment évocation
magique rapporte que le maître étant mort, sans avoir eu
le temps d’initier Démocrite aux mystères de la science, ce dernier
l’évoqua du sein des enfers : " voilà donc la récompense de
ce que j’ai fait pour toi " , s’écrie l’apparition. Aux questions
de Démocrite, elle répond : " les livres sont dans le temple
" . Néanmoins, on ne réussit pas à les trouver. Quelque temps
après, pendant un festin, on vit une des colonnes du temple s’entr’ouvrir ; on y aperçut les livres du maître, lesquels renfermaient
seulement les trois axiomes mystiques : " la nature se
plaît dans la nature ; la nature triomphe de la nature ; la nature
domine la nature ; " axiomes qui reparaissent ensuite comme
un refrain, à la fin de chacun des paragraphes de l' opuscule
alchimique proprement dit. Ce récit fantastique a été reproduit
plus d’une fois au moyen âge, sous des noms différents , et
attribué à divers maîtres célèbres. L’évocation elle-même tranche
par son caractère avec la première et la dernière parties , où
rien d’analogue ne se retrouve. Cependant, elle rappelle le titre
d’un ouvrage
sur les enfers , attribué à Démocrite et dont le vrai caractère
est incertain. Peut-être aussi faut-il y chercher quelque
ressouvenir des idées du vrai Démocrite sur les fantômes et
sur les songes, auxquels il supposait une existence réelle. Nous
trouvons des idées toutes pareilles dans épicure et
dans Lucrèce,
qui attribuaient aux images sorties des corps une certaine
réalité substantielle, analogue à celle de la mue des serpents.
On conçoit que de telles théories conduisaient aisément à
des imaginations pareilles à celles des spirites de nos jours. Quoi
qu’il en soit, le récit de l’évocation que je viens de rappeler
nous ramène aux ouvrages magiques apocryphes, que l’on attribuait
déjà à Démocrite du temps de Pline ; je ne serais pas
surpris qu’elle en fût même tirée. Nous aurions alors ici trois
ordres de morceaux de date différente : la partie alchimique,
apocryphe et la plus récente, mais antérieure au Ive siècle
de notre ère ; la partie magique, également apocryphe, mais
précédant Pline ; et la partie technique, peut-être la plus ancienne,
se rattachant seule à Démocrite, ou plutôt à son école .
Cette association, par les copistes, de fragments d’époques différentes
n’est pas rare dans les manuscrits. En tous cas, elle
a lieu dans quatre manuscrits de la bibliothèque nationale, lesquels
semblent provenir d’une source commune. Elle existe aussi
dans le manuscrit de saint Marc, qui remonte au Xie siècle. Certes,
il est étrange de voir ainsi un homme tel que Démocrite, doué
d’une incrédulité inflexible vis-à-vis des miracles, d' après
Lucien, un philosophe naturaliste et libre penseur par excellence,
métamorphosé en magicien et en alchimiste ! Pline raconte,
en effet, que Démocrite fut instruit dans la magie par Ostanès
; il revient à plusieurs reprises sur ses relations avec les
mages. Solin parle au contraire de ses discussions contre eux.
D’après Pline, Démocrite viola le tombeau de Dardanus, pour
retirer les livres magiques qui y étaient ensevelis, et il composa
lui-même des ouvrages magiques. Cependant Pline ajoute que
plusieurs tiennent ces derniers pour apocryphes. L’usage d' enfermer
des manuscrits dans les tombeaux rappelle les papyrus que
nous trouvons aujourd’hui avec les momies et qui nous ont conservé
tant de précieux renseignements sur l’antiquité. On a fait
souvent des récits analogues de tombeaux violés pour en tirer
les livres des maîtres, dans les légendes du moyen âge, et déjà
dans celles de la vieille égypte. Elles n’étaient
pas sans quelque
fondement. C’est précisément un tombeau de Thèbes, sans doute
celui d’un magicien, qui nous a restitué les papyrus de la collection
Anastasi, aujourd’hui à Leide
(P 83). Or ces derniers
papyrus montrent que la transformation de Démocrite en magicien
n’est pas attestée seulement par Pline et par les manuscrits
alchimiques de
nos bibliothèques. Le nom de Démocrite se trouve à deux reprises
dans le rituel magique des papyrus de Leide,
papyrus qui
renferment à la fois des recettes magiques et des recettes alchimiques.
On rencontre aussi dans ces papyrus, sous le titre de
sphère de Démocrite , une table en chiffres destinée à pronostiquer
la vie ou la mort d’un malade ; table toute pareille
aux tables d’Hermès et de Petosiris qui existent
dans les
manuscrits des bibliothèques (P 35). Tout cela, je le répète ,
montre que les traditions attachées au nom de Démocrite en égypte,
à l’époque des premiers siècles de l’ère chrétienne, avaient
le même caractère que dans nos manuscrits. Ajoutons, comme
dernier trait commun, que dans le papyrus N 66 de Leide, les
procédés de teinture en pourpre, les recettes métallurgiques, les
recettes de transmutation et les recettes magiques se trouvent
pareillement associées. Or ces divers ordres de procédés se
lisent ensemble dans l’opuscule du pseudo-Démocrite, opuscule
traduit ou plutôt paraphrasé en latin, d’après un manuscrit
analogue aux nôtres, et publié à Padoue, par Pizzimenti, en 1573, sous le titre de Démocriti Abderitae De
Arte Magnâ , avec les commentaires de Synésius, de Pélage
et de Stephanus D’Alexandrie. Je l’ai analysé plus haut.
Mullach regarde à tort cet opuscule comme distinct
des Physica
et Mystica ; je me suis assuré qu’il n’existe
entre eux d’autre différence que l’absence des deux morceaux
relatifs à la teinture en pourpre et à l’évocation magique.
Ceux-ci semblent avoir été ajoutés en tête par quelque copiste,
d’après la seule analogie du nom de l’auteur, réel ou prétendu,
et peut-être aussi d’après l’analogie des sujets teinture
en pourpre et teinture des métaux . Le manuscrit de saint
Marc (Fol 2) distingue, en effet, les deux sujets, dans une
table des matières plus vieille que ce manuscrit. Il existe un
autre traité du pseudo-Démocrite, traité dédié à Leucippe, philosophe
qui fut en effet le maître et l’ami de Démocrite. " je
me servirai d’énigmes, mais elles ne t’arrêteront pas, toi médecin
qui sais tout " . C’est le style des apocryphes. La lettre
de Démocrite à Philarète , autre ouvrage du même écrivain,
commence par une liste de corps. " voici le catalogue des
espèces : le mercure tiré de l’oeuf, la magnésie,
l' antimoine,
la litharge de Calcédoine et d’Italie, le plomb, l' étain,
le fer, le cuivre, la soudure d’or, etc. " puis vient l' art
mystérieux des teintures métalliques. L’exposé ci-dessus concorde
avec les autres auteurs. En effet, d’après Synésius, reproduit
par George Le Syncelle, Démocrite avait écrit quatre
livres de teintures sur l’or, l’argent, les pierres et la
pourpre : ce qui rappelle à la fois la lettre précédente et le passage
de Sénèque. Synésius dit encore que Démocrite avait dressé un
catalogue du blanc et du jaune. " il y enregistra d’abord les solides,
puis les liquides. Il appela le catalogue de l’or, c' est-à-dire
du jaune : Chrysopée, ou l’art de faire de l’or ; et
le catalogue de l’argent, c’est-à-dire celui du blanc : Argyropée,
ou l’art de faire de l’argent " . Tous ces commentaires
montrent quel intérêt on attachait aux recettes du pseudo-Démocrite
et permettent de les faire remonter en deçà de la
fin du Ive siècle de notre ère, peut-être même beaucoup plus haut.
Attachons-nous d’abord à l’autorité de Synésius :
il adresse
son commentaire sur Démocrite à Dioscorus, prêtre
de Sérapis
à Alexandrie ; dédicace conforme à l’opinion qui identifie
l’alchimiste et l’évêque de Ptolémaïs, lequel a vécu à la
fin du Ive siècle. Son ouvrage doit avoir été écrit avant l’an
389, date de la destruction du temple de Sérapis à Alexandrie.
En outre, il cite Zosime le panopolitain comme un auteur
très ancien ; ce qui reporterait celui-ci au moins au temps
de Constantin ou de Dioclétien ; peut-être plus loin encore.
Le langage gnostique de Zosime est en effet celui des auteurs
de la fin du Iie siècle et du commencement du Iiie. Or, le
pseudo-Démocrite est déjà une autorité pour Zosime. Tâchons d’aller
plus avant. Les auteurs anciens signalent certains écrits
ou mémoires sur la nature, fabriqués par un égyptien, Bolus
De Mendès, et attribués à tort à Démocrite. Ces mémoires étaient
appelés Chirocmeta , c’est-à-dire manipulations,
nom qui
a été aussi donné aux écrits de Zosime. Pline, qui croit les
mémoires de Démocrite authentiques, déclare qu’ils sont remplis
du récit de choses prodigieuses. Peut-être Démocrite avait-il
réellement composé des traités de ce genre, auxquels on a
réuni ensuite ceux de ses imitateurs. Un autre ouvrage sur " les
sympathies et les antipathies " est assigné tantôt à Démocrite
par Columelle, tantôt à Bolus par Suidas. Ce livre a
été publié par Fabricius dans sa bibliothèque grecque : c’est
un amas de contes et d’enfantillages ; mais Pline est rempli
de recettes et de récits analogues. Aulu-Gelle dit formellement
que des auteurs sans instruction ont mis leurs ouvrages
sous le nom de Démocrite, afin de s’autoriser de son illustration.
Cependant il n’est pas prouvé que Bolus ait commis
sciemment cette fraude. Il semble plutôt s’être déclaré de l' école
de Démocrite, suivant un usage très répandu autrefois. Peut-être
prenait-il le nom de Démocrite dans les cérémonies secrètes
des initiés. Stéphanus De Byzance, à l’article Apsinthios , parle en effet de Bolus le démocritain
; de même les Scholia Nicandri Ad Theriaca . Dans Suidas et dans le violarium de l’impératrice Eudocie,
autre recueil byzantin,
il est question de Bolus le pythagoricien, qui avait écrit
sur les merveilles, sur les puissances naturelles, sur les sympathies
et les antipathies, sur les pierres, etc. Bolus est tout
au moins contemporain de l’ère chrétienne, sinon plus ancien.
C’est à quelque ouvrage de l’ordre des siens que semblent
devoir être rapportées les recettes agricoles, vétérinaires
et autres, attribuées à Démocrite le naturaliste dans
les Geoponica , recueil byzantin de recettes et de
faits relatifs
à l’agriculture. Quelques-uns de ces énoncés se ressentent
même des influences juives ou gnostiques ; par exemple celui-ci
: " d’après Démocrite, aucun serpent n’entrera dans un
pigeonnier, si l’on inscrit aux quatre angles le nom d’Adam "
. Bolus n’était pas le seul auteur de l’école démocritaine, ou
pseudo-démocritaine. Nous trouvons aussi dans les
manuscrits alchimiques
l’indication des mémoires démocritains de Pétésis,
autre égyptien. Le livre de Sophé l’égyptien,
c’est- à-dire
du vieux roi Chéops, est attribué tantôt à Zosime, tantôt à Démocrite. Cela
montre qu’il existait en égypte, vers le
commencement de l’ère
chrétienne, toute une série de traités naturalistes, groupés
autour du nom et de la tradition de Démocrite. Cette littérature
pseudo-démocritaine, rattachée à tort ou à raison à l’autorité
du grand philosophe naturaliste, est fort importante :
car c’est l’une des voies par lesquelles les traditions, en partie
réelles, en partie chimériques, des sciences occultes et des
pratiques industrielles de la vieille égypte et de
Babylone ont
été conservées. Sur ces racines équivoques de l’astrologie et
de l’alchimie se sont élevées plus tard les sciences positives
dont nous sommes si fiers : la connaissance de leurs origines
réelles n’en offre que plus d’intérêt pour l’histoire du
développement de l’esprit humain. En fait, je le répète, c' est
à cette tradition que se rattachent les alchimistes, aussi bien
que les papyrus de Leide. Il est possible que les oeuvres magiques
dont parle Pline continsent déjà des récits et des recettes
alchimiques, pareilles à celles des Physica et Mystica
: à supposer que ce dernier ouvrage n’en provienne pas
directement. Le langage même prêté à Démocrite l’alchimiste ,
est parfois celui d’un charlatan, parfois celui d’un philosophe
: peut-être en raison du mélange des ouvrages authentiques
et apocryphes. Tantôt, en effet, il déclare : "
il ne faut pas croire que ce soit par quelque sympathie naturelle
que l’aimant attire le fer... mais cela résulte des propriétés
physiques des corps " . Tantôt au contraire, Démocrite
s’adressant au roi, dit : " il faut, ô roi, savoir ceci
: nous sommes les chefs, les prêtres et les prophètes ; celui
qui n’a pas connu les substances et ne les a pas combinées et
n’a pas compris les espèces et joint les genres aux genres, travaillera
en vain et ses peines seront inutiles ; parce que les natures
se plaisent entre elles, se réjouissent entre elles, se corrompent
entre elles, se transforment entre elles et se régénèrent
entre elles " . Il existe dans les manuscrits une page célèbre
qui expose les vertus du philosophe, c’est-à-dire de l' initié.
Or, cette prescription est attribuée par Cedrenus à Démocrite,
et il ajoute que celui qui possède ces vertus, comprendra
l’énigme de la Sibylle, allusion directe à l’un des traités
alchimiques (P 136). Ailleurs, Démocrite l’alchimiste fait
appel, non dans quelque naïveté, à ses vieux compagnons de travail
contre le scepticisme de la jeunesse. " vous donc, ô mes co-prophètes,
vous avez confiance et vous connaissez la puissance de
la matière ; tandis que les jeunes gens ne se fient pas à ce qui
est écrit : ils croient que notre langage est fabuleux et non symbolique
" . Il parle ensuite de la teinture superficielle des métaux
et de leur teinture profonde, de celle que le feu
dissipe et de celle qui y résiste, etc. : ce qui répond en effet
à des notions réelles et scientifiques. Quant aux recettes alchimiques
elles-mêmes du pseudo-Démocrite, on y entrevoit diverses
expériences véritables, associées avec des résultats chimériques.
Tel est le texte suivant : " prenez du mercure, fixez-le
avec le corps de la magnésie, ou avec le corps du stibium
d’Italie, ou avec le soufre qui n’a pas passé par le feu,
ou avec l’aphroselinum, ou la chaux vive, ou l’alun
de Mélos,
ou l’arsenic, ou comme il vous plaira, et jetez la poudre
blanche sur le cuivre ; alors vous aurez du cuivre qui aura
perdu sa couleur sombre. Versez la poudre rouge sur l' argent,
vous aurez de l’or ; si c’est sur l’or que vous la jetez,
vous aurez le corail d’or corporifié. La sandaraque produit
cette poudre jaune, de même que l’arsenic bien préparé, ainsi
que le cinabre, après qu’il a été tout à fait changé. Le mercure
seul peut enlever au cuivre sa couleur sombre. La nature triomphe
de la nature " . Il n’est guère possible d’interpréter aujourd’hui
ce texte avec précision : d’abord parce que les mots
mercure, arsenic, soufre, magnésie, ne présentaient pour les alchimistes
ni le sens positif, ni le sens précis qu’ils ont pour
nous (voir P 24) ; chacun d’eux désignait en réalité des matières
diverses, ayant dans l’opinion des auteurs du temps une essence
commune. Cette
notion est analogue aux idées des égyptiens sur la nature des
métaux. L’intérêt d’une semblable étude est d’ailleurs limité.
En effet, les opérations qu’effectuaient les alchimistes sont
connues par leurs descriptions ; ces opérations ne diffèrent pas
des nôtres et portent sur les mêmes substances. Or, tous les résultats
positifs des dissolutions, distillations, calcinations, coupellations,
etc., auxquelles ils se livraient sont aujourd' hui
parfaitement éclaircis : nous savons que la transmutation tant
rêvée ne s’y produit jamais. Il est donc inutile d’en rechercher
la formule exacte dans les recettes du pseudo- Démocrite,
de Sosime ou de leurs successeurs. Il semble d' ailleurs
que ces auteurs laissassent toujours quelque portion obscure,
destinée à être communiquée seulement de vive voix. C' est
ce qu’indique la fin du pseudo-Démocrite. " voilà tout ce qu’il
faut pour l’or et l’argent ; rien n’est oublié, rien n' y
manque, excepté la vapeur et l’évaporation de l’eau : je les ai
omises à dessein, les ayant exposées pleinement dans mes autres
écrits " . Je dirai cependant que l’on entrevoit dans les descriptions
du traité Physica et Mystica
, deux poudres de
projection, propres à fabriquer l’or et l’argent. On y cite aussi
le corail d’or, autrement dit teinture d’or, qui était réputé
communiquer aux métaux la nature de l’or : c’était pour les
alchimistes le chef-d’oeuvre de leur art. Les
faits. Les
métaux chez les égyptiens. 1-introduction.
L'alchimie
s’appuyait sur un certain ensemble de faits pratiques connus
dans l’antiquité, et qui touchaient la préparation des métaux,
de leurs alliages et celle des pierres précieuses artificielles
: il y avait là un côté expérimental qui n’a cessé de
progresser pendant tout le moyen âge, jusqu’à ce que la chimie
moderne et positive en soit sortie. Cette histoire n’est autre
que celle de l’industrie métallurgique. Certes je ne saurais prétendre
l’embrasser toute entière dans le cadre restreint de la
présente étude ; mais il est nécessaire de l’exposer en partie,
pour montrer l’origine positive des idées et des illusions
des alchimistes. Cette origine doit être cherchée en Égypte,
là où l’alchimie eut d’abord ses maîtres, ses laboratoires
et ses traditions. C’est pourquoi, après avoir établi
dans les livres précédents le caractère historique de traditions,
je vais maintenant résumer les connaissances des anciens
égyptiens sur les métaux et sur les substances congénères . Je
le ferai principalement d’après le mémoire capital de M Lepsius
sur cette question, et je montrerai par quelle suite de raisonnements
et d’analogies ils ont été conduits à tenter la transmutation
et à poursuivre les expériences dont nous avons constaté
l’exécution à Memphis et à Alexandrie. Sur les monuments
de l’ancienne Égypte on voit figurer les métaux, soit comme
butin de guerre, soit comme tribut des peuples vaincus ; on en
reconnaît l’image dans les tombeaux, dans les chambres du trésor
des temples, dans les offrandes faites aux dieux. D’après Lepsius,
les égyptiens distinguent dans leurs inscriptions huit produits
minéraux particulièrement précieux, qu’ils rangent dans l’ordre
suivant : l’or, ou Nub ; l’asem,
ou electrum, alliage
d’or et d’argent ; l’argent, ou hat ; le chesteb , ou
minéral bleu, tel que le lapis-lazuli ; le mafek , ou minéral vert, tel que l’émeraude ; le chomt ,
airain, bronze, ou cuivre ; le men , ou fer (d’après Lepsius)
; enfin le taht , autrement dit plomb. Cet ordre
est constant
; on le constate sur les monuments des dynasties thébaines,
et jusqu’au temps des ptolémées et des romains.
Dans les
annales des compagnons de Thoutmosis Iii, à Carnak,
on rencontre
souvent, parmi les tributs, des listes et des tableaux figurés
de ces substances précieuses, rangées d’après leur poids et
leur nombre. Les diverses matières que je viens d’énumérer comprennent
à la fois des métaux véritables et des pierres précieuses,
naturelles ou artificielles. Passons les en revue : nous
reconnaîtrons dans leurs propriétés le point de départ de certaines
idées théoriques des alchimistes sur les métaux. Il faut
en effet se replacer dans le milieu des faits et des notions connus
des anciens, pour comprendre leurs conceptions. 2-l’or. L’or,
réputé le plus précieux des métaux, est représenté en monceaux,
en bourses contenant de la poudre d’or et des pépites naturelles,
en objets travaillés, tels que plaques, barres, briques,
anneaux. On distingue d’abord le bon or, puis l’or de roche,
c’est-à-dire brut, non affiné, enfin certains alliages, l’électros ou électrum en particulier. 3-l’argent.
L’argent
est figuré sur les monuments égyptiens sous
les mêmes formes que l’or, mais avec une couleur différente .
Son nom précède même celui de l’or dans quelques inscriptions, par
exemple sur les stèles du Barkal à Boulaq : comme si le rapport
entre les deux métaux eût été interverti à certains moments,
par suite de l’abondance de l’or. On sait que leur valeur
relative, sans changer à un tel point, a été cependant fort
différente chez certains peuples ; chez les japonais de notre
époque, par exemple, elle s’est écartée beaucoup des rapports
admis en Europe. L’argent se préparait avec des degrés de
pureté très inégaux. Il était allié non seulement à l’or, dans
l’électrum, mais au plomb, dans le produit du traitement de certains
minerais argentifères. Ces degrés inégaux de pureté avaient
été remarqués de bonne heure et ils avaient donné lieu chez
les anciens à la distinction entre l’argent sans marque, sans
titre, asemon, et l’argent pur, monétaire, dont le titre
était garanti par la marque ou effigie imprimée à sa surface.
Le mot grec asemon s’est confondu d’ailleurs avec l’asem , nom égyptien de l’électrum, l’asem
étant aussi une variété
d’argent impur. (voir P 90). Dans l’extraction de l' argent
de ses minerais, c’était d’abord l’argent sans titre que
l’on obtenait. Son impureté favorisait l’opinion que l’on pouvait
réussir à doubler le poids de l’argent, par des mélanges et des tours de main
convenables. C’était en effet l’argent sans titre que les alchimistes
prétendaient fabriquer par leurs procédés, sauf à le purifier
ensuite. Dans les papyrus de Leide, et dans nos manuscrits
grecs, les mots : " fabrication de l’asemon
" , sont
synonymes de transmutation ; celle-ci était opérée à partir du
plomb, du cuivre et surtout de l’étain. C’était aussi en colorant
l’asemon que l’on pensait obtenir l’or : ce qui
nous ramène
à la variété d’argent brut qui contenait de l’or, c’est -à-dire
à l’électrum. 4-l’electrum ou asem. l’electros, ou electrum,
en égyptien asem , alliage d’or et d’argent, se voit
à côté de l’or sur les monuments ; il a été confondu à tort par
quelques-uns avec ce que nous appelons le vermeil, c’est-à- dire
l’argent doré, lequel est seulement teint à la surface. Parfois
le nom de l’électrum figure seul sur les monuments, à la place
de l’argent. De même chez les alchimistes, le nom mystique d’hommes
d’argent est remplacé en certains endroits par celui
d’hommes d’électrum (voir P 60). Plus
dur et plus léger que l’or pur, cet alliage se prêtait mieux
à la fabrication des objets travaillés. Il était regardé autrefois
comme un métal du même ordre que l’or et l’argent. La planète
Jupiter lui était consacrée à l’origine, attribution qui
est encore attestée par les auteurs du Ve siècle de notre ère
(P 49, 113, 114). Plus tard, l’électrum ayant disparu de
la liste des métaux, cette planète fut assignée à l’étain. L' alliage
d’or et d’argent se produit aisément dans le traitement des minerais
qui renferment les deux métaux simples. C’était donc
la substance originelle, celle dont on tirait les deux autres
par des opérations convenables, et il n’est pas surprenant
que les anciens en aient fait un métal particulier ; surtout
aux époques les plus reculées, où les procédés de séparation
étaient à peine ébauchés. Néron semble le premier souverain
qui ait exigé de l’or fin. " tout or, dit Pline, contient
de l’argent en proportions diverses ; lors que l' argent
entre pour un cinquième, le métal prend le nom d’électrum . On
fabrique aussi l’électrum en ajoutant de l’argent à l’or "
. Les proportions signalées par Pline n’avaient d’ailleurs rien
de constant. L’électrum, ayant une composition moins bien définie
que les métaux purs, a paru former le passage entre les deux.
On savait, en effet, les en extraire tous deux ; l’or était,
je le répète, le produit principal et l’argent en représentait
la scorie, comme dit Pline. De là l’identification
du nom égyptien de l’électrum, asem, avec celui
de l’argent impur, asemon, et l’idée que l’or et l' argent,
corps congénères, pouvaient être fabriqués par une même méthode
de transmutation. Avec le progrès de la purification des métaux,
l’électrum tomba en désuétude. Cependant son nom est encore
inscrit dans la liste des signes alchimiques, parmi les substances
métalliques. Le mot d’électrum avait chez les grecs et
les romains un double sens : celui de métal et celui d’ambre jaune.
Son éclat a été comparé à celui de l’eau jaillissante par Callimaque,
et plus tard par Virgile ; comparaison qui nous reporte
à l’identification faite par le Timée de Platon entre les
eaux chimiques et les métaux. On conçoit dès lors comment, dans
le scholiaste d’Aristophane, l’électrum est assimilé au verre.
Suidas le définit à son tour : une forme de l’or
mêlé de verre
et de pierres précieuses. Plus tard, le sens du mot changea et
fut appliqué, peut-être à cause de l’analogie de la couleur, à
divers alliages jaunes et brillants, tels que certains bronzes (similor)
et le laiton lui-même. D’après Du Cange, les auteurs du
moyen âge désignent sous le nom d’électrum un mélange de cuivre
et d’étain. Dans un passage de cette dernière époque, il est
regardé comme synonyme de laiton : " il se donnait la discipline
avec des chaînes d’électrum ou de laiton " . Nous voyons
ici quels changements progressifs les noms des alliages métalliques
ont éprouvés dans le cours des temps. Les trois métaux
précédents présentent le fait caractéristique d’un alliage
compris par les égyptiens dans la liste des métaux purs ; association
que l’airain et le laiton ont reproduite également chez
les anciens. En outre cet alliage peut être obtenu du premier
jet, au moyen des minerais naturels ; et il peut être reproduit
par la fusion des deux métaux composants, pris en proportion
convenable. C’est donc à la fois un métal naturel et un
métal factice : rapprochement indiquant les idées qui ont conduit
les alchimistes à tâcher de fabriquer artificiellement l' or
et l’argent. En effet l’assimilation de l’électrum à l’or et à
l’argent explique comment ces derniers corps ont pu être envisagés
comme des alliages, susceptibles d’être reproduits par des
associations de matières et par des tours de main ; comment surtout,
en partant de l’or véritable, on pouvait espérer en augmenter
le poids diplosis par certains mélanges, et par certaines
additions d’ingrédients, qui en laissaient subsister la
nature fondamentale (P 92). Le chesbet et le mafek vont nous révéler
des assimilations plus étendues. 5-le saphir ou chesbet.
Le chesbet et le mafek sont deux
substances précieuses, qui accompagnent
l’or et l’argent dans les inscriptions
et qui sont étroitement liées entre elles. Ainsi, les
quatre prophètes à Denderâ portent chacun un
encensoir : le premier
en or et en argent, le second en chesbet (bleu), le troisième
en mafek (vert), le quatrième en tehen (jaune). Or, le chesbet
et le mafek ne désignent pas des métaux au sens
moderne, mais
des minéraux colorés, dont le nom a été souvent traduit par les
mots de saphir et d’émeraude. En réalité, le nom de chesbet ou chesteb s’applique à tout minéral bleu, naturel ou
artificiel ,
tel que le lapis-lazuli, les émaux bleus et leur poudre, à base de
cobalt ou de cuivre, les cendres bleues, le sulfate de cuivre, etc.
Le chesbet est figuré comme objet précieux sur les
monuments ,
dans les corbeilles et dans les bourses qui y sont dessinées : on
l’aperçoit parfois en longs blocs quadrangulaires et en masses
de plusieurs livres. Il a servi à fabriquer des parures, des
colliers, des amulettes, des incrustations, qui existent dans nos
musées. Il personnifie la déesse multicolore, représentée tantôt
en bleu, tantôt en vert, parfois en jaune, c’est-à-dire la
déesse Hathor, et plus tard, par assimilation, Aphrodite, la déesse
grecque, et aussi Cypris, la divinité phénicienne de Chypre,
qui a donné son nom au cuivre. Les annales de Thoutmosis
Iii distinguent le vrai chesbet (naturel) et le chesbet
artificiel. L’analyse des verres bleus qui constituent ce
dernier, aussi bien que celle des peintures enlevées aux monuments,
ont établi que la plupart étaient colorés par un sel de
cuivre. Quelques-uns le sont par du cobalt, comme l’indique l’histoire
de la chimie de Hoefer, et comme le montre
l’analyse des perles égyptiennes faite par M Clemmer. Ce
résultat est conforme aux faits reconnus par Davy pour les verres
grecs et romains. Théophraste semble même parler explicitement
du bleu de cobalt, sous le nom de bleu mâle, opposé au
bleu femelle. Théophraste distingue également le cyanos
autophyès
, ou bleu naturel, venu de Scythie (lapis-lazuli) et le cyanos sceuastos , ou
imitation, fabriquée depuis l’époque d’un
ancien roi d’égypte, et obtenue en colorant une
masse de verre
avec un minerai de cuivre pris en petite quantité. Le bleu imité
devait pouvoir résister au feu ; tandis que le bleu non chauffé
apyros , c’est-à-dire le sulfate de cuivre naturel, ou
plutôt l’azurite, n’était pas durable. Vitruve donne encore le
procédé de fabrication du bleu d’Alexandrie, au moyen du sable,
du natron et de la limaille de cuivre, mis en pâte, puis vitrifiés
au feu : recette qui se trouve dans les alchimistes grecs,
ainsi que le montrent nos citations d’Olympiodore
(P 19 4).
On rencontre ici plusieurs notions capitales au point de vue qui
nous occupe. D’abord l’assimilation d’une matière colorée, pierre
précieuse, émail, couleur vitrifiée, avec les métaux ; les uns
et les autres se trouvant compris sous une même désignation générale.
Cette assimilation, qui nous paraît étrange, s' explique
à la fois par l’éclat et la rareté qui caractérise les deux
ordres de substances, et aussi par ce fait que leur préparation
était également effectuée au moyen du feu, à l’aide d’opérations
de voie sèche, accomplies sans doute par les mêmes ouvriers. Remarquons
également l’imitation d’un minéral naturel par l' art,
qui met en regard le produit naturel et le produit artificiel
: cette imitation offre des degrés inégaux dans les qualités
et la perfection du produit. Enfin nous y apercevons une nouvelle
notion, celle de la teinture ; car l’imitation du saphir
naturel repose sur la coloration d’une grande masse, incolore
par elle-même, mais constituant le fond vitrifiable, que l’on
teint à l’aide d’une petite quantité de substance colorée .
Avec les émaux et les verres colorés ainsi préparés, on reproduisait
les pierres précieuses naturelles ; on recouvrait des
figures, des objets en terre ou en pierre ; on incrustait les objets
métalliques. Nous reviendrons sur toutes ces circonstances ,
qui se retrouvent parallèlement dans l’histoire du mafek.
6- l’émeraude
ou mafek. Le mafek, ou
minéral vert, désigne l' émeraude,
le jaspe vert, l’émail vert, les cendres vertes, le verre
de couleur verte, etc. Il est figuré dans les tombeaux de Thèbes,
en monceaux précieux, mis en tas avec l’or, l’argent, le chesbet ; par exemple, dans le trésor de Ramsès Iii. Les égyptologues
ont agité la question de savoir si ce nom ne désignait
pas le cuivre ; comme Champollion l’avait pensé d' abord,
opinion que Lepsius rejette. Je la cite, non pour intervenir
dans la question, mais comme
une nouvelle preuve de la parenté étroite du mafek
avec les métaux.
La confusion est d’autant plus aisée, que le cuivre est, nous
le savons, le générateur d’un grand nombre de matières bleues
et vertes. De même que pour le chesbet, il y a un mafek vrai,
qui est l’émeraude ou la malachite, et un mafek
artificiel ,
qui représente les émaux et les verres colorés. La couleur verte
des tombeaux et des sarcophages est formée par la poussière d’une
matière vitrifiée à base de cuivre. Le vert de cuivre, malachite
ou fausse émeraude naturelle, était appelé en grec chrysocolle
, c’est-à-dire soudure d’or ; en raison de son application
à cet usage (après réduction et production d’un alliage
renfermant un peu d’or et un cinquième d’argent, d' après
Pline). C’était la base des couleurs vertes chez les anciens.
Elle se trouvait, toujours suivant Pline, dans les mines
d’or et d’argent ; la meilleure espèce existait dans les mines
de cuivre. On la fabriquait artificiellement, en faisant couler
de l’eau dans les puits de mine jusqu’au mois de juin et en
laissant sécher pendant les mois de juin et juillet. La théorie
chimique actuelle explique aisément cette préparation, laquelle
repose sur l’oxydation lente des sulfures métalliques. Le
nom d’émeraude était appliqué par les grecs, dans un sens aussi
compréhensif que celui de mafek, à toute substance
verte. Il
comprend non seulement le vrai béryl, qui se trouve souvent dans
la nature en grandes masses sans éclat ; mais aussi le granit
vert, employé en obélisques et sarcophages sous la vingt- sixième
dynastie ; peut-être aussi le jaspe vert. Ces minéraux
ont pu servir à tailler les grandes émeraudes de quarante
coudées de long, qui se trouvaient dans le temple d' Ammon.
C’est au contraire à une substance vitrifiée que se rapportent
les célèbres plats d’émeraudes, regardés comme d’un prix
infini, dont il est question au moment de la chute de l' empire
romain et au moyen âge. Ainsi, dans le trésor des rois goths,
en Espagne, les arabes trouvèrent une table d’émeraude, entourée
de trois rangs de perles et soutenue par 360 pieds d' or :
ceci rappelle les descriptions des mille et une nuits . On a
cité souvent le grand plat d’émeraude, le Sacro Catino ,
pillé par les croisés à la prise de Césarée, en Palestine, en
1101, et que l’on montre encore aux touristes dans la sacristie
de la cathédrale de Gênes. Il a toute une légende. On prétendait
qu’il avait été apporté à Salomon par la reine de Saba.
Jésus-Christ aurait mangé dans ce plat l’agneau pascal avec
ses disciples. On crut longtemps que c’était une véritable émeraude
; mais des doutes s’élevèrent au Xviiie siècle. La condamine
avait déjà essayé de s’en assurer par artifice, au grand
scandale des prêtres qui montraient ce monument vénérable. Il
fut transporté, en 1809, à Paris, où l’on a constaté que c’était
simplement un verre coloré, et il retourna, en 1815, à Gênes,
où il est encore. La valeur attribuée à de tels objets et leur
rareté s’expliquent, si l’on observe que la fabrication du verre
coloré en vert, opération difficile et coûteuse, paraît avoir
été abandonnée sous les grecs et les romains. Pline ne parle
pas de ce genre de vitrification, qui était certainement en usage
dans l’ancienne Égypte, d’après
l’examen microscopique des couleurs employées sur les monuments.
Cependant nous trouvons parmi les recettes des manuscrits
alchimiques un petit traité sur la fabrication des verres,
où il est question, à côté du verre bleu, du verre venetum
, c’est-à-dire vert pâle. La confusion entre une série fort
diverse de substances de couleur verte explique aussi la particularité
signalée par Théophraste, d’après lequel l' émeraude
communiquerait sa couleur à l’eau, tantôt plus, tantôt moins,
et serait utile pour les maladies des yeux. Il s’agit évidemment
de sels basiques de cuivre, en partie solubles et pouvant
jouer le rôle de collyre. Les détails qui précèdent montrent
de nouveau une même dénomination appliquée à un grand nombre
de substances différentes, assimilées d’ailleurs aux métaux
: les unes naturelles, ou susceptibles parfois d’être produites
dans les mines, en y provoquant certaines transformations
lentes, telle est la malachite ; d’autres sont purement
artificielles. On conçoit dès lors le vague et la confusion
des idées des anciens, ainsi que l’espérance que l’on pouvait
avoir de procéder à une imitation de plus en plus parfaite
des substances minérales et des métaux, par l’art aidé du
concours du temps et des actions naturelles. 7-l’airain
et le cuivre. Après
le chesbet et le mafek,
la liste des
métaux égyptiens se poursuit par un vrai métal, le chomt
, nom
traduit, d’après Lepsius, par cuivre, bronze, airain, et qui
se reconnaît à sa couleur rouge sur les monuments. Champollion
traduisait le même mot par fer. Cette confusion entre
l’airain et le fer est ancienne. Déjà le mot latin Oes ,
airain, répond au sanscrit Ayas , qui signifie le fer. Ici encore
les égyptiens comprenaient sous une même domination un métal
pur, le cuivre, et ses alliages, obtenus plus facilement que
lui par les traitements métallurgiques des minerais. Le cuivre
pur, en effet, s’est rencontré rarement autrefois, bien qu’il
existe à l’état natif : par exemple, dans les dépôts du lac
supérieur en Amérique ; et bien qu’il puisse être réduit de certains
minerais à l’état pur. Mais il se prête mal à la fonte. Dans
la plupart des cas, la réduction s’opère plus aisément sur des
mélanges renfermant à la fois le cuivre et l’étain bronzes ,
parfois aussi le plomb ( molybdochalque des
anciens), et le zinc
orichalque, laitons , en diverses proportions relatives. De
là résultent des alliages plus fusibles et doués de propriétés particulières,
qui constituent spécialement l’airain des anciens , le
bronze des modernes. Le chomt est représenté sur
les monuments
égyptiens en grosses plaques, en parallélipipèdes fondus
(briques) et en fragments bruts, non purifiés par la fusion.
Les musées renferment des miroirs de bronze (alliage de cuivre
et d’étain), des serrures, clefs, cuillers, clous, poignards,
haches, couteaux, coupes et objets de toute nature en bronze.
Vauquelin en a publié des analyses, où il signale un septième
d’étain. J’ai eu occasion d’exécuter moi-même, pour Mariette,
quelques analyses de miroirs se rapprochant encore davantage
de la composition du bronze le plus parfait (un dixième d’étain).
Ici vient se ranger l’orichalque , mot qui semble avoir
représenté chez les grecs tous les alliages métalliques jaunes
rappelant l’or par leur brillant. Il a d’abord été employé
par Hésiode et par Platon. Ce dernier parle dans son Atlantide
d’un métal précieux, devenu mythique plus tard pour Aristote,
et que, d’après Pline, on ne rencontrait plus de son temps
dans la nature. Cependant le mot se retrouve, à l’époque de
l’empire romain et dans les traités des alchimistes grecs, pour
exprimer le laiton, l’alliage des cymbales et divers autres . Il
est venu jusqu’à nous dans la dénomination défigurée de fil
d’archal . Telle est la variabilité indéfinie de propriétés des
matières désignées autrefois sous un seul et même nom. Ce sont,
je le répète, des circonstances qu’il importe de ne pas oublier,
si l’on veut comprendre les idées des anciens, en se plaçant
dans le même ensemble d’habitudes et de faits pratiques. Les
nombreux alliages que l’on sait fabriquer avec le cuivre, la facilité
avec laquelle on en fait varier à volonté la dureté, la ténacité,
la couleur, étaient particulièrement propres à faire naître
l’espérance de transformer le cuivre en or. De là, ces recettes
pour obtenir un bronze couleur d’or, inscrites dans les papyrus
de Leide et dans nos manuscrits. On raconte aussi
que l' on
trouva dans le trésor des rois de Perse un alliage semblable à
l’or, qu’aucun procédé d’analyse, sauf l’odeur, ne permettait
d’en distinguer. L’odeur propre de ces alliages, pareille
à celle des métaux primitifs, avait frappé les opérateurs.
Nous trouvons aussi dans une vieille recette de diplosis
, où il est question d’un métal artificiel, ces mots : "
la teinture le rend brillant et inodore " . Ainsi il semblait aux
métallurgistes du temps qu’il n’y eût qu’un pas à faire, un
tour de main à réaliser, une ou deux propriétés à modifier pour
obtenir la transmutation complète et la fabrication artificielle
de l’or et de l’argent. 8-le fer. Après le chomt
, vient le men , plus tard tehset , que M Lepsius traduit
par fer. Il y a quelque incertitude sur cette interprétation,
le nom du fer ne paraissant pas sur les monuments vis-à-vis
des figures des objets qui semblent formés par ce métal. Il
semble que ce soit là une preuve d’un caractère récent. Le fer,
en effet, est rare et relativement moderne dans les tombeaux
égyptiens. Les peintures de l’ancien empire ne fournissent
pas d’exemple d’armes peintes en bleu (fer), mais toujours
en rouge ou brun clair (airain). à l’origine, on se bornait
à recouvrir les casques et les cuirasses de cuir avec des lames
et des bagues de fer ; ce qui montre la rareté originelle du
fer. Tout ceci n’a rien de surprenant. On sait que la préparation
du fer, sa fusion, son travail sont beaucoup plus difficiles
que ceux des autres métaux. Aussi est-il venu le dernier
dans le monde, où il a été connu d’abord sous la forme de
fer météorique. L’âge de fer succède aux autres, dans les récits
des poètes. L’usage du fer fut découvert après celui des autres
métaux, dit Isidore De Séville. On connut l’airain avant
le fer, d’après Lucrèce. Les massagètes ne
connaissaient pas
le fer, suivant Hérodote ; les mexicains et les péruviens non
plus, avant l’arrivée des espagnols. Les opinions que je viens
d’exposer sur l’origine récente du fer en égypte
sont les
plus accréditées. Cependant je dois dire que M Maspero ne les
partage pas. Il pense qu’il existe des indices peu douteux de
l’emploi des outils de fer dans la construction des pyramides et
il a même trouvé du fer métallique dans la maçonnerie de ces édifices.
9-le plomb. Le taht ou plomb, le plus vulgaire de tous,
termine la liste des métaux figurés par les égyptiens. On doit
entendre sous ce nom, non seulement le plomb pur, mais aussi certains
de ses alliages. D’après les alchimistes grecs, tels que
le pseudo-Démocrite, le plomb était le générateur des autres métaux
; c’était lui qui servait à produire, par l' intermédiaire
de l’un de ses dérivés, appelé magnésie par les auteurs,
les trois autres corps métalliques congénères, à savoir le
cuivre, l’étain et le fer. Avec le plomb, on fabriquait aussi l’argent.
Cette idée devait paraître toute naturelle aux métallurgistes
d’autrefois, qui retiraient l’argent du plomb argentifère
par coupellation. 10-l’étain. L’étain, circonstance
singulière, ne figure pas dans la liste de Lepsius, bien
qu’il entre dans la composition du bronze des vieux égyptiens.
Peut-être ne savaient-ils pas le préparer à l’état isolé.
Il n’a été connu à l’état de pureté que plus tard, à l' époque
des grecs et des romains. Mais il était d’usage courant au
temps des alchimistes, comme en témoignent les recettes des papyrus
de Leide (P 88). C’était l’une des matières fondamentales
employées pour la prétendue fabrication ou transmutation
de l’argent, dans ces papyrus (P 90), comme dans nos
manuscrits. C’est pourquoi il convient de parler ici du cassiteros antique, mot dont le sens a changé, comme celui de l’airain,
avec le cours
des temps. à l’origine, dans Homère par exemple, il semble
que le cassiteros fut un alliage d’argent et de
plomb ,
alliage qui se produit aisément pendant le traitement des minerais
de plomb. Plus tard, le même nom fut appliqué à l’étain ,
ainsi qu’à ses alliages plombifères. De même, en hébreu, bédil
signifie tantôt l’étain, tantôt le plomb, ou plutôt certains
de ses alliages. L’étain lui-même a été regardé d' abord
comme une sorte de doublet du plomb ; c’était le plomb blanc
ou argentin, opposé au plomb noir ou plomb proprement dit ( Pline).
Son éclat, sa résistance à l’eau et à l’air, ses propriétés,
intermédiaires en quelque sorte entre celles du plomb et
celles de l’argent, toutes ces circonstances nous expliquent comment
les alchimistes ont pris si souvent l’étain comme point de
départ de leurs procédés de transmutation. Une de ses propriétés
les plus spéciales, le cri ou bruissement qu’il fait entendre
lorsqu’on le plie, semblait la première propriété spécifique
qu’on dût s’attacher à faire disparaître. Geber y insiste
et les alchimistes grecs en parlent déjà. Les alliages d' étain,
tels que le bronze, l’orichalque (alliages de cuivre), et le claudianon (alliage de plomb), jouaient aussi un grand rôle
autrefois. On remarquera que les alliages ont dans l' antiquité
des noms spécifiques, comme les métaux eux-mêmes. Rappelons
encore que l’astre associé à l’étain à l’origine n' était
pas la planète Jupiter, comme il est arrivé plus tard, mais
la planète Mercure. Les lexiques alchimiques portent la trace de cette
première attribution.
Le signe de Jupiter était assigné originairement à l’électrum.
Cette planète d’ailleurs, ou plutôt son signe, paraît
avoir possédé à un certain moment une signification générique
; car ce dernier est adjoint comme signe auxiliaire à celui
du mercure, dans un lexique alchimique très ancien. 11-le mercure.
Le mercure, qui joue un si grand rôle chez les alchimistes,
est ignoré dans l’ancienne égypte. Mais il fut connu
des grecs et des romains. On distinguait même le mercure natif
et le mercure préparé par l’art, fabriqué en vertu d’une distillation
véritable, que Dioscoride décrit. Sa liquidité, que le
froid ne modifie pas, sa mobilité extrême, qui le faisait regarder
comme vivant, son action sur les métaux, ses propriétés corrosives
et vénéneuses sont résumées par Pline en deux mots : ...
etc. ; liqueur éternelle, poison de toutes choses. Son nom primitif
est vif argent, eau argent, c’est-à-dire argent liquide . Le
métal n’a pris le nom et le signe de mercure, c’est-à-dire ceux
du corps hermétique par excellence, que pendant le moyen âge. Dans les papyrus grecs de Leide, recueillis à Thèbes en Égypte,
le nom du mercure se trouve associé à diverses
recettes alchimiques ; précisément comme dans nos manuscrits.
12-autres substances congénères des métaux. Les minéraux
bleus et verts sont les seuls qui soient inscrits en égypte
dans la liste des métaux. Cependant il convient de faire aussi
mention d’autres pierres précieuses égyptiennes, telles que
le chenem , rubis, pierre rouge, émail ou verre
rouge ; le nesem
, substance blanc clair ; le tehen , topaze, jaspe jaune,
émail ou verre jaune ; soufre en copte ; le hertès
, couleur
blanche, quartz laiteux ; peut-être aussi stuc, émail blanc
et autres corps équivalents au titanos , mot qui
veut dire
chaux en grec. Ces substances, que nous rangerions aujourd' hui
à côté du mafek et du chesbet,
n’y figuraient cependant pas en égypte : ce qui manifeste encore la diversité des conceptions des
anciens, comparées aux nôtres. 13-liste alchimique des métaux
et de leurs dérivés. Pour compléter ce sujet et montrer l' étendue
des rapprochements faits par les premiers alchimistes, il convient
de citer une liste des corps associés à chaque métal Ek
Tôn Metallicôn , la liste
de ses dérivés, dirions-nous ; tous
corps compris sous le signe fondamental du métal, comme on le
ferait aujourd’hui dans un traité de chimie. Cette liste paraît
fort ancienne, car elle précède immédiatement celle des mois
égyptiens dans le Ms 2327 (Fol 280) ; elle comprend les sept
signes des métaux, assimilés aux sept planètes ; elle constate
des rapprochements étranges. à la vérité, le mot plomb est
suivi par celui de la litharge et du claudianon
(alliage de plomb
et d’étain), qui s’y rattachent directement, et le mot fer
par ceux de l’aimant et des pyrites. Mais, d’autre part, le signe
de l’étain cassiteros comprend en même temps le
corail ,
toute pierre blanche, ce qui rappelle les émaux ; puis la sandaraque,
le soufre et les analogues. Sous le signe de l’or figurent,
avec ce métal, l’escarboucle, l’hyacinthe, le diamant , le
saphir et les corps analogues ; c’est-à-dire les pierres précieuses
les plus brillantes et les plus chères. Après le signe du
cuivre chalkos , on lit la perle, l’onyx,
l’améthyste, le naphte,
la poix, le sucre, l’asphalte, le miel, la gomme ammoniaque,
l’encens. Le signe de l’émeraude comprend le jaspe, la
chrysolithe, le mercure, l’ambre, l’oliban, le mastic. La place
assignée au mercure est significative. En effet, ce métal n’apparaît
pas comme chef de file dans la vieille liste des métaux
; mais il est rattaché à une rubrique antérieure, celle de l’émeraude
(chesbet), dont il semble avoir
pris plus tard la place dans la notation symbolique. Enfin le
signe de l’argent embrasse le verre, la terre blanche et les choses
pareilles. Cette liste établit, je le répète, des rapprochements
curieux et dont la raison avec nos idées actuelles est
difficile à expliquer. Il semble qu’il y ait là l’indice de quelque
tableau général des substances, rangées sous un certain nombre
de rubriques tirées des noms des métaux ; quelque chose comme
les catalogues du blanc et du jaune attribués à Démocrite. Les
analogies qui ont présidé à la construction de semblables classifications
sont difficiles à retrouver aujourd’hui. Cependant,
rappelons-nous que l’emploi de signes et de mots compréhensifs
a toujours existé en chimie. Ceux qui liront, dans quelques
siècles, le mot générique éther , appliqué à des corps
aussi dissemblables que l’éther ordinaire, le blanc de baleine,
les huiles, la nitroglycérine, la poudre-coton, le sucre de
cannes, sans connaître les théories destinées à grouper tous ces
corps, unis sous la définition d’une fonction commune, n' éprouveront-ils
pas aussi quelque embarras ? Quoi qu’il en soit, on
remarquera que les pierres précieuses sont jointes aux métaux dans
la vieille liste alchimique, aussi bien que dans la liste fondamentale
des anciens égyptiens. Les noms des métaux y comprennent
en effet le plomb, l’étain, le fer, l’or, le cuivre ,
l’émeraude, l’argent : c’est la même association que celle des
métaux égyptiens, d’après Lepsius. 14-les
laboratoires. En
quels lieux et par quels procédés préparait-on
en Egypte les métaux et les substances brillantes, pierres
précieuses artificielles et vitrifications, qui étaient assimilées
aux métaux ? C’est ce que nous ne savons pas d’une manière
précise. Agatharchide nous apprend, à la vérité,
quels étaient
les centres d’exploitation métallurgique. Mais il s' agit
plutôt, dans son récit, de l’extraction des minerais métalliques
et de leur traitement sur place, que des industries chimiques
proprement dites. Celles-ci paraissent avoir été exercées
en général au voisinage des sanctuaires de Ptah et de Serapis.
Les opérateurs qui s’occupaient de transmutation étaient
les mêmes que ceux qui préparaient les médicaments. L' association
de ces diverses connaissances a toujours relevé d’un même
système général de théories. Aujourd’hui encore, les mêmes savants
cultivaient à la fois la chimie minérale, science des métaux
et des verres, et la chimie organique, science des remèdes et
des teintures. En égypte d’ailleurs, les procédés
chimiques de
tout genre étaient exécutés, aussi bien que les traitements médicaux,
avec accompagnement de formules religieuses, de prières et
d’incantations, réputées essentielles au succès des opérations
comme à la guérison des maladies. Les prêtres seuls pouvaient
accomplir à la fois les deux ordres de cérémonies, pratiques
et magiques. Cependant, jusqu’à présent, on n’a pas retrouvé
la trace des vieux laboratoires qui devaient être consacrés
à la fabrication des métaux, des verres et des pierres précieuses.
Le seul indice que l’on en connaisse est dû à une observation
de M Maspero, dont il a bien voulu me confier le détail.
La découverte a été faite par des indigènes, à Drongah, à
une demi-heure de marche au S-S-O de Siout, au pied
de la montagne,
dans un cimetière musulman, établi au milieu de l’un des
quartiers de l’ancienne nécropole. Dans une fouille faite pour
chercher de l’or, et poursuivie jusqu’au sein de la roche même,
on tomba sur une sorte de puits d’éboulement ; on rencontra
au fond, à une profondeur de 12 à 13 mètres, une chambre
funéraire, appartenant à une sépulture profonde et déjà violée.
Là on pénétra dans une chambre ayant servi de laboratoire , et
dont les parois étaient enfumées. On y trouva les objets suivants
: un fourneau en bronze ; une porte en bronze, de 0 m 35
de hauteur, provenant d’un four plus grand ; environ cinquante
vases de bronze munis d’un bec en rigole non fermée, chacun
dans une sorte de cône tronqué, aussi en bronze, et dont l’orifice
supérieur était plus large. Ce cône rappelle nos bains de
sable ; mais l’usage des vases eux-mêmes est inconnu. Il y avait
aussi plusieurs cuvettes d’albâtre ; un vase arrondi, provenant
de l’ancien empire, en diorite ou jaspe vert ; des cuillers
en albâtre ; des objets en or à
bas titre, pesant 96 dirhems, composés de morceaux ayant l' apparence
de rubans en larges feuilles enroulées ; ainsi qu’un masque
de momie, faussé et plié. Ces objets d’or offraient l' aspect
d’objets pillés et préparés pour la fonte. Le tout semble constituer
un atelier du Vie au Viie siècle de notre ère,
ayant appartenu
à un faux-monnoyeur ou à un alchimiste : c’était
alors à
peu près la même chose. Dans un coin de la chambre, on aperçut une
terre grasse et noirâtre que les assistants s’empressèrent d’emporter,
disant qu’ils allaient s’en servir pour blanchir le
cuivre : en d’autres termes, ils la regardaient comme de la poudre
de projection, susceptible de changer le cuivre en argent. On
voit par ce préjugé que la tradition secrète de l’alchimie n' est
pas encore perdue dans l’Égypte moderne. La
teinture des métaux. Ainsi les égyptiens réunissaient dans une même
liste et dans un même groupe les métaux vrais, leurs alliages
et certains minéraux colorés ou brillants, les uns naturels,
les autres artificiels. Les mêmes ouvriers traitaient les
uns et les autres par les procédés de la cuisson, c’est-à- dire
de la voie sèche. Les industries du verre, des émaux, des alliages
étaient très développées en égypte et en Assyrie, comme
le montrent les récits des anciens et l’examen des débris de
leurs monuments. Cette assimilation entre les métaux et les pierres
précieuses reposait à la fois sur les pratiques industrielles
et sur les propriétés mêmes des corps. Elle paraît tirer
son origine de l’éclat de la couleur, de l’inaltérabilité ,
communes à ces diverses substances. Les noms mêmes de certains métaux
en grec et en latin, tels que l’électros,
c’est-à-dire le
brillant ; l’argent appelé argyrion, c’est-à-dire
le blanc, en
hébreu le pâle ; le nom de l’or, qui est aussi dit le brillant
en hébreu, rappellent l’aspect sous lequel les métaux rares
apparaissent d’abord aux hommes et excitent leur avidité. Dans
la fusion accidentelle des minerais : produite au moment de l’incendie
des forêts : " ils les voyaient se solidifier à terre avec
une couleur brillante et les emportaient, séduits par leur éclat
" . On les trouvait aussi dans le lit des rivières, associés
aux pierres précieuses. Les égyptiens n’avaient, pas plus
que les anciens en général, cette notion d’espèces définies , de
corps doués de propriétés invariables, qui caractérise la science
actuelle ; une telle notion ne remonte pas au delà
du siècle
présent en chimie. De là la signification multiple et variable
des noms de substances employés dans le monde antique. Ceci
étant admis, ainsi que la possibilité d’imiter plus ou moins
parfaitement certains corps, d’après les expériences courantes
sur les matières vitreuses et les alliages, on étendait cette
possibilité à toutes, par une induction légitime en apparence.
Les extractions de la plupart des métaux et les reproductions
effectives des verres et des alliages ayant lieu en général
par l’action du feu, à la suite de pulvérisations, fusions,
calcinations, coctions plus ou moins
prolongées on conçoit qu’on ait essayé d’opérer de même pour
reproduire tous les métaux. Ce n’est pas tout : l' imitation
des pierres précieuses par les émaux et les verres présente
des degrés fort divers. De même, les alliages varient dans
leurs propriétés et sont plus ou moins ressemblants aux vrais
métaux. Nous avons vu qu’il en était ainsi pour l’airain, qui
a fini par devenir notre cuivre, mais qui signifiait aussi le bronze
; pour le cassiteros , qui a fini par devenir notre étain,
mais qui signifiait aussi le laiton et les alliages plombifères.
On conçoit dès lors l’origine de cette notion des métaux
imparfaits et artificiels, possédant la couleur, la dureté , un
certain nombre des propriétés des métaux naturels parfaits, sans
y atteindre complètement. Ainsi la fabrication du bronze couleur
d’or figure dans les papyrus de Leide, aussi bien
que dans
nos manuscrits. Il s’agissait de compléter ces imitations pour
faire du vrai or, du vrai argent, possédant toutes leurs propriétés
spécifiques, de l’or naturel, comme dit Proclus (P 48).
La prétention de doubler la proportion de l’or (ou celle de l’argent),
en l’associant à un autre métal diplosis , par des
procédés dont il est question à la fois dans les papyrus de Leide,
dans Manilius, et dans nos manuscrits ; cette
prétention ,
dis-je, implique l’idée que l’or et l’argent étaient des alliages,
alliages qu’il était possible de reproduire et de multiplier,
en développant dans les mélanges une métamorphose analogue à la fermentation
et à la génération. On croyait pouvoir en même temps ,
par des tours de main convenables, modifier à volonté les propriétés
de ces alliages. De telles modifications sont en effet susceptibles
de se produire dans la pratique métallurgique, à l' aide
de la trempe et par l’addition de certains ingrédients en petites
quantités, comme le montre la fabrication des bronzes et des
aciers. Cette recherche était encouragée par des théories philosophiques
plus profondes. C’est ici le lieu de rappeler les paroles
de Bacon : " en observant toutes les qualités de l’or, on
trouve qu’il est de couleur jaune, fort pesant et d’une telle
pesanteur spécifique, malléable et ductile à tel degré, etc ...,
et celui qui connaîtra les formules et les procédés nécessaires
pour produire à volonté la couleur jaune, la grande pesanteur
spécifique, la ductilité, etc. ; celui qui connaîtra ensuite
les moyens de produire ces qualités à différents degrés, verra
les moyens et pourra prendre les mesures nécessaires pour réunir
ces qualités dans tel ou tel corps : d’où résultera sa transmutation
en or " . Les égyptiens opposent continuellement la substance
naturelle et la substance produite par l’art : précisément
comme il arrive dans les synthèses de la chimie organique
de nos jours, où l’identité des deux ordres de matières
exige constamment une démonstration spéciale. L’idée principale
des alchimistes grecs, dans les livres
qu’ils nous ont laissés, c’est de modifier les propriétés
des métaux par des traitements convenables, pour les teindre
en or et en argent ; et cela, non superficiellement à la façon
des peintres, mais d’une façon intime et complète. Ils étaient
guidés dans cette recherche par les pratiques de leur temps.
Les pratiques pour teindre les étoffes et les verres en pourpre,
pour colorer le bronze en or et pour opérer la transmutation,
sont en effet rapprochées dans les papyrus de Leide,
aussi bien que dans le pseudo-Démocrite. Suivant les alchimistes
grecs, la science sacrée comprend deux opérations fondamentales
: la xanthosis , ou art de teindre en jaune, et la leucosis ou art de teindre en blanc ; les auteurs de nos manuscrits
reviennent sans cesse sur ce sujet. Quelques-uns y joignent
même la mélanosis , ou art de teindre en noir, et l’iosis ou art de teindre en violet. " l’art
tinctorial, dit pélage,
n’a-t-il pas été inventé pour faire une teinture qui est le
but de tout l’art ? " d’après le même pélage,
les deux teintures
ne diffèrent en rien, si ce n’est par la couleur ; la préparation
en est la même, c’est-à-dire qu’il n’existe qu' une
pierre philosophale. " c’est l’eau à deux couleurs, pour le blanc
et pour le jaune " . Stéphanus dit
pareillement : il y a plusieurs
teintures, l’une pour le cuivre, l’autre pour l' argent,
l’autre pour l’or, selon la diversité des métaux ; mais elles
ne forment qu’une espèce. Nous possédons sous le nom de Démocrite,
le double catalogue des espèces agissant sur l’or et l’argent et
susceptibles d’être blanchies, c’est-à-dire teintes en argent
; ou bien jaunies, c’est-à-dire teintes en or ; puis de jouer
le rôle de matières tinctoriales vis à vis des métaux. Dans la
bibliothèque des philosophes chimiques de Salmon, ouvrage publié
à la fin du Xviie siècle et qui représente la
science des alchimistes
après quinze siècles de culture, la pierre philosophale
est définie : " la médecine universelle pour tous les
métaux imparfaits, qui fixe ce qu’ils ont de volatil, purifie
ce qu’ils ont d’impur, et leur donne une teinture et un éclat
plus brillants que dans la nature " . Cette idée d’une teinture,
d’un principe colorant, d’une poudre de projection xerion
douée d’un pouvoir tinctorial considérable, était conforme
en effet aux analogies tirées de la teinture des étoffes , de
celle des émaux et matières vitreuses. " la pourpre royale est
extraite de l’orcanette (anchusa) et de l’orseille
(phycos) . On
teint en jaune, après avoir teint en blanc, dans la teinture de
l’or, de la soie, des peaux. Avant de teindre en pourpre, il faut
blanchir d’abord " . On voit comment les alchimistes étaient
à la fois guidés et égarés par les comparaisons empruntées
aux fabrications industrielles. De même une trace de cuivre,
c’est-à-dire une seule et même matière colorante, peut teindre
le verre en bleu ou en vert, suivant la nature des compositions
et d’après des recettes déjà connues des anciens. Ils
trouvaient une confirmation de ces idées dans certaines observations
des alchimistes, relatives à la teinture des métaux ;
car il est, disent-ils, des agents qui blanchissent Vénus (tel le
mercure qui blanchit le cuivre) ; mais c’est là une teinture imparfaite
et qui ne résiste pas au feu. D’autres agents (le soufre,
l’arsenic et leurs composés) jaunissent la lune, c’est- à-dire
l’argent ; mais c’est encore là une imitation imparfaite . On
distinguait donc pour les métaux, comme pour les étoffes et les
verres, les procédés propres à les teindre à fond et les procédés
propres à les teindre superficiellement. Ainsi pour dorer
le cuivre ou l’argent, c’est-à-dire pour teindre ces métaux
à la surface, on employait la dorure par amalgamation, déjà
connue de Vitruve ; ou bien on opérait au moyen d’un alliage
d’or et de plomb. Au contraire, les procédés pour teindre
les métaux à fond, dans leur masse et leur essence intime en
quelque sorte, procédés congénères de la formation des alliages,
tels que le bronze et le laiton, étaient réputés plus mystérieux.
Le nom même d’orpiment Auri Pigmentum
, qui désigne
aujourd’hui le sulfure d’arsenic, mais qui avait une signification
plus confuse pour les anciens, rappelle la teinture de
l’or. Ces analogies expliquent également pourquoi Démocrite, auteur
d’ouvrages sur la teinture des verres et sur la teinture en
pourpre, a été regardé plus tard comme l’inventeur de la teinture
des métaux. Parmi les ouvrages que nous possédons, les
mêmes traités s’occupent à la
fois de la teinture des métaux, de celle des verres et de celle
des étoffes. On voit comment l’idée de
la fabrication même des métaux et celle de la transmutation ont
découlé des industries et des idées égyptiennes, relatives à la
préparation des métaux, des alliages, des émaux, des verres et des
étoffes colorées. C’est même là ce qu’il y ait de plus clair
dans les descriptions techniques des manuscrits. Ce n’en est
pas moins une chose étrange et difficile à comprendre aujourd’hui
qu’un tel mélange de recettes réelles et positives, pour
la préparation des alliages et des vitrifications, et de procédés
chimériques, pour la transmutation des métaux. Les uns et
les autres sont exposés au même titre et souvent avec la même naïveté,
dépouillée de tout attirail charlatanesque, dans les papyrus
de Leide et dans certaines parties de nos
manuscrits. Si les
fourbes et les imposteurs ont souvent exploité ces croyances, il
n’en est pas moins certain qu’elles étaient sincères chez la plupart
des adeptes. Ici s’élève une question singulière. Comment
cette expérience qui prétendait à un résultat positif et tangible
et qui échouait toujours, en définitive, a-t-elle pu rencontrer
une foi si persistante et si prolongée ? C’est ce que l’on
s’expliquerait difficilement, si l’on ne savait avec quelle
promptitude l’esprit humain embrasse tout préjugé qui flatte
ses espérances de puissance ou de richesse, et avec quelle ardeur
crédule il y demeure obstinément attaché. Les prestiges de la
magie, les prédictions de l’astrologie, associées de tout
temps à l’alchimie, ne sont pas moins chimériques. Cependant
ce n’est que de nos jours et en Occident seulement qu’elles
ont perdu leur autorité aux yeux des esprits cultivés. Encore
les spirites et les magnétiseurs sont-ils nombreux, même en
Europe. Les succès de l’alchimie et sa persistance se rattachent
aussi à des causes plus philosophiques. En effet l' alchimie
ne consistait pas seulement dans un certain ensemble de recettes
destinées à enrichir les hommes ; mais les savants qui l’avaient
cultivée, au temps des alexandrins, avaient essayé d' en
faire une science véritable et de la rattacher au système général
des connaissances de leur temps. Il convient donc maintenant
de s’élever plus haut et d’examiner les théories par lesquelles
les alchimistes justifiaient leurs procédés et dirigeaient
leurs expériences. Ces théories sont d’ordre métaphysique
: elles sont liées de la façon la plus intime avec les
idées des anciens sur la nature et sur la matière. Les
théories. Théories grecques. 1-introduction. L’alchimie n' est
pas sortie uniquement et sans mélange du monde égyptien. C' est
après la fusion de la civilisation grecque et de la civilisation
égyptienne, à Alexandrie, et au moment de leur dissolution
finale, que nous voyons apparaître les premiers écrits
alchimiques. On y trouve un étrange amalgame de notions d' origine
diverse. à côté de descriptions et de préceptes purement empiriques,
empruntés à la pratique des industries chimiques dans l’antiquité,
à côté des imaginations mystiques, d’origine orientale
et gnostique, que nous avons rapportées, on y rencontre tout
un corps de doctrines philosophiques, issues des philosophes grecs,
et qui constituent à proprement parler la théorie de la nouvelle
science. Le double aspect à la fois positif et mystique de
la chimie, la signification profonde des transformations dont elle
étudie les lois, se montrent ici tout d’abord. Ces rapprochements
philosophiques ne sont pas arbitraires ; on y est conduit
par le texte même des alchimistes grecs. Non seulement ils
se rattachent à Démocrite, en vertu d’une tradition suspecte
; mais Zosime est un gnostique, imprégné des idées de Platon
dont il avait écrit la vie. Les premiers auteurs dont les noms
se retrouvent dans l’histoire de leur temps, tels que Synésius,
Olympiodore, Stéphanus,
sont des philosophes proprement
dits, appartenant à l’école néoplatonicienne. Olympiodore et Stéphanus citent les pythagoriciens,
l’école ionienne
et l’école éléate, écoles qu’ils connaissaient fort bien.
Leurs scoliastes, le philosophe Chrétien et l’Anonyme, commentent
les mêmes sources. Les idées de ces premiers alchimistes
ont passé depuis aux arabes, puis aux occidentaux ; or,
je le répète, elles se rattachent par des liens incontestables
à celles de l’école ionienne et surtout aux idées de
Platon ; je donnerai tout à l’heure sur ces deux points des preuves
démonstratives. Citons dès à présent la lettre écrite au Xie
siècle par Michel Psellus au patriarche Xiphilin, Laquelle
sert en quelque sorte de préface au recueil des alchimistes grecs : "
tu veux que je te fasse connaître cet art qui réside dans le feu
et les fourneaux et qui expose la destruction des matières et la
transmutation des natures. Quelques-uns croient que c’est là une
connaissance d’initié, tenue secrète, qu’ils n’ont pas tenté
de ramener à une forme rationnelle ; ce que je regarde comme
une énormité. Pour moi, j’ai cherché d’abord à connaître les
causes et à en tirer une explication rationnelle des faits. Je
l’ai cherchée dans la nature des quatre éléments, dont tout vient
par combinaison et en qui tout retourne par dissolution... j’ai
vu dans ma jeunesse la racine d’un chêne changée en pierre , en
conservant ses fibres et toute sa structure, participant ainsi
des deux natures " , c’est-à-dire du bois et de la pierre. Ce
que Psellus attribue à l’effet de la foudre. Puis
il cite, d’après
Strabon, les propriétés d’une fontaine incrustante qui reproduisait
les formes des objets immergés. " ainsi les changements
de nature peuvent se faire naturellement, non en vertu
d’une incantation ou d’un miracle, ou d’une formule secrète.
Il y a un art de la transmutation. J’ai voulu t’en exposer
tous les préceptes et toutes les opérations. La condensation
et la raréfaction des matières, leur coloration et leur
altération : ce qui liquéfie le verre, comment l’on fabrique
le rubis, l’émeraude ; quel procédé naturel amollit toutes
les pierres : comment la perle se dissout et s’en va en eau
; comment elle se coagule et se forme en sphère ; quel est le procédé
pour la blanchir ; j’ai voulu réduire
tout cela aux préceptes de l’art. Mais comme tu ne permets
pas que nous nous arrêtions à des choses superflues, tu veux
que je me borne à expliquer par quelles matières et à l' aide
de quelle science on peut faire de l’or. Tu en veux connaître
le secret, non pour avoir de grands trésors, mais pour pénétrer
dans les secrets de la nature ; pareil aux anciens philosophes,
dont le prince est Platon. Il a voyagé en égypte, en
Sicile, dans les diverses parties de la Libye, pour voir le feu
de l’Etna et les bouches du Nil et la pyramide sans ombre et
les cavernes souterraines, dont la raison fut enseignée aux initiés...
nous te révèlerons toute la sagesse de Démocrite D' Abdère,
nous ne laisserons rien dans le sanctuaire " . Ce que les
théologiens, (c’est-à-dire les philosophes purs), entendent des
choses divines, les physiciens (c’est-à-dire les philosophes naturalistes),
l’entendent de la matière, dit l’un de nos auteurs
alchimiques. C’est l’éternelle lutte des métaphysiciens contre
les philosophes de la nature : ils parlent souvent le même langage
en apparence et emploient les mêmes symboles, mais avec une
signification bien différente. Ainsi l’alchimie était pour ses
adeptes une science positive et une philosophie ; elle s' appuyait
sur les doctrines des sages de la Grèce. Précisons cette
filiation. 12-les
premiers philosophes naturalistes. Thalès
De Milet ( vers
600 avant J-C) et l’école ionienne à sa suite dégagèrent
les premiers la conception scientifique de la nature, du
langage mythique, sous lequel elle était enveloppée par le symbolisme
religieux de l’Orient. D’après Thalès, qui semble avoir
tiré ses opinions des mythes babyloniens, l’eau est la matière
première dont tout est sorti. Anaximène (Vie siècle avant
l’ère chrétienne), guidé par une première vue des phénomènes
généraux de la nature, soutient de son côté que l’air est
le principe des choses : raréfié, il devient du feu ; condensé,
il forme successivement les nuages, l’eau, la terre, les
pierres. à ces notions un peu vagues, tirées d’une première vue
de la nature, succèdent des aperçus plus profonds. Parménide et
les éléates, cités par Zosime et suivis par Chymès, admettent
la permanence de la substance primordiale. Tout se réduit
à une essence unique, éternelle, immobile. Les alchimistes disent
de même : le tout vient du tout, voilà toute la composition.
C’est ce qu’expriment plus fortement encore les axiomes
mystiques inscrits dans les cercles concentriques du serpent
: " un est le tout, par lui le tout est ; si le tout ne contient
pas le tout, il n’est pas le tout " (P 59 et 61). Héraclite
(vers l’an 500) est frappé, au contraire, par l' aspect
du changement nécessaire des choses. Le feu se change en eau
par condensation ; et l’eau en terre ; la terre de son côté redevient
liquide, et celle-ci évaporée reproduit le feu, etc. Ainsi
jamais rien ne subsiste en sa forme. Rien ne demeure, tout devient
et se transforme, tout est créé continuellement par les forces
agissantes dans l’écoulement des phénomènes. L’apparence de
la persistance tient à ce que les parties qui s’écoulent d' un
côté sont remplacées de l’autre par l’afflux d’autres parties
dans la même proportion. Ce qui vit et se meut dans la nature,
c’est le feu, l’âme ou souffle, principe mobile et perpétuellement
changeant, substance première des choses. Ces idées
ressemblent étrangement à celles qui servent aujourd’hui de fondement
à nos théories physiques sur l’échange incessant des
éléments dans leurs composés, sur la transformation des forces
et sur la théorie mécanique de la chaleur. Empédocle (au milieu
du Ve siècle avant J-C) précise davantage et cherche à concilier
la permanence des substances avec le changement perpétuel
des apparences. Ce qui nous apparaît comme le commencement
ou la fin d’un être n’est qu’une illusion ; en réalité,
il n’y a rien que mélange, réunion, combinaison, opposés
à la séparation, à la décomposition. Les éléments dont toutes
choses sont composées consistent dans quatre substances différentes,
incréées et impérissables : la terre, l’eau, l’air et
le feu. Empédocle est le fondateur de
la doctrine des quatre éléments, déjà entrevue par ses prédécesseurs,
mais à laquelle il a donné sa formule définitive. Cette
doctrine a présidé à toute la chimie jusqu’à la fin du siècle
dernier. Les quatre éléments répondent en effet aux apparences
et aux états généraux de la matière. La terre est le symbole
et le support de l’état solide et de la sécheresse. L' eau,
obtenue soit par fusion ignée, soit par dissolution, est le symbole
et le support de la liquidité et même du froid. L’air est
le symbole et le support de la volatilité et de l’état gazeux.
Le feu, plus subtil encore, répond à la fois à la notion substantielle
du fluide éthéré, support symbolique de la lumière, de
la chaleur, de l’électricité, et à la notion phénoménale du mouvement
des dernières particules des corps. C’étaient donc là, pour
Empédocle et ses successeurs, les éléments de toutes choses .
Ainsi Aristote nous dit : " la chair, le bois renferment de la terre
et du feu en puissance, que l’on peut en séparer " . Les alchimistes
désignaient les quatre éléments par un seul mot : la tetrasomia , laquelle représentait la matière des corps. Ils rangeaient
ces derniers en plusieurs classes ou catégories, selon qu’ils
participent plus ou moins de l’un des éléments. Au feu se
rattachent les métaux et ce qui résulte de l’art de la coction
(voie ignée) ; à l’air, les animaux qui y vivent ; à l' eau,
les poissons ; à la terre, les plantes, etc. L' établissement
des catalogues de ces quatre classes était attribué à Démocrite,
affirmation qui n’a rien d’invraisemblable. Ces idées
rappellent celles de Stahl et de ses contemporains sur le phlogistique
et sur les corps qui s’y rattachent, tels que les métaux
et les combustibles. Pour préciser davantage, il m’a paru utile
de traduire in extenso le passage dans lequel Olympiodore s’en réfère formellement aux conceptions des premières
écoles grecques et les met en parallèle avec les théories
des alchimistes. Le feu est le premier agent, celui de l’art
tout entier. C’est le premier des quatre éléments. En effet
le langage énigmatique des anciens sur les quatre éléments se
rapporte à l’art. Que ta vertu examine avec soin les quatre livres
de Démocrite sur les quatre éléments ; il s’agit de physique.
Il parle tantôt du feu doux, tantôt du feu violent et du
charbon et de tout ce qui a besoin de feu ; puis de l’air, de tout
ce qui dérive de l’air, des animaux qui vivent dans l’air ;
pareillement des eaux, de la bile des poissons, de tout ce qui se
prépare avec les poissons et l’eau ; de même il parle de la terre
et de ce qui s’y rattache, les sels, les métaux, les plantes.
Il sépare et classe chacun de ces objets, d’après la couleur,
les caractères spécifiques et sexuels, mâle ou femelle. Sachant
cela, tous les anciens voilèrent l’art sous la multiplicité
des paroles. L’art en effet a complètement besoin de
ces données ; en dehors d’elles rien de sûr.
Démocrite le dit, on ne pourra rien constituer de solide sans
elles. Sache donc que selon ma force j’ai écrit, étant faible
non seulement par le discours, mais aussi par l’esprit ; et
je demande que par vos prières vous empêchiez que la justice divine
ne s’irrite contre moi pour avoir eu l’audace d’écrire cet
ouvrage, et qu’elle me soit propice de toute manière. Les écrits
des égyptiens, leurs poésies, leurs doctrines, les oracles des
démons, les expositions des prophètes traitent du même sujet ...
éprouve maintenant ta sagacité. On a employé plusieurs noms pour
l’eau divine. Cette eau divine désigne ce que l’on cherche et
l’on a caché l’objet de la recherche sous le nom d’eau divine.
Je vais te montrer un petit raisonnement, écoute, (toi qui
es) en possession de toute vertu ; car je connais le flambeau de
ta pensée et le bien tutélaire ; je veux placer devant tes yeux
l’esprit des anciens. Philosophes, ils en tiennent le langage
et ils sont venus à l’art par la sagesse, sans voiler en rien
la philosophie ; ils ont tous écrit clairement. En quoi ils ont
manqué à leur serment, car leurs écrits traitent de la doctrine
et non des oeuvres pratiques. Quelques-uns des philosophes
naturalistes rapportent aux principes le raisonnement sur
les éléments, attendu que les principes sont quelque chose de plus
général que les éléments. En effet au principe premier se ramène
tout l’ensemble de l’art. Ainsi Agathodémon, ayant placé
le principe dans la fin et la fin, dans le principe, veut que
ce soit le serpent ouroboros... cela est évident, ô initié... Agathodémon, quel est-il ? Les uns croient que c’est
un ancien, un des plus vieux personnages qui se sont occupés
de philosophie en égypte ; d’autres disent que
c’est un
ange mystérieux, bon génie de l’égypte ; d’autres
l’ont appelé
le ciel, et peut-être dit-on ceci parce que le serpent est l’image
du monde. En effet certains hiérogrammates égyptiens, voulant
retracer le monde sur les obélisques, ou l’exprimer en caractères
sacrés, dessinent le serpent ouroboros ; son corps est constellé
d’astres. C’est, m’a-t-on dit, parce qu’il est le principe.
Telle est l’opinion exposée dans le livre de la chimie , où
l’on en retrace la figure. Je cherche maintenant comment il se
fait que le principe soit chose plus universelle que les éléments.
Disons ce qui est pour nous un élément et en même temps ce
qu’est le principe. Les quatre éléments sont le principe des corps,
mais tout principe n’est pas pour cela un élément. En effet
le divin, l’oeuf, l’intermédiaire, les atomes sont
pour certains
(philosophes) les principes des choses ; mais ce ne sont pas
des éléments. Cherchons donc, d’après certains signes, quel est
le principe des choses, s’il est un ou multiple. S’il est unique,
est-il immobile, infini, ou déterminé ? S’il y a plusieurs
principes, les mêmes questions se posent : sont-ils immobiles,
déterminés, infinis ? Les anciens ont admis un principe
de tous les êtres unique, immobile et infini. Thalès De
Milet parle de l’œuf-il s’agit de l’eau divine et de l’or ; -c’est un principe
un, beau, immobile ; il est exempt de tout mouvement apparent
; il est de plus infini, doué de puissance infinie et nul
ne peut dénombrer ses puissances. Parménide prend aussi pour principe
le divin, principe unique, immobile, à puissance déterminée
; il est, dit-il, un, immobile, et l’énergie qui en dérive
est déterminée. On remarque que Thalès De Milet, considérant
l’existence du dieu, le dit infini et doué de puissance
infinie. Dieu est doué en effet d’une puissance infinie.
Parménide dit que pour ses productions le dieu n’a qu' une
puissance déterminée ; partout en effet il est évident que ce que
dieu produit répond à une puissance limitée. Les (choses) périssables
répondent à une puissance limitée, à l’exception des choses
intellectuelles. Ces deux hommes, je veux dire Thalès De Milet
et Parménide, Aristote semble les rejeter du choeur
des physiciens.
En effet ce sont des théologiens, s’occupant de questions
étrangères à la physique et s’attachant à l’immobile ;
tandis que toutes les choses physiques se meuvent. La nature est
le principe du mouvement et du repos. Thalès a admis l’eau comme
principe unique, déterminé des choses, parce qu’elle est féconde
et plastique. Elle est féconde, puisqu’elle donne naissance
aux poissons ; et plastique, puisqu’on peut lui communiquer la forme
qu’on veut : dans quelque vase qu’on la mette, elle en prend
la forme, que le vase soit poli, en terre cuite, triangulaire
ou quadrangulaire, ou ce que tu voudras. Ce principe (unique)
est mobile ; l’eau se meut en effet, elle est déterminée
et non pas éternelle. Diogène soutint que le principe est
l’air, parce qu’il est riche et fécond ; car il engendre les
oiseaux. L’air, lui aussi, se montre plastique ; on lui donne
la forme qu’on veut. Mais il est un, mobile et non éternel .
Héraclite et Hippasus ont soutenu que le feu est le
principe de
tous les êtres, parce qu’il est l’élément actif de toutes choses.
Un principe doit en effet être la source de l’activité des
choses issues de lui. Comme quelques-uns le disent, le feu est
aussi fécond ; car les animaux naissent dans l’échauffement. Quant
à la terre, nul n’en a fait le principe, sinon Xénophane De
Colophon. Comme elle n’est pas féconde, nul n’en a fait un élément.
Et que celui qui est en possession de toute vertu remarque
que la terre n’est pas signalée comme un élément par les
philosophes, parce qu’elle n’est pas féconde. Ceci se rapporte
à notre recherche. En effet, Hermès associe l’idée de la
terre à celle de la vierge non fécondée. Anaximène professe que
le principe des choses, infini et mobile, est l’air. Il parle
ainsi : l’air est voisin de l’incorporel et nous jouissons
de son effluve ; il faut qu’il soit infini pour produire,
sans jamais rien perdre. Anaximandre dit que le principe
est l’intermédiaire ; ce qui désigne les vapeurs humides et les fumées. La
vapeur humide
est intermédiaire entre le feu et la terre ; c’est, en un mot,
l’intermédiaire entre le chaud et l’humide. La fumée est intermédiaire
entre le chaud et le sec. Venons à l’opinion de chacun
des anciens et voyons comment chacun veut diriger à son point
de vue son enseignement. çà et là quelque omission a eu lieu,
par suite de la complication des discours. Récapitulons par parties
et montrons comment nos philosophes (alchimiques), empruntant
à ceux-là le point de départ, ont construit notre art de
la nature. Zosime, la couronne des philosophes, dont le langage
a l’abondance de l’océan, le nouveau devin, suivant en général
Mélissus sur l’art, dit que l’art est un, comme
Dieu. C’est
ce qu’il expose à Théosèbie en d’innombrables
endroits et
son langage est véridique. Voulant nous affranchir des faux raisonnements
et de toute la matière, il nous exhorte à chercher notre
refuge dans le dieu un. Il parle ainsi à cette femme philosophe
: assieds-toi là, reconnaissant que Dieu est unique et
l’art unique, et ne va pas errer en cherchant un autre dieu ; car
Dieu viendra près de toi, lui qui est partout, et non confiné
dans le lieu le plus bas, comme le démon. Repose ton corps
et calme tes passions ; tu appelleras alors à toi le divin, et
l’essence divine partout répandue viendra à toi. Quand tu te connaîtras
toi-même, tu connaîtras aussi l’essence du dieu unique. Agissant
ainsi, tu atteindras la vérité et la nature, méprisant la
matière. De même Chymès suit Parménide, et dit
" un est le tout
; par lequel le tout est ; car s’il ne contenait pas le tout,
le tout ne serait rien " . Les théologiens parlent sur les questions
divines, comme les physiciens sur la matière. Agathodémon, tourné vers Anaximène, voit l’absolu dans l’air. Anaximandre
a dit que cet absolu était l’intermédiaire, c’est- à-dire
la vapeur humide et la fumée. Pour Agathodémon
c’est tout-à-fait
la vapeur sublimée. Zosime et la plupart des autres ont
suivi cette opinion, lorsqu’ils ont fait la philosophie de notre
art. Hermès aussi parle de la fumée, à propos de la magnésie
. Sépare-les, dit-il, en face du fourneau... la fumée des
" kobathia " étant blanche, blanchit les
corps (métaux). La
fumée est intermédiaire entre le chaud et le sec, et ici se place
la vapeur sublimée et tout ce qui en résulte. La vapeur humide
est intermédiaire entre le chaud et l’humide ; elle désigne
les vapeurs sublimées humides, celles que distillent les alambics
et les analogues. Telles étaient les idées des alchimistes
sur la constitution de la matière. Mais leurs opinions
variaient, aussi bien que celles des philosophes grecs, sur
le rôle naturel et les transformations réciproques des éléments. Empédocle,
nous l’avons dit, regardait les éléments comme subsistant
par eux-mêmes. Leurs mélanges et leurs séparations donnent
lieu à tous les corps naturels ; mais eux-mêmes ne deviennent
pas, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas susceptibles d' être
formés. Au contraire, d’autres philosophes imaginent, conformément
aux idées des ioniens, que les éléments se changent les
uns dans les autres : " joignant l’air au feu, la terre à l' eau,
ils admettent d’abord que le feu se change en air, celui-ci en
eau, l’eau en terre ; et tous les éléments, par une marche inverse,
résultent à leur tour de la terre " . (...) ces notions générales
prennent dans les pythagoriciens une forme en apparence plus
précise. En effet, à ces aperçus un peu vagues, ils opposent des
conceptions mathématiques et géométriques. Ils dérivent tout de
l’unité, envisagée comme génératrice des nombres, c’est-à- dire
des êtres. Zosime et les alchimistes expriment par les mêmes
formules la parfaite fabrication de la poudre de projection .
Les combinaisons numériques étaient complétées, de même que dans
nos sciences modernes, par la géométrie.
En effet, d’après Philolaüs (vers 450 avant J-C) , la
terre est constituée par le cube, le feu par le tétraèdre, l’air
par l’octaèdre, l’eau par l’icosaèdre, et le cinquième élément,
qui comprend les autres et qui en est le lien, par la dodécaèdre.
Le cinquième élément semble reparaître dans Aristote ,
quoique d’une façon plus contestable. Stéphanus en
parle aussi,
et il est devenu au moyen âge l’origine de la quintessence
des alchimistes. Platon reproduit toutes ces idées des
pythagoriciens, et nous les trouvons exposées en détail dans Stéphanus
D’Alexandrie. Elles rappellent nos conceptions actuelles
sur la structure des corps : structure cristalline, qui est
un fait positif ; structure atomique, qui est une fiction représentative.
L’esprit humain a besoin de créer à ses conceptions
une base immuable et sensible, cette base fut elle purement
fictive. Les éléments mobiles et transformables d' Héraclite,
étaient déjà devenus les éléments fixes d’Empédocle , et
ceux-ci avaient pris une forme figurée et visible, aux yeux des
pythagoriciens. Voici comment l’esprit grec fut conduit aux doctrines
des atomistes, Leucippe et Démocrite (fin du Ve et commencement
du Ive siècle avant notre ère). D’après ceux-ci, l’être
consiste dans un nombre infini de petits corpuscules ou atomes,
indestructibles et insécables, qui se meuvent dans le vide.
Ils constituent la matière en soi, la substance multiple qui
remplit l’espace. Les atomes
se distinguent entre eux par leur forme, par leur grandeur ,
leur ordre, leur situation. Les combinaisons des atomes et leur séparation
sont la cause de la production et de la destruction. " les
mêmes éléments constituent le ciel, la mer, les terres, les fleuves,
le soleil ; les mêmes atomes constituent aussi les fruits
de la terre, les arbres, les animaux ; mais ils se meuvent et
se mélangent entre eux de diverses manières " . Leurs arrangements
divers, leurs mouvements, leurs permutations constituent
toutes choses. Ce sont les atomes qui sont les principes
des éléments : le feu est formé d’atomes ronds et petits
; tandis que les autres éléments sont un mélange d’atomes de
diverses espèces et de différentes grandeurs. La théorie atomique,
adoptée plus tard par les épicuriens, est venue jusqu' à
nous, et elle est encore professée aujourd’hui par la plupart des
chimistes. Il semble donc que ce soit par une sorte d' affinité
naturelle que les alchimistes aient rapporté leurs origines
à Démocrite. Cependant, en fait, c’est l' expérimentateur
et le magicien, plutôt que le philosophe théoricien,
qui est visé par eux. En effet, dans les écrits des alchimistes
grecs, comme dans ceux du moyen âge, il n’est pas question
de la théorie atomique, contrairement à ce que l’on aurait
pu croire. Le nom même d’atome n’est pour ainsi dire jamais
prononcé par eux, et en tout cas, jamais
commenté. On sait d’ailleurs que les doctrines épicuriennes
et stoïciennes, qui ont joué un si grand rôle à Rome,
sont presque ignorées à Alexandrie. C’est à l’école ionienne,
aux pythagoriciens et surtout à Platon, que les alchimistes
se rattachent, par une tradition constante et par des théories
expresses ; théories qui sont venues jusqu’à la fin du Xviiie
siècle. 3-les platoniciens. -le timée. Les théories
des alchimistes
ont un caractère étrange ; elles s’écartent tellement
de nos idées actuelles, qu’elles ne peuvent guère être comprises,
à moins de remonter à leurs origines et aux conceptions
de leurs contemporains. Or, ceux-ci ne sont autres que
les alexandrins et les néoplatoniciens, vers le temps de Dioclétien
et de Théodose, c’est-à-dire vers les Iiie et Ive siècles,
ainsi que je l’ai établi plus haut. C’est donc aux idées
que les philosophes se faisaient de la matière à cette époque,
idées dérivées de celles de Platon, qu’il convient de nous
reporter. Les opinions des alchimistes grecs ont une affinité
singulièrement frappante avec celles que Platon exprime dans
le timée ; il est facile de le vérifier, en
comparant les
théories de Platon avec celles de Zosime, de Synésius,
et surtout
de Stéphanus D’Alexandrie. D’après Platon, il convient
de distinguer d’abord la
matière première. " la chose qui reçoit tous les corps ne sort jamais
de sa propre matière ; elle est le fonds commun de toutes les
matières différentes, étant dépourvue de toutes les formes qu’elle
doit recevoir d’ailleurs " . Il l’a comparée aux liquides
inodores, destinés à servir de véhicule aux parfums divers.
Elle n’est par elle-même ni terre, ni air, ni feu, ni eau,
ni corps né de ces éléments. Cette matière première reçoit ainsi
les formes des quatre éléments, avec lesquels Dieu compose le
monde. Il la compose avec le feu, sans lequel rien de visible ne
peut jamais exister ; avec la terre, sans laquelle il ne peut y
avoir rien de solide et de tangible ; entre deux et pour les lier,
il a placé l’eau et l’air. Ces éléments ont eux-mêmes une forme
géométrique, qui ne leur permet de s’assembler entre eux que
suivant certains rapports. Platon reproduit ici les énoncés de Philolaüs, d’après lequel la terre est le cube, l’eau l' icosaèdre,
l’air l’octaèdre. Les corpuscules du feu sont les plus
petits, les plus aigus, les plus mobiles, les plus légers. Ceux
de l’air le sont moins ; ceux de l’eau, moins encore. Nous verrons
tout à l’heure Stéphanus, au Viie
siècle de notre ère, revenir
sur ces idées ; on en retrouve encore le reflet dans les imaginations
des chimistes du Xviie siècle sur les causes de la combinaison
des acides avec les alcalis. Les théories de l’école atomiste,
même de nos jours, invoquent des représentations géométriques
analogues. Les éléments de Platon semblent pouvoir être
changés les uns dans les autres. En effet, dit encore Platon,
" nous croyons voir que l’eau se condensant devient pierre et terre
; en se fondant et se divisant, elle devient vent et air ; l’air
enflammé devient du feu ; le feu condensé et éteint reprend
la forme d’air ; l’air épaissi se change en brouillard, puis
s’écoule en eau ; de l’eau se forment la terre et les pierres
" . Les quatre éléments s’engendrent d’ailleurs périodiquement.
Ceci vient sans doute de ce qu’il faut voir là seulement
les manifestations diverses de la matière première. Platon
ne le dit pas expressément ; mais Proclus, dans son commentaire
sur le timée , explique que " les choses ne pouvant
jamais conserver une nature propre, qui oserait affirmer que
l’une d’elles est telle plutôt que telle autre ? " c’est en
conformité avec ces idées que Geber, le maître des alchimistes
arabes au Viiie siècle, expose que l’on ne saurait opérer
la transmutation des métaux, à moins de les réduire à leur matière
première. Les éléments ou corps primitifs de Platon sont répandus
dans les corps naturels, sans qu’aucun de ceux-ci réponde
exactement à tel ou tel élément. " nous donnerons le nom de
feu à l’apparence du feu répandue dans toutes sortes d' objets
; de même le nom l’eau, etc. Quand nous voyons quelque chose
qui passe sans cesse d’un état à l’autre, le feu par exemple,
nous ne devons pas dire que cela est du feu, mais qu' une
telle apparence est celle du feu ; ni que cela est de l’eau, mais
qu’une telle apparence est celle de l’eau... si quelqu’un formait
en or toutes les figures imaginables, ne
cessait de changer chacune d’elles dans toutes les autres et, en
montrant une de ces formes, demandait ce que c’est, la réponse
la plus sûre serait que c’est de l’or. Il en est de même
de la chose qui reçoit tous les corps. Elle reçoit tous les objets,
sans changer sa propre nature ; elle est le fond commun de
toutes les matières différentes, sans avoir d’autres formes ou
mouvements que ceux des objets qui sont en elle " . Une conception
pareille, avec le même vague et le même caractère compréhensif,
présidait à la définition du phlogistique de Stahl au Xviiie siècle. Ce phlogistique représente par excellence
la matière
du feu, envisagée en elle-même et isolément, et il représente
cette même matière existant dans les corps combustibles,
tels que l’hydrogène, le charbon, le soufre, les métaux.
Les idées platoniciennes ont donc eu cours, sur ce point, jusqu’au
moment de la fondation de la chimie moderne. Au Xixe siècle
même, c’est-à-dire de nos jours, le mot feu a présenté quatre
sens, savoir : le calorique, c’est-à-dire l’élément igné , le
prétendu fluide impondérable, réputé constituer la matière du
feu, distincte de celle des corps ; la matière du corps en combustion
: " ne touchez pas au feu ; le feu central " ; l’état actuel,
c’est-à-dire statique, du corps en combustion : " la maison
parut toute en feu " ; enfin l’acte même de l' inflammation,
de la combustion, envisagée en soi et dans son évolution
dynamique : " propagation du feu, mise de feu, etc., éteindre
le feu " . Ces deux derniers sens se touchent. De
même, dans les écrits alchimiques, le mot eau présente quatre significations
: l’élément supposé, dont l’union avec les corps leur
communiquerait l’état liquide, c’est-à-dire l’élément liquide,
la matière de la liquidité en général. La matière particulière
actuellement liquide ou liquéfiable, telle que l' eau,
les métaux fusibles ; l’état actuel et statique de la substance
en fusion ; enfin l’acte dynamique de la liquéfaction en
général, c’est-à-dire la fusion même s’accomplissant, envisagée
dans son évolution dynamique ; idée congénère de la précédente.
Ces notions peuvent paraître subtiles ; mais si l’on ne
s’y reporte, on ne peut comprendre ni Platon, ni les anciens alchimistes.
Pénétrons plus avant dans les doctrines du timée sur
la composition des corps. Il s’agit ici, comme Platon a soin
de l’expliquer, de conceptions qui lui sont personnelles et qu’il
expose pour ainsi dire en se jouant. Cependant elles semblent
avoir des racines plus anciennes et plus générales. Le langage
et les idées des alchimistes s’y rattachent d’ailleurs de
la façon la plus directe. Il s’agit des diverses manifestations
des quatre éléments. Commençons par le feu. D' après
le timée : " il s’est formé plusieurs espèces
de feu, la
flamme, ce qui en sort et qui donne sans brûler de la lumière aux
yeux, et ce qui reste dans les corps enflammés après que la flamme
est éteinte. " de même dans l’air, il y a la partie la plus
pure qu’on nomme éther, la plus trouble qu’on nomme brouillard et
nuages, et d’autres espèces sans nom. L’eau se divise d' abord
en deux espèces, celle qui est liquide et celle qui est fusible.
L’espèce liquide, composée de parties d’eau petites et inégales,
peut être facilement mue par elle-même et par d’autres corps.
L’espèce fusible, composée de parties grandes et pareilles,
est plus stable, pesante, compacte ; le feu la pénètre et
la dissout et elle coule ; mais s’il se retire, la masse se resserre,
se rétablit dans son identité avec elle-même et elle se congèle.
De tous ces corps que nous avons nommés eaux fusibles, celui
qui se forme des parties les plus petites et qui a le plus de
densité, ce genre dont il n’y a point plusieurs espèces, dont la couleur
est un jaune éclatant, le plus précieux des trésors, l’or,
s’est condensé, en se filtrant à travers la pierre. L' espèce
d’eau fusible qui s’est formée par la réunion de parties presque
aussi petites que celles de l’or, mais qui a plusieurs espèces,
qui surpasse l’or en densité, qui renferme une petite partie
de terre très ténue et qui est pour cette raison plus dure que
l’or, mais qui est plus légère à cause des grands intervalles
qui se trouvent dans sa masse, c’est un genre d’eau brillante
et condensée que l’on nomme airain. Mais lorsque, avec le
temps, la partie de terre qu’il contient se sépare de lui, devenue
fusible par elle-même, elle prend le nom de rouille " . On
reconnaît ici les eaux de Zosime le panopolitain et
des premiers alchimistes, ainsi que la signification cachée sous
ces étranges paroles que nous avons reproduites plus haut ( P
178 et 179). Platon dit encore, dans un langage facile à entendre
: " l’eau mêlée de feu, celle qui, déliée et fluide, reçoit,
à cause de ce mouvement, le nom de liquide... cette eau, lorsqu’elle
est séparée du feu et de l’air et isolée, devient plus
uniforme, se trouve comprimée par la sortie de ces deux corps
et se condense... elle constitue, suivant les circonstances , la
grêle, la glace, la neige ou le frimas. Les nombreuses espèces
d’eau, mêlées les unes aux autres et distillées à travers
les plantes que la terre produit, reçoivent en général le nom
de sucs, etc. " il distingue alors quatre espèces d’eau principales
et qui contiennent du feu : le suc qui réchauffe l' âme
et le corps, c’est-à-dire le vin ; l’espèce alimentaire et agréable,
c’est-à-dire le miel (espèce sucrée) ; enfin le genre de
suc qui dissout les chairs et qui, par la chaleur, devient écumeux.
Cette dernière espèce, traduite à tort par Cousin et par
Henri Martin par le mot opium, est obscure ; mais les trois autres
ne le sont pas. Quant aux espèces de terre, Platon les distingue
de même, suivant la proportion d’eau qu’elles renferment
et selon l’égalité et l’uniformité de leurs parties, en
pierre, basalte, tuile, sel enfin. Je reproduis seulement ce qui
concerne le dernier genre. " lorsque cette terre est privée d’une
grande partie de l’eau qui s’y trouvait mêlée, mais qu' elle
est composée des parties ténues et qu’elle est salée, il se forme
aussi un corps à demi-solide et susceptible de se dissoudre de nouveau
dans l' eau
: ainsi se produit, d’une part, le natron, qui sert à laver les
taches d’huile et de terre ; de l’autre, ce corps qu’il est
si utile de mêler avec les substances réunies pour flatter le palais,
le sel, ce corps aimé des dieux. " ... quand la terre n' est
pas condensée avec force, il n’y a que l’eau qui puisse la dissoudre
; mais, quand elle est compacte, il n’y a que le feu, car
il est le seul corps qui puisse y pénétrer. " les corps qui contiennent
moins d’eau que la terre sont toutes les espèces de verre,
et toutes les espèces de pierre qu’on nomme fusibles ; d' autres,
au contraire, contiennent plus d’eau dans leur composition
: ce sont les corps semblables à la cire et aromatiques
" . J’ai cru utile de donner in extenso ces passages
du timée de Platon, parce qu’ils me paraissent renfermer
les véritables origines des théories alchimiques. 3 les
alchimistes grecs. Il est facile, en effet, d’apercevoir la parenté
des idées du timée avec celles qui sont présentées dans
nos citations des premiers alchimistes, contemporains et élèves
des néo-platoniciens. Cette filiation est accusée d’une façon
expresse par les écrits de Synésius et
de Stéphanus D’Alexandrie. Nous lisons, par
exemple, dans le
commentaire de Synésius sur Démocrite. " les
corps sont composés
de quatre choses, ainsi que les choses qui y sont attachées
; et quelles sont ces choses ? Leurs matières premières sont
leurs âmes. De même que l’artisan façonne le bois pour en faire
un siège, ou un char ou autre chose, et ne fait que modifier
la matière, sans lui donner autre chose que la forme ; de
même l’airain est façonné en statue, en vase arrondi. Ainsi opère
notre art ; de même le mercure, travaillé par nous, prend toute
espèce de formes ; fixé sur un corps formé des quatre éléments,
il demeure ferme : il possède une affinité puissante " . La
faculté d’amalgamation, d’action universelle du mercure préoccupe
sans cesse notre auteur. Un peu avant il dit : " le mercure
prend toutes les formes, de même que la cire attire toute couleur
; ainsi le mercure blanchit tout, attire l’âme de toutes choses...
il change toutes les couleurs et subsiste lui-même, tandis
qu’elles ne subsistent pas ; et même s’il ne subsiste pas
en apparence, il demeure contenu dans les corps " . On voit ici
reparaître la notion de la qualité fondamentale, prise pour un
élément, une substance proprement dite ; et
celle de la matière première, constituant, à proprement parler ,
l’âme des corps. La comparaison même de celle-ci, faite par Platon,
avec l’or qui sert aux travaux de l’artisan, se retrouve
appliquée au bois. Seulement la notion métaphysique de la
matière première universelle de Platon est transformée et concrétée
en quelque sorte, par un artifice de métaphysique matérialiste
que nous retrouvons dans la philosophie chimique de tous
les temps : elle est identifiée avec le mercure des philosophes.
C’est là une notion toute nouvelle et très originale,
notion plus ancienne d’ailleurs que Synésius, s’il est
vrai que Dioscoride ait déclaré déjà, vers le temps de l' ère
chrétienne, que " certains regardent le mercure comme contenu dans
tous les métaux " . L’origine de cette opinion est facile à apercevoir,
en rappelant que Platon désigne sous le nom d’eaux tous
les corps liquides et tous les corps fusibles, l’or et le cuivre
notamment. Les métaux fondus offrent en effet un aspect et des
propriétés remarquables, semblables à celles du mercure ordinaire.
Il n’est pas surprenant que ces caractères communs aient
été attribués à une substance spéciale, en qui résidait par excellence,
disait-on, la liquidité métallique : c’était l’un des
attributs momentanés du mercure des philosophes. Le mercure, joint
au soufre et à l’arsenic des philosophes, symboles d' autres
qualités fondamentales, constituent à proprement parler les
éléments chimiques, comme Geber le déclare formellement au Viiie
siècle (P 207). Stéphanus D’Alexandrie (vers 630) se
rapproche encore
davantage que Synésius des idées et du langage du timée et
des pythagoriciens. C’est un auteur enthousiaste et mystique,
comme les alchimistes gnostiques Zosime et Synésius. Il
croit fermement au pouvoir illimité de la science. " la science
peut tout, dit-il ; elle voit clairement les choses que l’on
ne peut apercevoir et elle peut accomplir les choses impossibles
" . C’est aussi un néoplatonicien chrétien, qui débute
par invoquer la sainte trinité. " la multitude des nombres ,
dit encore Stéphanus d’après les pythagoriciens,
est composée d’une
seule unité, indivisible et naturelle, qui la produit à l' infini,
la domine et l’embrasse, parce que cette multitude découle
de l’unité. Elle est immuable, immobile ; les nombres résultent
de son développement circulaire et sphérique " . De même
Zosime écrivait déjà : " tout vient de l’unité ; tout s’y classe
; elle engendre tout " . Stéphanus expose plus
loin : " que
Dieu a fait l’univers avec quatre éléments... ces quatre éléments
(l’air, le feu, la terre et l’eau), étant contraires entre
eux, ne peuvent se réunir, si ce n’est par l' interposition
d’un corps qui possède les qualités des deux extrêmes
: ainsi le feu vif-argent se joint à l’eau par l' intermède
de la terre, c’est-à-dire de la scorie... l’eau est jointe
avec le feu du vif-argent par l’air du cuivre etc. Le feu ,
étant chaud et sec, engendre la chaleur de l’air et la sécheresse
de la terre. L’eau humide
et froide engendre l’humidité de l’air et le froid de la terre
; la terre froide et sèche engendre le froid de l’eau et la
sécheresse du feu, etc. Réciproquement, l’air chaud et humide engendre
la chaleur du feu et l’humidité de l’eau, etc. " des théories
médicales connexes, sur le froid et le chaud, le sec et l’humide,
le sang et la bile, sont ici entremêlées et manifestent
la profession de Stéphanus. Les paroles précédentes rappellent
encore celles de Platon : " c’est donc de feu et de terre
que Dieu dut former l’univers ; mais il est impossible de bien
unir deux corps sans un troisième, car il faut qu’entre eux se
trouve un lien qui les rapproche tous deux " . Nous retrouvons encore
l’application, matérialisée suivant un sens chimique, d' une
notion de la métaphysique platonicienne ; notion qui a reparu au
siècle dernier sous le nom du médiateur plastique, interposé entre
l’âme et le corps. Stéphanus précise davantage,
toujours dans
un langage pythagoricien ; il montre les relations numériques
qui établissent une parenté mystique entre l’alchimie et
l’astronomie, autre ordre de conceptions non moins intéressantes
dans l’histoire de la science. Après avoir établi que
chacun des quatre éléments, ayant deux qualités, résulte de l’association
de trois éléments, dont deux associés à lui-même et
qu’il conserve ; il ajoute : " cela fait douze combinaisons, résultant
de quatre éléments pris trois à trois : c’est
pourquoi notre art est représenté par le dodécaèdre, qui répond
aux douze signes du zodiaque " . Les quatre saisons répondent
aux quatre éléments, aux quatre régions du corps humain ,
etc. De même les sept transformations, les sept couleurs, les sept
planètes. Les relations établies par le démiurge, autre conception
platonicienne, entre les métaux et les planètes sont développées
plus loin. Mais achevons d’exposer ce qui est relatif
à la transformation de la matière, d’après Stéphanus.
" il
faut dépouiller la matière (de ses qualités), en tirer l’âme, la
séparer du corps, pour arriver à la perfection... le cuivre, est
comme l’homme : il a une âme et un corps... quelle est son âme
et quel est son corps ? L’âme est la partie la plus subtile ...,
c’est-à-dire l’esprit tinctorial. Le corps est la chose pesante,
matérielle, terrestre et douée d’une ombre... après une suite
de traitements convenables, le cuivre devient sans ombre et meilleur
que l’or... il faut expulser l’ombre de la matière pour
obtenir la nature pure et immaculée... il faut donc dépouiller
la matière, et comment la dépouiller ? Si ce n’est par
le remède igné (mercure). Et qu’est-ce que dépouiller ? Si ce
n’est appauvrir, corrompre, dissoudre, mettre à mort et enlever
à celui-ci toute sa nature propre et sa grande mobilité ; afin
que l’esprit, subsistant et manifestant le principe tinctorial,
soit rendu susceptible de se combiner pour accomplir l’opération cherchée
(c’est-à-dire la teinture des métaux ou transmutation)... la
nature de la matière est à la fois simple et composée... elle
reçoit mille noms, et son essence est une, etc. Les éléments deviennent
et se transmutent, parce que les qualités sont contraires
et non les substances " . Ailleurs : " il faut d' abord
diviser la matière, la noircir, puis la blanchir ; alors la coloration
jaune sera stable " . Et encore : " entends par le feu le
mercure et le remède igné : ce mercure brûle, corrompt et épuise
les corps, etc. " nous retrouvons la phrase de Marie la juive
(P 172) et le mot de Pline : " le mercure, poison de toutes
choses " . Ces explications demi-métaphysiques sont entremêlées
dans l’auteur par le récit d’opérations réelles, dont
la signification s’aperçoit parfois très clairement. Ainsi, Stéphanus
raconte en langage mystique le combat du cuivre et du mercure...
le cuivre est blanchi et corrompu par le mercure. Celui-ci
est fixé par son union avec le cuivre, etc... le cuivre ne
teint pas, mais il reçoit la teinture, et après qu’il l’a reçue,
il teint (les autres corps). Ce qui paraît se rapporter à la
fois et à la formation des alliages métalliques de diverses nuances
et à la coloration des verres et émaux par
les sels de cuivre, résultant de la dissolution préalable du métal.
L’auteur s’en réfère aussi aux préparations des égyptiens
et ajoute : " un seul genre de pierre peut être fabriqué
avec beaucoup de pierres de diverses espèces ; c’est ainsi
qu’on fabrique les statues, les animaux, les verres, les couleurs
(émaux ou verres colorés) " . Nous touchons ici du doigt les
faits positifs et les pratiques industrielles qui ont servi de
base aux théories des alchimistes. Nous voyons comment ils en ont
déduit la notion de la matière première, une et polymorphe, telle
que nous la trouvons dans Platon, dans énée de
Gaza, dans
Zosime, dans Pélage, dans Stéphanus. Ils précisent
leur idée,
tantôt par des comparaisons tirées de l’art des artisans, qui
donnent une apparence diverse à une matière unique ; tantôt, par
des assimilations plus profondes, empruntées aux industries chimiques
de la teinture et de la fabrication du verre et des émaux.
Nous sommes donc ramenés par ces théories philosophiques sur
le terrain même où nous avait conduit l’étude pratique des métaux
égyptiens, de leurs alliages et des pierres brillantes, naturelles
et artificielles, rangées à côté des métaux dans une même
famille de substances. Théories
des alchimistes et théories modernes. 1-le mercure des philosophes.
L’alchimie était une philosophie, c’est-à-dire une explication
rationaliste des métamorphoses de la matière. Nulle part,
dans les procédés des premiers théoriciens grecs qui sont venus
jusqu’à nous, le miracle n’apparaît ; bien que les formules
magiques semblent avoir été mêlées aux pratiques, lors des
débuts de la science, au temps de Zosime par exemple. Mais elles
semblent avoir disparu, en même temps que la théorie proprement
dite s’est développée. Michel Psellus déclare formellement
que les destructions et transformations de matière se
font par des causes naturelles, et non en vertu d’une incantation
et d’une formule secrète. à travers les explications mystiques
et les symboles dont s’enveloppent les alchimistes, nous
pouvons entrevoir les théories essentielles de leur philosophie ; lesquelles
se réduisent en somme à un petit nombre d’idées claires,
plausibles, et dont certaines offrent une analogie étrange
avec les conceptions de notre temps. Tous les corps de la nature,
d’après les adeptes grecs, sont formés par une même matière
fondamentale. Pour obtenir un corps déterminé, l’or par exemple,
le plus parfait des métaux, le plus précieux des biens, il
faut prendre des corps analogues, qui en diffèrent seulement par
quelque qualité, et éliminer ce qui les particularise ; de façon
à les réduire à leur matière première, qui est le mercure des
philosophes. Celui-ci peut être tiré du mercure ordinaire, en lui
enlevant d’abord la liquidité, c’est-à-dire une eau, un élément
fluide et mobile, qui l’empêche d’atteindre la perfection.
Il faut aussi le fixer, lui ôter sa volatilité, c' est-à-dire
un air, un élément aérien qu’il renferme ; enfin d' aucuns
professent, comme le fera plus tard Geber, qu’il faut séparer
encore du mercure une terre, un élément terrestre, une scorie
grossière, qui s’oppose à sa parfaite atténuation. On opérait
de même avec le plomb, avec l’étain ; bref, on cherchait à
dépouiller chaque métal de ses propriétés individuelles. Il fallait
ôter au plomb sa fusibilité, à l’étain son cri particulier,
sur lequel Geber insiste beaucoup ; le mercure enlève
en effet à l’étain son cri, dit aussi Stéphanus. La matière
première de tous les métaux étant ainsi préparée, je veux dire
le mercure des philosophes, il ne restait plus qu’à la teindre
par le soufre et l’arsenic ; mots
sous lesquels on confondait à la fois les sulfures métalliques,
divers corps inflammables congénères, et les matières
quintessenciées que les philosophes prétendaient en tirer.
C’est dans ce sens que les métaux ont été regardés au temps
des arabes, comme composés de soufre et de mercure. Les teintures
d’or et d’argent étaient réputées avoir au fond une même
composition. Elles constituaient la pierre philosophale, ou poudre
de projection (xerion). Telle est, je crois, la
théorie que
l’on peut entrevoir à travers ces symboles et ces obscurités ;
théorie en partie tirée d’expériences pratiques, en partie déduite
de notions philosophiques. En effet, la matière et ses qualités
sont conçues comme distinctes, et celles-ci sont envisagées
comme des êtres particuliers, que l’on peut ajouter ou
faire disparaître. Dans les exposés des adeptes, il règne une triple
confusion entre la matière substantielle, telle que nous la
concevons aujourd’hui ; ses états, solidité, liquidité, volatilité,
envisagées comme des substances spéciales, surajoutées,
et qui seraient même, d’après les ioniens, les vrais
éléments des choses ; enfin, les phénomènes ou actes manifestés
par la matière, sous leur double forme statique et dynamique,
tels que la liquéfaction, la volatilisation, la combustion,
actes assimilés eux-mêmes aux éléments. Il y a donc au
fond de tout ceci certaines idées métaphysiques, auxquelles la chimie
n’a jamais été étrangère. Au siècle dernier, un pas capital
a été fait dans notre conception de la matière, par suite de
la séparation apportée entre la notion substantielle de
l’existence des corps pondérables et la notion phénoménale de leurs
qualités, envisagées jusque-là par les alchimistes comme des
substances réelles. Mais pour comprendre le passé il convient de
nous reporter à des opinions antérieures et qui paraissaient claires
aux esprits cultivés, il y a un siècle à peine. Les doctrines
des alchimistes et des platoniciens à cet égard diffèrent
tellement des nôtres, qu’il faut un certain effort d' esprit
pour nous replacer dans le milieu intellectuel qu’elles étaient
destinées à reproduire. Cependant, il est incontestable qu’elles
constituent un ensemble logique, et qui a longtemps présidé
aux théories scientifiques. Ces doctrines, que nous apercevons
déjà dans le pseudo-Démocrite, dans Zosime, et plus nettement
encore dans leurs commentateurs, Synésius, Olympiodore et Stéphanus, se retrouvent exposées
dans les mêmes termes
par Geber, le maître des arabes (voir P 208), et après lui,
par tous les philosophes hermétiques. Non seulement les matériaux
employés par ceux-ci dans la transmutation : le soufre, l’argent,
la tutie, la magnésie, la marcassite, etc., rappellent tout
à fait ceux du pseudo-Démocrite et de ses successeurs grecs ;
mais Geber dit formellement que l’on ne saurait réussir dans la
transmutation, si l’on ne ramène les métaux à leur matière première.
L’esprit humain s’est attaché avec obstination à ces théories,
qui ont servi de support à bien des expériences réelles . Ce
fut aussi la doctrine de tout le moyen âge. Dans les écrits attribués
à Basile Valentin, écrits qui remontent au Xve siècle,
l’auteur affirme de même que
l’esprit de mercure est l’origine de tous les métaux, et nous
retrouvons cette doctrine dans la bibliothèque des philosophes
chimiques de Salmon, à la fin du Xviie siècle. De là cet
espoir décevant de la transmutation, espoir entretenu par le
vague des anciennes connaissances ; il reposait sur l' apparence
incontestable d’un cycle indéfini de transformations, se
reproduisant sans commencement ni terme, dans les opérations chimiques.
Ceci demande à être développé, si l’on veut comprendre
l’origine et la portée des idées des anciens chimistes.
2-origine et portée des idées alchimiques. Je prends un
minerai de fer, soit l’un de ses oxydes si répandus dans la nature
; je le chauffe avec du charbon et du calcaire et j' obtiens
le fer métallique. Mais celui-ci à son tour, par l' action
brusque du feu au contact de l’air, ou par l’action lente
des agents atmosphériques, repasse à l’état d’un oxyde, identique
ou analogue avec le générateur primitif. Où est ici l' élément
primordial, à en juger par les apparences ? Est-ce le fer ,
qui disparaît si aisément ? Est-ce l’oxyde, qui existait au début
et se retrouve à la fin ? L’idée du corps élémentaire semblerait
a priori convenir plutôt au dernier produit, en tant
que corrélative de la stabilité, de la résistance aux agents de
toute nature. Voilà comment l’or a paru tout d’abord le terme
accompli des métamorphoses, le corps parfait par excellence :
non seulement à cause de son éclat, mais surtout parce qu’il résiste
mieux que tout autre métal aux agents chimiques. Les corps
simples, qui sont aujourd’hui l’origine certaine et la base
des opérations chimiques, ne se distinguent cependant pas à première
vue des corps composés. Entre un métal et un alliage, entre
un élément combustible, tel que le soufre ou l’arsénic,
et les
résines et autres corps inflammables combustibles composés, apparences
ne sauraient établir une distinction fondamentale. Les corps
simples dans la nature ne portent pas une étiquette, s’il est
permis de s’exprimer ainsi, et les mutations chimiques ne cessent
pas de s’accomplir, à partir du moment où elles ont mis ces
corps en évidence. Soumis à l’action du feu ou des réactifs qui
les ont fait apparaître, ils disparaissent à leur tour ; en donnant
naissance à de nouvelles substances, pareilles à celles qui
les ont précédées. Nous retrouvons ainsi dans les phénomènes chimiques
cette rotation indéfinie dans les transformations, loi fondamentale
de la plupart des évolutions naturelles ; tant dans l’ordre
de la nature minérale que dans l’ordre de la nature vivante,
tant dans la physiologie que dans l’histoire. Nous comprenons
pourquoi, aux yeux des alchimistes, l’oeuvre mystérieuse
n’avait ni commencement ni fin, et pourquoi ils la symbolisaient
par le serpent annulaire, qui se mord la queue : emblème
de la nature toujours une, sous le fond mobile des apparences. Cependant
cette image de la chimie a cessé d’être vraie pour nous.
Par une rare exception dans les sciences naturelles, notre analyse
est parvenue en chimie à mettre à nu l’origine précise, indiscutable
des métamorphoses : origine à partir de laquelle la synthèse
sait aujourd’hui reproduire à volonté les phénomènes et les
êtres, dont elle a saisi la loi génératrice. Un progrès immense
et inattendu a donc été accompli en chimie : car il est peu
de sciences qui puissent ainsi ressaisir leurs origines. Mais ce
progrès n’a pas été réalisé sans un long effort des générations
humaines. C’est par des raisonnements subtils, fondés
sur la comparaison d’un nombre immense de phénomènes, que l’on
est parvenu à établir une semblable ligne de démarcation, aujourd’hui
si tranchée pour nous, entre les corps simples et les
corps composés. Mais ni les alchimistes, ni même Stahl ne faisaient
une telle différence. Il n’y avait donc rien de chimérique,
a priori du moins, dans leurs espérances. Le rêve des
alchimistes a duré jusqu’à la fin du siècle dernier, et je ne
sais s’il ne persiste pas encore dans certains esprits. Certes
il n’a jamais eu pour fondement aucune expérience positive.
Les opérations réelles que faisaient les alchimistes, nous
les connaissons toutes et nous les répétons chaque jour dans nos
laboratoires ; car ils sont à cet égard nos ancêtres et nos précurseurs
pratiques. Nous opérons les mêmes fusions, les mêmes dissolutions,
les mêmes associations de minerais, et nous exécutons
en outre une multitude d’autres manipulations et de métamorphoses qu’ils ignoraient.
Mais aussi nous savons de toute certitude que la transmutation
des métaux ne s’accomplit dans le cours d’aucune de
ces opérations. Jamais un opérateur moderne n’a vu l’étain, le
cuivre, le plomb se changer sous ses yeux en argent ou en or par
l’action du feu, exercée par les mélanges les plus divers ; comme
Zosime et Geber s’imaginaient le réaliser. La transmutation
n’a pas lieu, même sous l’influence des forces dont
nous disposons aujourd’hui, forces autrement puissantes et subtiles
que les agents connus des anciens. Les découvertes modernes
relatives aux matières explosives et à l’électricité mettent
à notre disposition des agents à la fois plus énergiques et
plus profonds, qui vont bien au delà de tout ce que
les alchimistes
avaient connu. Ces agents atteignent des températures ignorées
avant nous ; ils communiquent à la matière en mouvement une
activité et une force vive incomparablement plus grande que les
opérations des anciens. Ils donnent à ces mouvements une direction,
une polarisation, qui permettent d’accroître à coup sûr
et dans un sens déterminé à l’avance l’intensité des forces présidant
aux métamorphoses. Par là même, nous avons obtenu à la fois
cette puissance sur la nature et cette richesse industrielle que
les alchimistes avaient si longtemps rêvées, sans jamais pouvoir
y atteindre. La chimie et la mécanique ont transformé le monde
moderne. Nous métamorphosons la
matière tous les jours et de toutes manières. Mais nous avons précisé
en même temps les limites auxquelles s’arrêtent ces métamorphoses
: elles n’ont jamais dépassé jusqu’à présent nos corps
simples ou éléments chimiques. Cette limite n’est pas imposée
par quelque théorie philosophique ; c’est une barrière de
fait, que notre puissance expérimentale n’a pas réussi à renverser.
3-les corps simples actuels. Lavoisier a montré, il y a
cent ans, que l’origine de tous les phénomènes chimiques connus
peut être assignée avec netteté et qu’elle ne dépasse pas ce
qu’il appelait, et ce que nous appelons avec lui, les corps simples
et indécomposables, les métaux en particulier, dont la nature
et le poids se maintiennent invariables. C’est cette invariabilité
de poids des éléments actuels qui est le noeud du problème.
Le jour où elle a été partout constatée et démontrée avec
précision, le rêve antique de la transmutation s’est évanoui.
Dans le cycle des transformations, si la genèse réciproque
de nos éléments n’est pas réputée impossible a priori
, du moins il est établi aujourd’hui que ce serait là une
opération d’un tout autre ordre que celles que nous connaissons
et que nous avons le pouvoir actuel d’exécuter. Car, en
fait, dans aucune de nos opérations, le poids des éléments et leur
nature n’éprouvent de variation. Nos expériences sur ce point
datent d’un siècle. Elles ont été répétées et diversifiées de
mille façons, par des milliers d’expérimentateurs, sans avoir été
jamais trouvées en défaut. L’existence constatée d’une différence
aussi radicale entre la transmutation des métaux, si longtemps
espérée en vain, et la fabrication des corps composés, désormais
réalisable par des méthodes certaines, jeta un jour soudain.
C’était à cause de l’ignorance où l’on était resté à cet
égard jusqu’à la fin du Xviiie siècle que la chimie
n' avait
pas réussi à se constituer comme science positive. La nouvelle
notion démontra l’inanité des rêves des anciens opérateurs,
inanité que leur impuissance à établir aucun fait réel
de transmutation avait déjà fait soupçonner depuis longtemps .
Chez les alchimistes grecs, les plus anciens de tous, le doute n’apparaît
pas encore ; mais le scepticisme existe déjà du temps de
Geber, qui consacre plusieurs chapitres à le réfuter en forme .
Depuis, ce scepticisme avait toujours grandi, et les bons esprits
en étaient arrivés, même avant Lavoisier, à nier la transmutation
; non en vertu de principes abstraits, mais en tant que
fait d’expérience effective et réalisable. 4-l’unité de la
matière. -les multiples de l’hydrogène et les éléments polymères.
Assurément, cette notion de l’existence définitive et immuable
de soixante-six éléments distincts, tels que nous les admettons
aujourd’hui, ne serait jamais venue à
l’idée d’un philosophe ancien ; ou bien il l’eût rejetée aussitôt
comme ridicule : il a fallu qu’elle s’imposât à nous, par
la force inéluctable de la méthode expérimentale. Est-ce à dire
cependant que telle soit la limite définitive de nos conceptions
et de nos espérances ? Non, sans doute : en réalité, cette
limite n’a jamais été acceptée par les chimistes que comme un
fait actuel, qu’ils ont toujours conservé l’espoir de dépasser.
De longs travaux ont été entrepris à cet égard, soit pour
ramener tous les équivalents des corps simples à une même série
de valeurs numériques, dont ils seraient les multiples ; soit
pour les grouper en familles naturelles ; soit pour les distribuer
dans celles-ci, suivant des progressions arithmétiques. Aujourd’hui
même, les uns, s’attachant à la conception atomique,
regardent nos corps prétendus simples comme formés par l’association
d’un certain nombre d’éléments analogues ; peut- être
comme engendrés par la condensation d’un seul d’entre eux, l’hydrogène
par exemple, celui dont le poids atomique est le plus
petit de tous. On sait en effet que les corps simples sont caractérisés
chacun par un nombre fondamental, que l’on appelle son
équivalent ou son poids atomique . Ce nombre représente la masse
chimique de l’élément, le poids invariable sous lequel il entre
en combinaison et s’associe aux autres éléments, parfois d’après
des proportions multiples. C’est ce poids constant qui passe
de composé en composé, dans les substitutions, décompositions
et réactions diverses, sans éprouver jamais la plus
petite variation. La combinaison ne s’opère donc pas suivant une progression
continue, mais suivant des rapports entiers, multiples
les uns des autres, et qui varient par sauts brusques. De
là, pour chaque élément, l’idée d’une molécule déterminée, caractérisée
par son poids, et peut-être aussi par sa forme géométrique.
Cette molécule demeurant indestructible, au moins dans
toutes les expériences accomplies jusqu’ici, elle a pu être regardée
comme identique avec l’atome de Démocrite et d' épicure.
Telle est la base de la théorie atomique de notre temps. Ainsi
chaque corps simple serait constitué par un atome spécial ,
par une certaine particule matérielle insécable. Les forces physiques,
aussi bien que les forces chimiques, ne sauraient faire
éprouver à cet atome que des mouvements d’ensemble, sans possibilité
de vibrations internes ; celles-ci ne pouvant exister que
dans un système formé de plusieurs parties. Il en résulte encore
qu’il ne peut y avoir dans l’intérieur d’un atome indivisible
aucune réserve d’énergie immanente. Telles sont les conséquences
rigoureuses de la théorie atomique. Je me borne à les
exposer et je n’ai pas à discuter ici si ces conséquences ne dépassent
pas les prémisses, les faits positifs qui leur servent de
base ; c’est-à-dire si les faits autorisent à conclure non seulement
à l’existence de certaines masses moléculaires déterminées,
caractéristiques des corps simples, et que tous les chimistes
admettent ; mais aussi à attribuer à ces molécules le nom
et les propriétés des atomes absolus, comme le font un certain
nombre de savants. Ces réserves sont d’autant plus opportunes
que les partisans modernes de la théorie atomique l’ont presque aussitôt répudiée
dans les interprétations qu’ils ont données de la constitution
des corps simples : interprétations aussi hypothétiques
d’ailleurs que l’existence même des atomes absolus,
mais qui attestent l’effort continu de l’esprit humain pour
aller au delà de toute explication démontrée des
phénomènes, aussitôt
qu’une semblable explication a été atteinte, et pour s' élancer
plus loin vers des imaginations nouvelles. Retraçons cette
histoire : s’il ne s’agit plus d’une doctrine positive, cependant
l’exposé que nous allons faire offre l’intérêt qui s' attache
aux conceptions par lesquelles l’intelligence essaie de représenter
le système général de la nature. Nous retrouvons ici des
vues analogues à celles des pythagoriciens, alors qu’ils prétendaient
enchaîner dans un même système les propriétés réelles
des êtres et les propriétés mystérieuses des nombres. Le premier
et principal effort qui ait été tenté dans cette voie, consiste
à ramener les équivalents ou poids atomiques de tous les éléments
à une même unité fondamentale. C’est là une conception a
priori , qui a donné lieu à une multitude d’expériences, destinées
à la vérifier. Si le fruit théorique à ce point de vue en a
été minime, sinon même négatif ; en pratique, du moins, ces travaux
ont eu un résultat scientifique très utile : ils ont fixé avec
une extrême précision les équivalents réels de nos éléments ;
c’est-à-dire, je le répète, les poids exacts suivant lesquels les
éléments entrent en combinaison et se substituent les uns aux autres.
Prout, chimiste anglais, avait proposé tout d’abord de
prendre le poids même de l’un de nos éléments, celui de l' hydrogène,
comme unité ; dans la supposition que les poids atomiques
de tous les autres corps simples en étaient des multiples.
Cette hypothèse, embrassée et soutenue pendant quelque temps
par M Dumas, réduit toute la théorie à une extrême simplicité.
En effet, tous les corps simples seraient dès lors constitués
par les arrangements divers de l’atome du plus léger d’entre
eux. Malheureusement, elle n’a pas résisté au contrôle expérimental,
c’est-à-dire à la détermination exacte, par analyse
et par synthèse, des poids atomiques vrais de nos corps simples.
Cette détermination a fourni, à côté de quelques poids atomiques
à peu près identiques avec les multiples de l' hydrogène,
une multitude d’autres nombres intermédiaires. Mais dans
les conceptions théoriques, pas plus que dans la vie pratique,
l’homme ne renonce pas facilement à ses espérances. Pour
soutenir la supposition de Prout, ses partisans ont essayé d’abord
de réduire à moitié, puis au quart, l’unité fondamentale.
Or, à ce terme, une objection se présente : c’est que
les vérifications concluantes deviennent impossibles. En effet,
nos expériences n’ont pas, quoi que nous fassions, une précision
absolue ; et il est clair que toute conjecture numérique
serait acceptable, si l’on plaçait l’unité commune des
poids atomiques au delà de la limite des erreurs
que nous ne pouvons
éviter. Ce n’est pas tout d’ailleurs ; le fond même du système
est atteint par cette supposition. La réduction du nombre fondamental,
au-dessous d’une unité égale
au poids atomique de l’hydrogène, enlève à la théorie ce caractère
précis et séduisant, en vertu duquel tous les éléments étaient
regardés comme formés en définitive par de l’hydrogène plus
ou moins condensé. Il faudrait reculer dans l’inconnu jusqu’à
un élément nouveau, quatre fois plus léger, élément inconnu
qui formerait par sa condensation l’hydrogène lui-même. Encore
cela ne suffit-il pas pour représenter rigoureusement les expériences.
En effet, M Stas, par des études d’une exactitude incomparable,
a montré que le système réduit à ces termes, c’est -à-dire
réduit à prendre comme unité un sous-multiple peu élevé du
poids de l’hydrogène, le système, dis-je, ne peut être défendu.
Les observations extrêmement précises qu’il a exécutées ont
prouvé sans réplique que les poids atomiques des éléments ne sont
pas exprimés par des nombres simples, c’est-à-dire liés entre
eux par des rapports entiers rigoureusement définis. La théorie
des multiples de l’hydrogène n’est donc pas soutenable, dans
son sens strict et rigoureux. Gardons-nous cependant d’une négation
trop absolue. Si l’hypothèse qui admet les équivalents des
éléments multiples les uns des autres ne peut pas être affirmée
d’une façon absolue, cependant cette hypothèse a pour elle
des observations singulières et qui réclament, en tout état de
cause, une interprétation. à cet égard les faits que je vais citer
donnent à réfléchir. 5-les
éléments isomères et polymères. Il
existe en réalité certains éléments, comparables entre eux, et
qui possèdent en même
temps des poids atomiques identiques. Tels sont le cobalt et le
nickel, par exemple. Ces deux métaux sont semblables par la plupart
de leurs propriétés et ils produisent deux séries de composés
parallèles, en s’unissant avec les autres éléments. Or ici
interviennent de nouvelles et plus puissantes analogies. En effet
un tel parallélisme dans les réactions de deux corps et dans
celles de leurs composés, joint à l’identité de leurs poids atomiques,
n’est pas sans exemple dans la science : en particulier,
il n’est pas rare de le rencontrer dans l’étude des
principes organiques, tels que les carbures d’hydrogène, les essences
de térébenthine et de citron, par exemple ; ou bien encore
les acides tartrique et paratartrique. Ces deux essences, ces
deux acides sont formés des mêmes éléments, unis dans les mêmes
proportions et avec la même condensation, mais pourtant avec
un arrangement différent. En outre, les deux carbures, les deux
acides sont susceptibles d’engendrer des combinaisons parallèles
: c’est là ce que nous appelons des corps isomères. Or
le nickel et le cobalt se comportent précisément de la même manière.
Il est certainement étrange de trouver un semblable rapprochement
entre des principes composés, tels que des carbures ou
les acides, et ces deux métaux, ces deux
corps réputés simples : comme si les deux prétendus corps simples
étaient formés, eux aussi, par les arrangements différents
de certaines matières élémentaires, plus simples qu' eux-mêmes.
L’or, le platine et l’iridium, autres métaux qui constituent
un même groupe, offrent un rapprochement numérique pareil,
quoique moins étroit dans leurs dérivés, que celui du cobalt
et du nickel. Dans les cas de ce genre, il semble, je le répète,
que l’on ait affaire à de certaines matières fondamentales,
identiques quant à leur nature, mais diversifiées quant
au détail de leurs arrangements intérieurs et de leurs manifestations.
Néanmoins, pour être fidèle aux règles de la saine
méthode scientifique, il importe d’ajouter aussitôt que jusqu’ici
les chimistes n’ont jamais pu changer, par aucun procédé,
ni le cobalt en nickel, ni l’or en platine ou en iridium.
Poursuivons ces rapprochements : ils s’étendent plus loin.
En effet, à côté des éléments isomères viennent se ranger d’autres
éléments, dont les poids atomiques ne sont pas identiques,
mais liés dans un même groupe par des relations numériques
simples, et multiples les uns des autres. L’oxygène, par
exemple, peut être comparé au soufre, dans les combinaisons de
ces deux éléments avec l’hydrogène et avec les métaux. L’eau et
l’hydrogène sulfuré, les oxydes et les sulfures constituent deux
séries de composés parallèles. Le soufre peut même être rapproché
plus strictement encore du sélénium et du tellure : ce sont
là des éléments comparables, formant, je le répète, des combinaisons
parallèles avec l’hydrogène, avec les métaux et même avec l' oxygène
et la plupart des autres éléments. Or, l’analogie chimique
de ces éléments se retrouve dans la comparaison numérique
de leurs poids atomiques : le poids atomique du soufre est sensiblement
double de l’oxygène ; celui du sélénium en est presque
quintuple, et celui du tellure est huit fois aussi considérable
que celui de l’oxygène, c’est-à-dire quadruple de celui
du soufre. Ici encore nous retrouvons des analogies remarquables
dans l’étude des combinaisons des carbures d' hydrogène.
Ces poids atomiques d’éléments multiples les uns des autres
rappellent les corps polymères , c’est-à-dire les composés
condensés de la chimie organique. On connaît en effet des
carbures d’hydrogène, formés des mêmes éléments unis dans la même
proportion relative, mais tels que leurs poids moléculaires et
leurs densités gazeuses soient multiples les uns des autres. La
benzine et l’acétylène, par exemple, sont des carbures d' hydrogène
de cet ordre : ils sont formés tous deux par l' association
d’une partie en poids d’hydrogène avec six parties de
carbone. Mais la vapeur de la benzine, sous le même volume, est
trois fois aussi lourde que celle de l’acétylène. Ce n’est pas
tout : la benzine dérive de l’acétylène, par une condensation
directe : elle en est le polymère. Réciproquement, nous
savons transformer par expérience ces composés polymères dans
un sens inverse, revenir du carbure condensé à son générateur
; nous savons transformer notamment la benzine en acétylène,
par la chaleur et par l’électricité. Cette ressemblance
entre les carbures polymères et les
corps simples à poids atomiques multiples suggère aussitôt l' espérance
de transformations du même ordre. Si nous modifions les carbures
d’hydrogène, pourquoi ne pourrions-nous pas modifier aussi
les corps simples qui offrent des relations numériques analogues
? Pourquoi ne pourrions-nous pas former le soufre avec l’oxygène,
former le sélénium et le tellure avec le soufre, par des
procédés de condensation convenables ? Pourquoi le tellure, le
sélénium ne pourraient-ils pas être changés inversement en soufre,
et celui-ci à son tour métamorphosé en oxygène ? Rien, en effet,
ne s’y oppose a priori : toute fois, et la chose est essentielle,
l’épreuve expérimentale, souvent essayée, a échoué jusqu’à
présent. Ce critérium est empirique, dira-t-on ; il ne repose
sur aucune démonstration nécessaire et dès lors son caractère
est purement provisoire. Sans doute ; mais il en est ainsi
de la plupart de nos lois, sinon même de toutes. L' expérience
réalisée est le seul critérium certain de la science moderne
: c’est la seule barrière qui nous garantisse contre le retour
des rêveries mystiques d’autrefois. On peut cependant pousser
plus loin la démonstration : car il existe une différence positive
et fondamentale entre la constitution physique des carbures
polymères, ou radicaux composés de la chimie organique, et
celle des éléments proprement dits, ou radicaux véritables de la
chimie minérale : cette différence est fondée sur les observations
des physiciens relatives aux chaleurs spécifiques. D’après
leurs mesures, la quantité de chaleur nécessaire pour produire
un même effet, une même variation de température, sur
les carbures d’hydrogène, croît
proportionnellement à leur poids moléculaire. Pour la benzine
gazeuse, par exemple, il faut trois fois autant de chaleur
que pour l’acétylène, pris sous le même volume. Or, le contraire
arrive pour les corps simples multiples les uns des autres
: lorsqu’on les prend sous le même volume gazeux, ou plus généralement
sous leurs poids moléculaires respectifs, la quantité
de chaleur qui produit une même variation de température dans
les corps simples véritables demeure exactement la même. Par exemple,
un litre d’hydrogène et un litre d’azote absorbent la même
quantité de chaleur : identité d’autant plus frappante que le
poids du second gaz est quatorze fois aussi considérable que celui
du premier. Le travail de la chaleur est donc bien différent
dans les deux cas, suivant qu’il s’agit des corps simples
et des corps composés, et il établit une diversité essentielle
entre les vrais éléments chimiques, tels que nous les connaissons
aujourd’hui, et les polymères effectifs, c’est-à- dire
les corps obtenus par la condensation expérimentale d’un même
radical composé. Assurément il y a là quelque chose d’un ordre
tout particulier ; il existe une propriété fondamentale, tenant
à la constitution mécanique des dernières particules des corps,
qui différencie nos éléments présents des corps composés proprement
dits : c’est là une distinction dont nous n’avons pas
encore sondé toute la profondeur. 6-les
familles naturelles des éléments. Cependant
il existe une autre
notion, connexe avec la précédente et non moins remarquable, qui
concourt à entretenir nos espérances sur la génération synthétique
des éléments : c’est leur classification en familles naturelles,
classification tentée d’abord par Ampère, précisée par
Dumas, et qui a pris une importance croissante dans ces dernières
années. Citons d’abord un exemple très caractéristique, je
veux parler de la famille des chloroïdes : elle comprend trois
termes indubitables : le chlore, le brome, l’iode. Ces trois
éléments, par leurs combinaisons avec les métaux et les autres
corps, forment trois séries de composés parallèles, symétriques
dans leurs formules et qui offrent souvent le même volume
moléculaire et la même forme cristalline. Au point de vue chimique,
rien n’est plus semblable à l’acide chlorhydrique, que
les acides bromhydrique et iodhydrique : ce sont trois acides puissants,
engendrés pareillement par l’union à volumes égaux des
gaz simples qui les composent. Le chlorure, le bromure, l' iodure
de potassium, sont aussi extrêmement analogues, cristallisés
dans le même système, etc. Les propriétés physiques de
ces trois éléments sont tantôt les mêmes, et tantôt elles varient
d’une façon régulière. Pour n’en citer qu’une seule et des
plus apparentes, je rappellerai que le chlore est jaune et gazeux,
le brome rouge et liquide, l’iode violet et solide. Or,
les poids moléculaires, c’est-à-dire les condensations de matière
sous la forme gazeuse, vont en croissant de l’un à l' autre
de ces trois éléments. En effet leurs équivalents ou poids atomiques
respectifs, poids proportionnels aux condensations gazeuses,
sont égaux à 35, 5 pour le chlore, à 80 pour le brome,
à 127 pour l’iode. Non seulement les poids croissent ainsi
par degrés ; mais ces degrés offrent une certaine régularité
: l’équivalen t ou poids atomique du brome étant à peu
près la moyenne entre ceux du chlore et de l’iode. Le groupe entier
constitue ce que l’on a appelé une triade. Des remarques analogues
ont été faites pour d’autres groupes d’éléments : par exemple,
pour la famille des sulfuroïdes , constituée par l' oxygène,
le soufre, le sélénium et le tellure, éléments dont les équivalents
ou poids atomiques sont à peu près multiples d’une même
unité. Ces éléments s’unissent avec l’hydrogène, en formant
des composés gazeux, composés acides pour les trois derniers,
et, dans tous les cas, renfermant leur propre volume d' hydrogène.
Ces éléments se combinent pareillement aux métaux. Le groupe
formé par l’azote, le phosphore, l’arsenic et l' antimoine
constitue une troisième famille, non moins caractérisée ,
celle des azotoïdes , dont les composés hydrogénés
sont aussi
des gaz, mais contiennent une fois et demie leur volume d' hydrogène.
Les poids atomiques croissent aussi suivant une progression
régulière. C’est ainsi que l’on a été conduit à une véritable
classification, assemblant les corps simples suivant des principes
de similitude pareils à ceux que les naturalistes invoquent
dans l’étude des trois règnes de la nature. Cette classification
semble même plus étroite en chimie, parce que les analogies
générales, toujours un peu élastiques en histoire naturelle,
sont corroborées ici par la comparaison des nombres absolus
qui représentent les poids moléculaires : comme si chaque famille
d’éléments était engendrée en vertu d’une loi génératrice
commune. Avant d’aller plus loin, je dois dire que je
développe ces rapprochements numériques et cette notion de la génération
des éléments, en prenant soin de leur conserver toute leur
force et sans les affaiblir en rien. Cependant, ce serait tromper
le lecteur que de ne pas l’avertir que le doute s’élève ,
lorsqu’on précise tout à fait. En réalité, les rapprochements sur
lesquels reposent de telles espérances ne sont pas d’une rigueur
absolue, mais seulement approximatifs. Ce sont donc là des
à peu près, plutôt que des démonstrations ; ce sont des lueurs
singulières, peut-être réelles et de nature à nous éclairer
sur la constitution véritable de nos corps simples ; mais
peut-être aussi sont-elles trompeuses, peut-être résultent- elles
uniquement du jeu équivoque des combinaisons numériques. En somme,
je pense qu’il est permis d’y voir, sans sortir d’une sage
réserve, l’indice de quelque loi de la nature, masquée par des
perturbations secondaires qui sont restées jusqu’ici inexpliquées
: à mon avis, ce genre de rapprochements ne doit pas être
écarté. Mais, je le répète, il serait périlleux de s’y attacher
trop fortement et de les regarder comme définitivement acquis.
L’histoire des sciences prouve que l’esprit humain, une fois
qu’il accepte l’à peu près comme une démonstration, dans les
théories positives des phénomènes naturels et surtout dans les
combinaisons numériques, dérive bien vite vers les fantaisies arbitraires
de l’imagination. 7-les séries périodiques. Un pas de
plus a été franchi dans cette voie ; une tentative hardie, touchant
peut-être à la chimère, a été faite pour construire des séries
numériques, qui comprennent tous les corps simples actuels dans
leur réseau et qui prétendent même embrasser tous les corps simples
susceptibles d’être découverts dans l’avenir. Je veux parler
des séries périodiques parallèles , ou pour employer un langage
plus franc et plus précis, des progressions arithmétiques ,
suivant lesquelles M Chancourtois d’abord, puis Mm Newlands,
Lothar Meyer et Mendeleef ont cherché de nos jours à
grouper tous les nombres qui expriment les poids atomiques de nos
éléments, ou des corps prétendus tels. C’est encore par l' étude
des séries de la chimie organique que l’on a été conduit à de
telles progressions arithmétiques. La chimie organique, en effet,
est coordonnée autour d’un certain nombre de grandes séries
de corps, liés les uns aux autres dans chaque série par des
lois précises ; je dis liés non seulement par
leur formule et leurs propriétés, mais aussi par leur génération
effective. Les corps compris dans chacune de ces séries
peuvent être formés au moyen d’un seul carbure d' hydrogène
fondamental ; les autres termes en dérivent méthodiquement,
par des additions ou des substitutions successives
d’éléments. Le système des dérivés d’un carbure rappelle,
et même avec plus de richesse, le système des dérivés d’un
métal simple en chimie minérale. Il y a plus : ici intervient
une nouvelle donnée. Les carbures fondamentaux ne sont pas
des êtres isolés et indépendants les uns des autres. En fait, ils
peuvent être rangés à leur tour par groupes réguliers, ou séries
dites homologues, séries dont les termes semblables diffèrent
deux à deux par des éléments constants en nature, en nombre,
et par conséquent en poids : la différence numérique invariable
de ces poids égale généralement 14. Ces relations générales
sont certaines en chimie organique. Elles coordonnent, non
seulement les formules, mais aussi les propriétés physiques et
chimiques des carbures d’hydrogène et de leurs dérivés. Dès lors
c’était une idée toute naturelle, et qui a dû se présenter à
plus d’un esprit, que celle de distribuer l’ensemble des éléments
minéraux suivant un principe de classification analogue, et
fondé de même sur un système de différences constantes. Telle est,
en effet, la base des séries dites périodiques. On dresse aujourd’hui
en chimie minérale des tableaux semblables à ceux de la
chimie organique ; on y assemble les éléments, métaux et métalloïdes,
comme les carbures d’hydrogène. Il y a pourtant cette différence ,
que les groupes des carbures d’hydrogène sont construits a posteriori
et d’après les expériences synthétiques et positives
de la chimie organique ; tandis que les nouveaux groupes
d’éléments minéraux sont formés a priori et par voie purement
hypothétique. Quoiqu’il en soit, une sorte de table à deux
entrées a été construite : elle comprend tous nos éléments connus,
classés selon certaines progressions arithmétiques. Les familles
naturelles des éléments, telles qu’elles ont été définies
plus haut, font la base de cette classification. Rappelons
d’abord la famille des chloroïdes : elle comprend
le chlore,
le brome, l’iode, auxquels on a adjoint le fluor, premier
terme un peu divergent. En fait, les différences numériques
entre les poids atomiques de ces quatre éléments sont représentées
par les chiffres suivants : 16, 5 ; 44, 5 et 47.
Ces trois différences constituent à peu près une progression, dont
la raison serait le nombre 16, ou bien le nombre 15. De même
la famille des sulfuroïdes, laquelle comprend
l’oxygène, le soufre,
le sélénium et le tellure, offre les trois différences que
voici entre les poids atomiques de ses termes successifs : 16 ;
47, 6 ; 47, 8 ; nombres à très peu près multiples de 16 :
c’est la même raison que tout à l’heure. Le lithium, représenté
par 7, le sodium par 23, le potassium par 39, 1,
forment un troisième groupe d’éléments, tous éléments métalliques
cette fois : on y retrouve la même différence ou raison approximative, égale
et 16.
Venons à la famille des azotoïdes, tels que l’azote représenté
par 14, le phosphore par 31, l’arsenic par 75, l’antimoine
par 120. La raison de la progression serait ici comprise
entre 15 et 17, c’est-à-dire à peu près la même, quoique
toujours avec des écarts notables dans sa valeur absolue. Je
dis à peu près, et c’est cet à peu près perpétuel qui jette une
ombre sur tout le système. Mais poursuivons-en le résumé, en nous
plaçant à un nouveau point de vue. La première famille, celle
des chloroïdes, comprend des éléments caractérisés
par une propriété
chimique commune, qui domine toutes leurs combinaisons : ce
sont des corps monovalents , capables de se combiner de préférence
à volumes gazeux égaux, c’est-à-dire à poids atomiques
égaux, avec l’hydrogène et avec les métaux. Au contraire
la seconde famille, celle des sulfuroïdes, oxygène, soufre
et analogues, contient surtout des corps bivalents , se combinant
dans l’état gazeux avec un volume d’hydrogène double du
leur, et, d’une manière plus générale, suivant des rapports de
poids atomiques doubles. à son tour, la famille qui renferme l’azote,
le phosphore et les éléments analogues est trivalente ;
chacun de ces éléments, pris sous son poids atomique respectif,
se combine avec trois atomes d’hydrogène ou des autres
éléments. Enfin, l’on distingue une autre série quadrivalente
, formée par le carbone, le silicium, l’étain, etc. Ces
quatre séries, caractérisées par les rapports de leurs combinaisons,
embrassent une multitude de composés connus. Elles rappellent
certains groupes généraux de carbures d’hydrogène. En effet,
les uns de ceux-ci, tels que l’éthylène, pris sous la forme
gazeuse, sont susceptibles de se combiner avec un volume égal
d’hydrogène, de chlore et des autres éléments. D’autres carbures,
tels que l’acétylène, sont aptes à se combiner de préférence
avec un volume gazeux d’hydrogène, de chlore, etc., double
du leur. D’autres carbures s’unissent avec un volume triple,
ou quadruple des gaz élémentaires et spécialement d' hydrogène,
etc. Or, si l’on compare entre eux les carbures d' hydrogène
monovalents, bivalents, trivalents, on reconnaît qu’on peut
les grouper d’une façon très simple, en les rangeant par classes
telles, que dans une classe de carbures renfermant le même
nombre d’atomes de carbone, les carbures consécutifs diffèrent
les uns des autres par deux équivalents d’hydrogène et ,
par conséquent, par des poids atomiques croissant de 2 en 2 unités.
Cette différence constante entre les termes primordiaux des
diverses séries se retrouve nécessairement entre les termes suivants,
c’est-à-dire entre les termes des séries homologues comparés
entre eux. Les carbures les plus légers par leur poids atomique,
dans chaque classe renfermant un nombre donné d’atomes de
carbone, sont en même temps les moins saturés, ceux dont la valence
est la plus considérable ; car la valence croît proportionnellement
au nombre d’atomes d’hydrogène unis avec une
même quantité de carbone. Ces rapprochements numériques, cette
classification dominent
toute la chimie organique et ils reposent sur l' expérience.
Or, chose étrange ! Si l’on compare les termes primordiaux
de chacune des familles minérales, caractérisées par des
valences distinctes ; si l’on compare entre eux, par exemple ,
les quatre éléments suivants : le carbone quadrivalent et représenté
par un poids atomique égal à 12 ; l’azote trivalent et représenté
par le poids atomique 14 ; l’oxygène bivalent et représenté
par 16 ; enfin le fluor monovalent et représenté par 19 ;
on remarque aussitôt que ces nombres diffèrent entre eux par
des valeurs numériques progressivement croissantes, telles que
2, 2 et 3 : soit en moyenne 2, différence qui est aussi celle
des carbures d’hydrogène de valence inégale. Cette différence
constante des termes primordiaux se retrouve donc entre
les termes corrélatifs des diverses familles d’éléments, en
chimie minérale, aussi bien qu’entre les carbures correspondant
des familles homologues, en chimie organique. Ce n' est
pas tout. La famille du lithium, qui part du nombre 7, et quelques
autres, un peu artificielles peut-être, telles que celle du
glucinium, qui part du nombre 9, et celle du bore, qui part du
nombre 11, fournissent autant de chefs de file complémentaires,
dont les poids atomiques croissent par 2 unités,
et achèvent de combler les vides subsistant entre les multiples
successifs du nombre 16, raison commune de toutes les progressions
dans l’intérieur de chaque famille d’éléments. Nous
avons ainsi deux progressions fondamentales : d’une part, la
grande progression, dont les termes croissent
comme les multiples de 16, et qui est applicable aux corps
particuliers compris dans chacune des familles ; et, d' autre
part, la petite progression, croissant suivant les multiples
de 2, et qui est applicable aux familles elles-mêmes, comparées
entre elles dans leurs termes correspondants. En combinant
ces deux progressions, on construit un tableau théorique,
qui renferme l’ensemble des poids atomiques des corps simples,
répartis sur la série des nombres entiers, jusqu’à la limite
des poids atomiques les plus élevés. Tel est le système : je
l’ai présenté dans son ensemble, avec les artifices ingénieux de
ses arrangements. Cependant, en réalité, les poids atomiques des
éléments des quatre familles fondamentales, comprenant environ
quinze éléments, sont les seuls qui se trouvent coordonnés
suivant des relations tout à fait vraisemblables. On peut
disposer encore de même certaines séries de métaux, telles que
le groupe formé par le lithium, le sodium, le potassium. Cela fait,
il restait plus de la moitié des éléments connus, qui demeuraient
en dehors de tout rapprochement précis. Les auteurs du
système n’ont pas hésité à les grouper aussi, de façon à les ranger,
chacun à sa place, dans leur tableau. Mais il est facile pour
tout esprit non prévenu de reconnaître que ce dernier groupement
repose sur des comparaisons purement numériques, et qui
sont loin d’avoir la même solidité que les précédentes, si même
elles ne sont tout à fait arbitraires. Quoi qu’il en soit, les
rapprochements que le système des séries périodiques opère ne se
bornent pas là. On sait en effet qu’il existe entre les poids atomiques
des corps, leurs volumes atomiques et leurs différentes propriétés physiques
et chimiques, certaines relations générales. Ces relations
ont été établies depuis longtemps en chimie et antérieurement
à toute disposition des éléments en séries parallèles
: elles n’en dépendent en rien, car elles résultent de
la valeur absolue des poids atomiques, et non de leurs différences
périodiques. Cependant, comme ces relations sont la conséquence
immédiate des poids atomiques, les rapprochements établis
entre ceux-ci se retrouvent, par un contre-coup nécessaire,
entre leurs volumes atomiques et entre toutes les autres
propriétés corrélatives de la masse chimique des éléments. De
telle sorte que le tableau des séries parallèles, une fois établi,
comprend en même temps les propriétés physiques fondamentales
des éléments : comme le ferait d’ailleurs tout groupement,
quel qu’il fût, des mêmes éléments. Cette circonstance
augmente la commodité du nouveau tableau ; quoiqu' elle
n’apporte aucune démonstration nouvelle à l’existence des séries
périodiques : il faut se garder à cet égard de toute illusion.
Mais passons outre et examinons les prévisions déduites de
la nouvelle classification. C’est ici surtout que le système devient
intéressant. On remarquera que dans les progressions arithmétiques
qui comprennent chaque famille d’éléments, il manque
certains termes. Entre le soufre, 32, et le sélénium, 79
(c’est-à-dire à peu près 80), il devrait exister deux termes
intermédiaires, tels que 48 et 64. De même entre le sélénium,
79, et le tellure, 128, il manque 2 termes : 96 et 112. Il
est clair que ce doivent être là des éléments
inconnus et qu’il convient de rechercher. Mais comme le nombre
en eût été trop grand, les auteurs du système, empressés à combler
les vides de chaque famille, y ont d’abord intercalé des éléments
déjà connus, quoique manifestement étrangers à la famille,
tels que le molybdène, 96, inséré entre le sélénium et le
tellure ; le tungstène et l’uranium, ajoutés pareillement à la
suite. à la série du lithium, 7, ils ont également ajouté en tête
l’hydrogène, 1, et à la fin le cuivre, 63, puis l' argent,
108, et l’or, 197. Tout ceci touche à la fantaisie. De
même, entre le chlore et le brome, entre le brome et l’iode, il
manque certains termes des progressions arithmétiques fondamentales
: ce sont encore là des éléments hypothétiques et à découvrir.
Observons ici que leurs propriétés ne sont pas indéterminées.
En effet, les propriétés physiques ou chimiques d' un
élément inconnu, ou du moins certaines d’entre elles peuvent être
prévues et même calculées a priori , dès que l’on donne le
poids atomique, et mieux encore la famille, c’est-à-dire les analogies.
Mais cette prévision, comme il a été dit plus haut, n' est
pas une conséquence de la théorie des séries périodiques ; elle
résulte purement et simplement des lois et des analogies anciennement
connues, lesquelles sont indépendantes du nouveau système.
Quoi qu’il en soit, le tableau hypothétique que je viens
de décrire, tableau qui comprend tous les corps simples connus
et tous les corps simples possibles, a quelque
chose de séduisant et qui entraîne beaucoup d’esprits. Nous
l’avons exposé dans toute sa netteté : mais le moment est venu
de présenter certaines réserves. En effet, il est impossible de
ne pas signaler à l’attention du critique et du philosophe l' artifice
commode, à l’aide duquel les auteurs du système sont parvenus
à y comprendre non seulement tous les corps connus, mais même
tous les corps possibles. Cet artifice consiste à former leur
tableau avec des termes qui ne diffèrent pas en définitive de
plus de deux unités, termes assez resserrés pour que nul corps nouveau,
quel qu’il soit, ne puisse tomber en dehors des mailles du
filet. La chose est d’autant plus assurée que les différences périodiques,
ou raisons de la progression, comportent souvent dans
leurs applications aux poids atomiques connus des variations de 1
à 2 unités. On voit qu’il ne s’agit même plus ici de ces fractions
d’unité, qui séparaient les uns des autres les multiples
de l’hydrogène, et qui ont été objectées à l' hypothèse
de Prout et de Dumas ; mais nous rencontrons des écarts
bien plus grands, dont aucune explication théorique n’a été
donnée, écarts dont l’existence ôte aux nouveaux rapprochements
une grande partie de leur valeur philosophique. En tolérant
de tels écarts, et en multipliant suffisamment les termes
réels ou supposés des comparaisons, il sera toujours facile
aux partisans d’un système, quel qu’il soit, de se déclarer
satisfaits. Sans exclure absolument de pareilles conceptions,
on doit éviter d’attacher une valeur scientifique trop
grande à des cadres si élastiques ; on doit surtout se garder de leur
attribuer les découvertes passées ou futures, auxquelles ils ne
conduisent point en réalité d’une manière précise et nécessaire.
En fait et pour être sincères, nous devons dire qu' en
dehors des anciennes familles naturelles d’éléments, reconnues
depuis longtemps, ce ne sont guère là que des assemblages
artificiels. Le système des séries périodiques, pas plus
que le système des multiples de l’hydrogène, n’a fourni jusqu’ici
aucune règle certaine et définie pour découvrir soit les
corps simples trouvés dans ces dernières années, soit ceux que
nous ne connaissons pas encore. Aucun de ces systèmes n’a fourni
davantage une méthode positive, qui permette d’entrevoir, même
de très loin, la formation synthétique de nos éléments ; ou qui
mette sur la voie des expériences par lesquelles on pourrait essayer
d’y atteindre. De grandes illusions se sont élevées à cet
égard. Ce n’est pas que de tels systèmes ne soient utiles dans
la science ; ils servent à exciter et à soutenir l' imagination
des chercheurs. Ceux-ci se résignent difficilement à rester
sur le pur terrain expérimental et ils sont poussés dans la
région des constructions et des théories, par ce besoin d' unité
et de causalité, inhérent à l’esprit humain. Aussi serait- il
trop dur, et inutile d’ailleurs, de vouloir proscrire toute tentative
de ce genre. Mais, quelle que soit la séduction exercée par
ces rêves, il faudrait se garder d’y voir les lois fondamentales
de notre science et la base de sa certitude, sous peine
de retomber dans un enthousiasme mystique pareil à celui des
alchimistes. De
telles conceptions sont d’ailleurs trop étroites et il convient
de s’élever plus haut. Au fond, ceux qui invoquent les multiples
de l’hydrogène et les séries périodiques rattachent tout
à la conception de certains atomes, plus petits à la vérité que
ceux des corps réputés simples. Or, s’il venait à être démontré
que les équivalents des corps simples actuels sont rigoureusement
multiples les uns des autres, ou plus généralement ,
multiples de certains nombres formant la raison de progressions arithmétiques
déterminées ; il en résulterait cette conclusion probable
que les corps simples actuels représentent les états inégaux
de condensation d’une même matière fondamentale. Cette façon
de concevoir les choses n’a rien qui puisse répugner à un chimiste,
versé dans l’étude de sa science. On pourrait même invoquer
à cet égard des faits connus de tous, et qui ne sont pas sans
quelque analogie. Tels sont les états multiples du carbone, élément
qui se manifeste à l’état libre sous les formes les plus diverses
et qui engendre plusieurs séries de composés, correspondant
dans une certaine mesure à chacun de ses états fondamentaux
; au même titre que les composés d’un élément ordinaire
correspondent à cet élément même. Le carbone représente en
quelque sorte le générateur commun de toute une famille d' éléments,
différents par leur condensation : c’est d’ailleurs à la
même conclusion que nous avait déjà conduit l’étude des carbures
d’hydrogène. On pourrait objecter que les diversités de propriétés
du carbone ne vont pas aussi loin que les diversités des
éléments compris dans une même famille, celle des chloroïdes ou celle des sulfuroïdes, par
exemple. En effet, le soufre,
le sélénium ne reproduisent jamais les mêmes composés, en s’unissant
avec l’oxygène, l’hydrogène ou l’azote ; et ils ne peuvent
être régénérés par les condensations du plus simple d' entre
eux. Tandis que toutes les formes du carbone, quelle qu’en soit
la variété, représentent réellement les états inégalement condensés
d’un même élément : toutes ces formes dérivent du carbone
gazeux, état primordial, le moins condensé de tous, et dont
l’analyse spectrale révèle l’existence momentanée à une très
haute température. Cependant, peut-être est-ce là une simple différence
de degré dans la facilité des métamorphoses. En somme, le
carbone, envisagé sous ses états et ses degrés de condensation ,
équivaut à lui seul à une classe entière de corps simples. L' oxygène,
le soufre, le sélénium, le tellure pourraient représenter
au même titre, les états divers d’un élément commun. Il y
a plus : l’ozone, corps doué de propriétés spécifiques très singulières
et comparables à celles d’un véritable élément, a été
réellement formé au moyen de l’oxygène : son existence autorise
jusqu’à un certain point les conjectures précédentes. Peut être
en est-il aussi de même de certains groupes de métaux : chacun
d’eux répondant par lui-même et par la série particulière de
ses combinaisons à quelqu’un de ces états du carbone, qui engendrent
des séries correspondantes de dérivés. Il y a cette différence
toutefois, je
le répète, que les états divers du carbone peuvent être tous ramenés
à certains composés identiques, tels que l’acide carbonique,
l’acétylène ou le formène ; tandis que le soufre, le sélénium,
les métaux, sont demeurés irréductibles dans leurs combinaisons.
8 la matière première une et multiforme. Jusqu' ici
nous avons raisonné comme si les éléments actuels étaient nécessairement
formés par la condensation d’un élément plus simple,
tel que l’hydrogène ou tout autre élément réellement existant
et isolable, dont les propriétés individuelles seraient la
source de celles de ses combinaisons. Mais ce n’est pas là la seule
manière de comprendre la constitution de nos corps simples : il
importe d’étendre à cet égard nos idées, et d’exposer une conception
philosophique plus générale. L’identité fondamentale de
la matière contenue dans nos éléments actuels et la possibilité
de transmuter les uns dans les autres les corps réputés
simples, pourraient être admises comme des hypothèses vraisemblables,
sans qu’il en résultât la nécessité d’une matière
unique réellement isolable, c’est-à-dire existant d’une façon
propre. L’une des hypothèses n’entraîne pas l’autre comme
conséquence forcée, contrairement à ce que l’on a pensé jusqu’ici.
Ceci mérite une attention toute particulière. En effet,
en admettant l’unité de la matière comme établie, on conçoit
que cette matière une soit susceptible d’un
certain nombre d’états d’équilibre stable, en dehors desquels
elle ne saurait se manifester. L’ensemble de ces états stables
renfermerait les corps simples aujourd’hui connus, les corps
simples que l’on pourra découvrir un jour, et même former synthétiquement
; en supposant que l’on arrive jamais à en découvrir
la loi génératrice. Mais on a toujours raisonné en assimilant
ces états multiples d’équilibre de la matière à nos corps
composés actuels, formés par l’addition d’éléments plus simples.
Or, on peut concevoir les choses tout autrement. Il est possible
que les états divers d’équilibre, sous lesquels se manifeste
la matière fondamentale, ne soient ni des édifices composés
par l’addition d’éléments différents, ni des édifices composés
par l’addition d’éléments identiques, mais inégalement condensés.
Il ne paraît pas nécessaire, en un mot, que tous ces édifices
moléculaires représentent les multiples entiers d’un petit
nombre d’unités pondérales élémentaires. On peut tout aussi
bien imaginer que de tels édifices offrent, les uns par rapport
aux autres, des relations génératrices d’un autre ordre :
telles, par exemple, que les relations existant entre les symboles
géométriques des diverses racines d’une équation ; ou plus
généralement, entre les valeurs multiples d’une même fonction,
définie par l’analyse mathématique. La matière fondamentale
représenterait alors la fonction génératrice, et les corps
simples en seraient les valeurs déterminées. Dans cette hypothèse,
plus compréhensive que celles que l’on formule d' ordinaire
sur la constitution de la matière ; dans cet ordre d’idées, dis-je,
un corps réputé simple pourrait être détruit, mais non décomposé suivant le
sens ordinaire
du mot. Au moment de sa destruction, le corps simple se transformerait
subitement en un ou plusieurs autres corps simples ,
identiques ou analogues aux éléments actuels. Mais les poids atomiques
des nouveaux éléments pourraient n’offrir aucune relation
commensurable avec le poids atomique du corps primitif, qui
les aurait produits par sa métamorphose. Il y a plus : en opérant
dans des conditions diverses, on pourrait voir apparaître tantôt
un système, tantôt un autre système de corps simples, développés
par la transformation du même élément. Seul, le poids absolu
demeurerait invariable, dans la suite des transmutations. D’après
cette manière de voir, les corps qui résulteraient de la métamorphose
de l’un quelconque de nos éléments actuels ne devraient
pas être envisagés comme des corps simples par rapport à
lui ; je dis à un titre supérieur à l’élément qui les aurait engendrés.
Car ils pourraient, eux aussi, être détruits et transformés
en un ou plusieurs autres corps, toujours de l’ordre de
nos éléments présents. Au nombre de ces éléments de nouvelle formation,
on pourrait même voir reparaître le corps primitif, qui
aurait donné lieu à la première métamorphose. Il ne s' agirait
donc plus ici de compositions et de décompositions, comparables
à celles que nous réalisons continuellement dans nos opérations.
La notion d’une matière au fond identique, quoique multiforme
dans ses apparences, et telle qu’aucune de
ses manifestations ne puisse être regardée comme le point de départ
nécessaire de toutes les autres, rappelle à quelques égards
les idées des anciens alchimistes. Elle offrirait cet avantage
d’établir une ligne de démarcation tranchée entre la constitution
de nos éléments présents et celle de leurs combinaisons
connues. Elle rendrait compte de la différence qui existe
entre la chaleur spécifique des éléments actuels et celle des
corps composés et carbures polymères (voir P 297). Elle se concilierait
d’ailleurs parfaitement avec les hypothèses dynamiques
que l’on énonce aujourd’hui sur la constitution de la
matière. Les divers corps simples, en effet, pourraient être constitués
tous par une même matière, distinguée seulement par la nature
des mouvements qui les animent. La transmutation d’un élément
ne serait alors autre chose que la transformation des mouvements
qui répondent à l’existence de cet élément et qui lui communiquent
ses propriétés particulières, dans les mouvements spécifiques
correspondants à l’existence d’un autre élément. Or , si
nous acceptons cette manière de voir, nous n’apercevons plus
aucune relation nécessaire de multiplicité équivalente entre les
nombres qui caractérisent le mouvement primitif et ceux qui caractérisent
le mouvement transformé. Cette conception, que j' ai
développée devant la société chimique de Paris en 1863, ne recourt,
en définitive, pour expliquer l’existence des éléments chimiques,
qu’à celle de nos corps simples actuels et des corps du
même ordre, ramenés en quelque sorte à la notion de matière première. 9 la
matière pondérable et le fluide éthéré. D’autres veulent préciser
davantage. Par une imagination fort plausible, mais dont le
caractère contradictoire avec la théorie atomique véritable a été
parfois méconnu, ils envisagent les particules prétendues atomiques
de nos éléments comme les agrégats complexes d’une matière
plus subtile, le fluide éthéré ; agrégats constitués par des
tourbillons de ce fluide, sorte de toupies en rotation, douées
d’un mouvement permanent et indestructible. On voit que l’atome
des chimistes, la base en apparence la plus solide et la plus
démontrée de notre science, s’évanouit complètement. Si nous
ajoutons que chacun de ces tourbillons se fait et se défait sans
cesse, c’est-à-dire que la matière même contenue dans chacun
des tourbillons demeure fixe par sa quantité, mais non par sa
substance, nous retournons tout à fait aux idées d’Héraclite .
C’est ainsi que, dans la philosophie scientifique de nos jours , la
permanence apparente de la matière tend à être remplacée par la
permanence de la masse et de l’énergie. Un seul être ferme subsisterait
alors, comme support ultime des choses, c’est le fluide
éthéré. Le fluide éthéré joue ici le rôle du mercure des philosophes
; mais il est difficile de ne pas s’apercevoir que son
existence réelle n’est pas mieux établie et qu’elle n’est guères
moins éloignée des faits visibles et démontrables,
sur lesquels roulent nos observations. C’est là aussi
un symbole, une fiction destinée à satisfaire l' imagination.
Les fluides électrique, magnétique, calorifique, lumineux,
que l’on admettait au commencement de ce siècle comme supports
de l’électricité, du magnétisme, de la chaleur et de la lumière,
n’ont certes pas, aux yeux des physiciens de nos jours, plus
de réalité que les quatre éléments, eau et terre, air et feu ,
inventés autrefois, au temps des ioniens et au temps de Platon ,
pour correspondre à la liquidité et à la solidité, à la volatilité
et à la combustion. Ces fluides supposés ont même eu dans
l’histoire de la science une existence plus brève que les quatre
éléments : ils ont disparu en moins d’un siècle et ils se sont
réduits à un seul, l’éther, auquel on attribue des propriétés
imaginaires et parfois contradictoires. Mais déjà l' atome
des chimistes, l’éther des physiciens semblent disparaître à
leur tour, par suite des conceptions nouvelles qui tentent de tout
expliquer par les seuls phénomènes du mouvement. Toutes ces théories
d’atomes, d’éléments, de fluides naissent d’une inclination
invincible de l’esprit humain vers le dogmatisme. La plupart
des hommes ne supportent pas de demeurer suspendus dans le
doute et l’ignorance ; ils ont besoin de se forger des croyances,
des systèmes absolus, en science comme en morale. Dans les
matières où elle n’a pas réussi à établir des lois, c’est-à -dire
des relations certaines et invariables entre les phénomènes ,
l’intelligence procède par analogies, et elle tourne dans un cercle
d’imaginations abstraites qui ne varient guère. Assurément,
je le répète, nul
ne peut affirmer que la fabrication des corps réputés simples soit
impossible a priori . Mais c’est là une question de fait et
d’expérience. Si jamais on parvient à former des corps simples,
au sens actuel, cette découverte conduira à des lois nouvelles,
relations nécessaires que l’on expliquera aussitôt par
de nouvelles hypothèses. Alors nos théories présentes sur les atomes
et sur la matière éthérée paraîtront probablement aussi chimériques
aux hommes de l’avenir, que l’est, aux yeux des savants
d’aujourd’hui, la théorie du mercure des vieux philosophes. |