Une passionnante
enquête sur la jeunesse du Petit Père des peuples
Du passé faisons table rase ! Staline avait fait sien ce slogan.
Au faîte de son pouvoir, le maître du Kremlin avait horreur qu'on fouille son
passé. Quand les jeunesses communistes lui soumirent en 1938 un ouvrage sur ce
thème, la réponse tomba comme un couperet : " Je conseille de brûler ce
petit livre. " Et quand fut publiée dix ans plus tard une biographie
officielle, l'intéressé fixa lui-même la place réservée à ses vingt premières
années : quarante lignes.
Les
curieux étaient donc prévenus. Ils eurent d'ailleurs le plus grand mal à
enquêter sur le sujet. " Sur son enfance et sa jeunesse, il n'y a guère
d'éléments d'appréciation dignes de foi, ni souvenirs de parents, ni mémoires
de témoins, ni papiers de famille, ni lettres intimes, ni notes scolaires, ni
essais d'adolescent ", déplorait Boris Souvarine, auteur en 1935 de la
première vraie biographie critique.
Souvarine
avait tort. Les documents existent. Ils sont même fort nombreux. Encore
fallait-il pouvoir les consulter. Du temps de l'URSS, les meilleurs biographes
- notamment Robert Conquest - se sont tous heurtés à l'omerta officielle. La
plupart des interdits sont désormais levés. Les boulimiques des archives
peuvent donc travailler en paix.
Le Britannique
Simon Sebag Montefiore appartient à cette espèce. On le savait depuis La
Cour du tsar rouge (éd. des Syrtes, 2005), passionnante description de la
vie quotidienne dans le Kremlin des années 1930. On en a la confirmation dans
ce Jeune Staline, pour lequel il a sillonné neuf pays et vingt-trois
villes. Il s'est notamment rendu partout où son héros était passé : à Moscou,
mais aussi à Gori, en Géorgie, où Iossif Djougachvili est né le 6 décembre 1878
(et non en 1879 comme il le prétendit toute sa vie), à Tbilissi, sur les pas du
séminariste féru de poésie géorgienne, mais aussi à Bakou, en Azerbaïdjan, où
le jeune homme passa " d'apprenti à artisan de la Révolution "
tout en travaillant dans les raffineries Rothschild.
Au cours
de ces voyages, l'historien a déniché quantité de mémoires inédits,
miraculeusement sauvés du pilon. Il a aussi rencontré quelques témoins d'un
autre temps, comme cette femme de 109 ans à la mémoire intacte qui fut la
belle-soeur du Petit Père des peuples... Même s'il n'est pas le premier à
tenter l'exercice (1), il brosse du jeune Staline le portrait le plus complet
qui ait été publié à ce jour. C'est au passage un tableau formidablement vivant
du Caucase de l'époque, où l'on croise des paysans mal dégrossis, des popes un
peu terrifiants, des barons du pétrole et tout un tas de personnages à
l'honnêteté douteuse.
Au
milieu de cette foule interlope, Staline, donc. Ou plutôt Sosso, car il
n'adopta définitivement le pseudonyme de Staline qu'en 1917. L'image qu'en
donne Montefiore est celle d'une petite frappe qui, après une enfance à la
Dickens - père cordonnier et alcoolique au surnom évocateur : " Besso le
dingue " -, devint en quelques années un vrai personnage de western.
Après
son renvoi du séminaire - sans doute pour frasques sexuelles et non pour
propagande marxiste, comme l'affirmèrent les biographies officielles -, Staline
trouva un emploi de météorologue à l'observatoire de Tbilissi. Simple
couverture, qui cachait une vie proche de celle d'un " parrain de la
mafia ". Ses spécialités ? Hold-up, racket, contrefaçon, enlèvements.
Il avait pour cela un homme de main : l'incontrôlable Kamo, qui n'hésitait pas
à tuer si nécessaire...
L'étonnante
impunité dont jouit le jeune gangster - comme plus tard la facilité avec
laquelle il s'évada de prison ou de Sibérie - ne manqua pas d'éveiller les
soupçons : Staline aurait travaillé pour l'Okhrana, la police secrète du tsar.
Après d'autres, Montefiore balaie la rumeur. Staline était doué, voilà tout. Il
savait comme personne semer les limiers les plus aguerris. Grâce à ses
identités multiples - il avait une quarantaine de pseudonymes. Grâce aussi à
ses talents en matière de travestissement. Plus d'une fois, Staline dut son
salut à une robe ou à une perruque...
De
telles qualités ne pouvaient pas laisser indifférents les professionnels de la
révolution. Lénine, qui le rencontra en 1905 lors d'une réunion du parti
bolchevique, comprit très vite ce qu'il pourrait attendre de cet " as
de la conspiration ". Le parti avait besoin d'argent et ses chefs
n'étaient pas regardants sur les méthodes. Or Staline n'avait pas son pareil
pour braquer une banque ou une diligence...
L'un de
ses " coups " les plus fameux fut l'attaque de la Banque d'Etat à
Tbilissi en juin 1907. Un casse meurtrier mais lucratif, qui rapporta
l'équivalent de 3 millions d'euros. La presse étrangère s'en fit l'écho. "
Catastrophe ", titra le quotidien français Le Temps, sans se
douter que l'homme de 28 ans responsable de cette " catastrophe "
régnerait pendant trente ans sur le plus grand empire du monde. On comprend
mieux désormais pourquoi Staline répugnait à parler de sa jeunesse.
Thomas
Wieder
Le
Jeune Staline
de
Simon Sebag Montefiore
Traduit
de l'anglais par Jean-François Sené,
Calmann-Lévy,
506 p., 25,90 ¤.
(1)
Rappelons, en français, le synthétique Staline de Jean-Jacques Marie ("
Naissance d'un destin ", Autrement, 1998).
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