Premiers regards
sur la vie et la mort
d'un photon

CYRILLE VANLERBERGHE.  (Le Figaro)

 Publié le 15 mars 2007

Des physiciens de l'École normale supérieure ont réussi à mesurer l'état d'une particule lumineuse, sans la détruire. Des applications sont possibles pour de futurs ordinateurs quantiques.

 

APRÈS quinze années d'efforts, une équipe de physiciens du Laboratoire Kastler-Brossel de l'École normale supérieure a réussi à voir un photon. Ce qui peut paraître à première vue comme une banalité, puisque nos yeux détectent chaque seconde des milliards de ces petits « grains de lumière », est en fait une fantastique première mondiale. Car les chercheurs ont réussi à observer le photon, à plusieurs reprises, et cela sans le détruire.

 

« Ce chef-d'oeuvre expérimental », comme le décrit Ferdinand Schmidt-Kaler, physicien de l'université d'Ulm, est publié aujourd'hui dans la revue britannique Nature. Au-delà des applications possibles de ce procédé pour réaliser des briques de bases des futurs ordinateurs quantiques, « l'expérience illustre de manière très délicate un aspect fondamental de la mécanique quantique, celui de la mesure », précise Serge Haroche, membre de l'équipe de l'ENS et professeur au Collège de France. Dans le monde quantique, la mesure a la particularité incontournable de perturber les paramètres du système observé.

 

« Deux conditions exotiques »

 

Tous les dispositifs de mesure de la lumière, que ce soient l'oeil ou des photorécepteurs électroniques, ne fonctionnent que grâce au « sacrifice » du photon, qui disparaît et se transforme en énergie dès qu'il interagit avec la matière. « Pour mesurer à plusieurs reprises un photon sans le détruire, il faut réunir deux conditions très exotiques, explique Michel Brune, du Laboratoire Kastler-Brossel (LKB, unité mixte CNRS, ENS, Collège de France et Université Paris-VI) et cosignataire de l'étude. Il faut d'une part mesurer le photon sans lui prendre son énergie. D'autre part, pour le voir plusieurs fois, il faut se donner du temps, or il voyage à la vitesse de la lumière. » La première condition a été remplie en mettant au point une méthode de détection utilisant des atomes dans un état très spécial, qui varie très subtilement en présence ou non d'un photon. Ces atomes, dits de Rydberg, agissent comme de très grandes antennes sensibles au champ électromagnétique de la lumière. Le problème du temps d'observation a été résolu grâce à un piège à photons, une cavité formée par deux miroirs supraconducteurs qui se font face. Ces miroirs métalliques placés à 3 cm l'un de l'autre sont refroidis à moins d'un degré au-dessus du zéro absolu pour être les plus réfléchissants possibles. « Ils peuvent renvoyer chaque grain de lumière sans perte plus d'un milliard de fois, ce qui permet de stocker un photon pendant 0,13 seconde, période pendant laquelle il parcourt 39 000 km, soit de l'ordre de grandeur de la circonférence terrestre », explique avec enthousiasme Michel Brune. En conservant ainsi en boîte un photon pendant un temps relativement long, les physiciens ont réalisé une expérience imaginée - mais considérée comme irréalisable - par Albert Einstein.

 

État de superposition

 

Il y a plus de quinze ans, quand Michel Brune, Jean-Michel Raimond, Serge Haroche et des collègues brésiliens ont eu l'idée de ce type d'expérience, les technologies adéquates n'existaient tout simplement pas. Aujourd'hui, « l'expérience a été réalisée par une équipe de jeunes chercheurs sous l'impulsion de Sébastien Gleyzes, qui vient de passer sa thèse et de Stefan Kuhr, un jeune post-doc allemand », précise Serge Haroche, qui se souvient être passé au laboratoire dans la nuit du 11 au 12 septembre 2006 pour vivre en direct les premières mesures réussies. Les physiciens ne voient pas à proprement parler le photon, mais ils détectent le subtil changement de l'atome envoyé auprès de lui.

 

Avec le même dispositif, l'expérience se poursuit avec plusieurs photons. L'une des applications possible sera de chercher à observer un photon dans un état dit de superposition, où il est à la fois présent et absent dans la cavité. Un type d'expérience qui se rapproche de celle désormais célèbre imaginée en 1935 par Erwin Schrödinger, dans laquelle sous l'effet de particules quantiques un chat pourrait à la fois être vivant et mort, tant qu'on ne cherchait pas à le savoir, tant qu'on n'en faisait pas la mesure. « L'expérience de l'ENS est tellement simple et claire qu'elle pourrait bien devenir une expérience classique de la mécanique quantique, dont on parle dans les livres de cours », commente Ferdinand Schmidt-Kaler.