Interview Roland C. Wagner 13/05/03 Par
Alain Pelosato Wolfram c’est le nom du tungstène. Richard Wolfram c’est aussi ton pseudonyme que tu as utilisé pour écrire les aventures de Blade & Baker sous la signature de Jimmy Guieu. Cela t’a plu de faire ce travail pendant cinq ans ? —
Oui, c'était très agréable d'écrire des space operas d'aventure à fond la
caisse et quasiment à la chaîne. Quand on fait ce type de littérature
populaire — aujourd'hui quasiment disparue —, on n'est jamais très loin de
l'écriture automatique, et l'inconscient a sans doute tendance à s'exprimer
plus, et plus directement, que dans des textes plus travaillés, plus
fouillés, plus réfléchis. Les Blade & Baker ont aussi constitué une sorte
de laboratoire, où j'ai pu tester en toute liberté différentes manières de
construire et d'articuler une méta-série — une expérience dont les Futurs
Mystères de Paris ont largement profité, bien entendu. D'ailleurs, j'ai assez
vite commencé à me lasser d'écrire des Blade & Baker après m'être lancé
dans les Futurs Mystères. Je viens de lire “Noirs complots“ que Pierre Dagon a critiqué dans ce numéro de Sfmag. Ta nouvelle y rend hommage à Jimmy Guieu. Tu as donc une très bonne opinion de Jimmy, qui pourtant a toujours été critiqué, voire traîné dans la boue par l’“élite“ de la SF française ? —
J'aimais bien Jimmy. Je ne l'ai rencontré qu'une fois, mais je l'ai eu assez
souvent au téléphone. C'était un très gentil vieux monsieur, qui aimait bien
la manière dont je traitais ses personnages et dont je faisais évoluer son
univers. Il possédait une sorte de naïveté fondamentale qui le rendait très
attachant. C'est cette même naïveté qui l'a fait se fourvoyer dans la fameuse
histoire de Cergy-Pontoise, à la suite de laquelle il a perdu pas mal de
crédibilité en tant qu'ufologue. Je voudrais ajouter qu'il était, sur le plan
personnel, bien moins excessif que dans ses romans. Sinon, il y a un certain
nombre de choses qu'il n'aurait jamais laissé passer dans "mes"
Blade & Baker. Et puis, on peut penser ce qu'on veut de la validité de
l'ufologie, on est bien obligé de reconnaître, comme je le signale dans ma
nouvelle, que Jimmy en a été l'un des premiers pionniers en France, avec
notamment ses deux ouvrages documentaires publiés au Fleuve Noir au milieu
des années 50. Tu as toi-même une opinion sur l’ufologie et les OVNIS ? —
Je me souviens d'avoir assisté à une dispute assez violente entre, d'une
part, Maurice G. Dantec et Richard D. Nolane — qui croient aux ovnis — et
Pierre K. Rey — qui n'y croit pas. J'ai pour ma part refusé de prendre
position, considérant que l'absence de preuve de la présence
d'extraterrestres sur notre monde ne signifie pas qu'il n'y en a pas, mais
uniquement que ladite présence est hautement improbable. L'épisode est
d'ailleurs brièvement évoqué par MGD dans Le théâtre des opérations. Pour
paraphraser Michel Meurger dans sa conclusion d'Alien abduction, je pense
qu'étudier les témoignages ne nous apprendra rien sur les ovnis et leurs
éventuels occupants, mais que cela apportera par contre un peu de lumière sur
l'univers mental des témoins et sur la psychologie collective de la société
dont ils sont issus. Les thèmes ufologiques constituent un ensemble de
miroirs qui nous renvoient notre propre image, de même que les
extraterrestres de la SF nous renvoient le plus souvent à notre propre
humanité. L’époque moderne c’est aussi le cyberpunk. Tu as l’air de t’en
réclamer… —
Je ne me vois pas me réclamer d'un mouvement qui s'est auto-dissout voici une
dizaine d'années. J'utilise effectivement, entre autres, des thèmes et
éléments qui en sont issus mais, en cela, je ne diffère en rien de la plupart
des auteurs de SF. Dans les années 80, le cyberpunk constituait une
avant-garde ; or toute avant-garde a pour destin de rejoindre le cours
principal du genre ou du domaine artistique auquel elle appartient. C'est
chose faite depuis un bon moment en ce qui concerne le cyberpunk, et la
nature de Gloria en est peut-être le symbole. Une définition ? Peut-être : désespoir et
technocratie ? —
Tu veux dire une définition du cyberpunk ? Plutôt technophilie et compagnies
transnationales. Et résignation plutôt que désespoir. Pourtant on t’a fait dire que tu étais optimiste ? —
Je ne sais pas si je suis optimiste ou pessimiste. En fait, ça dépend des
jours. Mais ce qui est clair, c'est que j'ai délibérément décidé de faire
preuve d'optimisme — ou, du moins, de me montrer positif — dans les Futurs
Mystères de Paris. J'en avais assez d'entendre et de lire que la SF française
était noire, pessimiste et malsaine. Alors, je me suis dit que j'allais
prendre le contrepied de tout ça. Le reste a pour ainsi dire suivi tout seul. D’où peut-être aussi l’importance de la tenue vestimentaire pour toi
et tes personnages ? —
La latitude de s'habiller comme on le désire est l'un des moyens qui permet
d'estimer la liberté accordée par une société à ses membres. La bonne musique c’est encore pour toi la musique “gnagnan“ des années soixante et ses héritiers ? Et le hard rock, le rap et tutti quanti ? —
Pour commencer, ta question comporte un oxymoron car le hard rock est l'un
des héritiers les plus directs de l'explosion musicale des années 60. J'en
veux pour preuve que les premiers albums des groupes fondateurs du genre
comportent d'importantes influences psychédéliques et/ou garage rock. Ecoute
les premiers Led Zeppelin, les premiers Deep Purple, les albums du MC5, des
Stooges... Il ne faut pas non plus oublier que la rythmique hard rock a été
inventée par les Kinks dans la première moitié des années 60 avec All day and
all of the night et You really got me. De même, on peut retracer les origines
de la techno jusqu'à l'aube des années 70 avec Can, premier groupe à placer
la batterie très en avant dans le mix, ou les Silver Apples, dont certains
morceaux sonnent très new wave années 80 bien qu'ils datent de la fin des
années 60. Tout ça forme un continuum, ou un ensemble de continuums liés. Il
ne faut pas oublier non plus que le phénomène qualifié de nos jours de
"world music" démarre en fait dès les années 50, lorsque les techniques
d'enregistrement et de reproduction ont rendu le concept de "son"
aussi fondamental que celui de mélodie ; en quête de sons nouveaux — par
exemple pour exploiter les possibilités offertes par la stéréo, qui apparaît
en 1957 —, producteurs et musiciens sont partis en quête d'instruments et de
rythmes exotiques. Les sixties ne constituent qu'une étape dans un processus
beaucoup plus étalé dans le temps, autant lié à l'évolution technologique
qu'aux influences musicales proprement dites. Tu as d’ailleurs déclaré que tu avais “traîné“ dans des bandes. J’ai moi-même toujours vécu dans des quartiers difficiles et j’y vis encore. Je trouve que “traîner“ est un verbe qui ne convient pas vraiment pour dire qu’on a fait partie d’une bande… Non ? Un acte manqué peut-être, ou un lapsus comme aurait dit Freud ? —
Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que tu appelles une
"bande". Pour moi, ce terme désigne un groupe de types qui zonent
ensemble parce qu'il faut bien passer le temps d'une manière ou d'une autre et
qu'on s'ennuie moins à plusieurs. Quand j'étais ado, dans les années 70, je
traînais le soir avec mes potes dans la cité parce qu'il n'y avait rien
d'autre à faire. On buvait des bières, on fumait des cônes assis sur un banc
dans un bac à sable. Il y en avait qui faisaient une connerie de temps en
temps, d'autres pas. En général, les conneries en question étaient des trucs
mineurs — piquer un vélomoteur pour
aller faire un tour, ouvrir une cave de HLM pour voir ce qu'il y avait
dedans, etc. —, le genre de bêtise qui mérite tout juste une bonne paire de
claques. Et certains, parmi eux, n'auraient sans doute jamais fait les
conneries en question si on ne les avait pas “déjà“ traités comme des
délinquants parce qu'ils fumaient du shit. On ne dira jamais à quel point la
prohibition du cannabis est criminogène. Plutôt que d'augmenter le nombre de
flics, on ferait mieux de dépénaliser. D'urgence. Justement, à propos de Freud. Tu as lu Jung et sa théorie de l’inconscient collectif ? Et tu l’utilises dans ce qu’on appelle la “Psychosphère“ de ton œuvre ? —
Oui aux deux questions, même si mon interprétation et mon emploi des théories
de Jung le feraient sans doute se retourner dans sa tombe — quoique, ça lui
aurait peut-être plu de voir la physique quantique apporter de l'eau à son
moulin…. Je ne suis en effet pas certain que l'approche jungienne soit
efficace en termes de thérapie, mais j'ai bel et bien l'impression qu'elle
est valable sur le plan de la description de l'organisation et de la
structuration de la psyché humaine. De ce point de vue, Jung est nettement
plus intéressant que Freud, parce qu'il a pris en compte l'ensemble — ou, du moins, une bonne partie — des
sociétés et civilisations humaines, alors que Freud est en quelque sorte
"prisonnier" mentalement de la Vienne de son époque. Pour moi,
l'inconscient collectif et les archétypes représentent le meilleur instrument
d'exploration de la culture humaine sous toutes ses formes. Ou, du moins, le
plus pratique. Alex Masure te fait ce compliment : “R. Wagner utilise le concept d’archétype avec une hallucinante maîtrise“ et aussi : “R. Wagner se joue des archétypes, les saisit à bras le corps pour mieux les mettre pieds par-dessus tête“. D’où te vient cette maîtrise ? —
Peut-être de la qualité de ma liaison avec l'inconscient collectif ? Non,
sincèrement, comment veux-tu que je réponde à une pareille question ? Comme
tout un chacun, je réfléchis à l'intérieur d'un système de pensée qui m'est
propre. Que ce système soit un tantinet décalé ne surprendra personne. Que
j'y sois à l'aise me paraît évident. Si maîtrise il y a, c'est peut-être de
là qu'elle vient. Du confort inhérent à ma Weltanschauung. Et voici ce que déclare un des plus grands auteurs de SF de notre époque, je veux parler de Valerio Evangelisti : la mission de Roland Wagner est de “donner à travers ses livres une idée précise de ce que pourrait être notre existence si on résistait, à travers la raison, à la force infernale des archétypes les plus sauvages.“ Voilà un sacré compliment ! Alors pour toi le rationnel est l’ennemi de l’irrationnel ? Ou les deux sont les visions contradictoires d’une même réalité ? —
Difficile de répondre car je ne pense pas exactement en termes de rationnel
et d'irrationnel, entre autres parce que la frontière entre les deux n'est
pas toujours évidente à tracer — c'est d'ailleurs l'un des thèmes de L'Œil du
fouinain. Maintenant, si on leur substitue d'autres expressions qui me
semblent plus adaptées, je dirais que la pensée conceptuelle et la pensée
mythique ne sont pas si contradictoires que ça, et encore moins ennemies.
Certes, elles s'opposent dans leur interprétation du monde, mais comme elles
ne se situent pas sur le même plan, il n'y a pas, à mon sens,
d'incompatibilité “fondamentale“ entre elles. Les récentes recherches sur le
fonctionnement du cerveau humain — qui ont notamment permis d'identifier les
aires cérébrales activées lors de ce que j'appellerai, pour simplifier, l'extase
mystique — me semblent aller en ce sens. Dernier hommage que te rend un autre grand écrivain, Jean-Marc Ligny : Avec toi, “la SF cesse (enfin) de se prendre trop au sérieux.“ Cela te convient ? —
Oui, bien sûr, même si cette affirmation ne respecte pas la vérité
historique. La SF avait déjà cessé de se prendre au sérieux avec Kuttner
& Moore, Frederic Brown ou Robert Sheckley, pour n'en citer que trois. Le
genre possède une tradition satirico-humoristique qu'illustrent parfaitement
Planète à gogos de Pohl et Kornbluth ou les textes insensés de John T.
Sladek, sans parler de Dick et de Spinrad, et je m'inscris pleinement dans
cette tradition, peut-être parce que l'humour et un ton "léger"
permettent de bien mieux faire passer auprès du lecteur certaines idées et
concepts que si ces derniers étaient présentés sous un angle plus
"sérieux". L'humour est la meilleure arme de la subversion
intellectuelle. Le roman que je suis en train de terminer pour Millénaires,
intitulé La Saison de la sorcière, se situe tout à fait dans cette
optique-là. Rendez-vous en octobre. |